Vue normale

Il y a de nouveaux articles disponibles, cliquez pour rafraîchir la page.
À partir d’avant-hierFlux principal

Que nous disent les films de prof sur l’école aujourd’hui ?

30 avril 2024 à 16:00

Quatre films sortis récemment mettent au cœur de leur récit un individu dont le métier est professeur·e : l’allemand La Salle des profs de İlker Çatak avec Leonie Benesch, le français Pas de vagues de Teddy Lussi-modeste, avec François Civil, et le belge Amal – esprit libre de Jawad Rhalib (avec Lubna Azabal), et dans une moindre mesure (puisque le personnage principal quitte l’enseignement, dégoûté, au début du film), Comme un fils de Nicolas Bkhief, avec Vincent Lindon.

Deux femmes, deux hommes, confronté·es à des problèmes similaires. Que voit-on ? Des gens seul·es, dont l’autorité est contestée par les élèves, qui sont plus ou moins agressé·es ou menacé·es par les parents dès qu’ils ou elles sanctionnent un·e élève, accusé de harcèlement ou encore abandonné·es par une administration qui ne veut effectivement “pas de vagues”. Et ils et elles de surcroît subissent les critiques de leurs propres collègues, qui leur reprochent leurs méthodes, leur trop grande gentillesse ou leur intransigeance, leur refus de lâcher prise et d’attendre la retraite sans faire d’efforts. Bref, une société éducative divisée, donc affaiblie. Sur fond, sans qu’ils soient jamais cités, des assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, fantômes omniprésents dans ces films – en tout cas pour les spectateur·rices français·es. La coïncidence ne saurait être fortuite, mais nous n’essaierons pas ici de proposer des solutions à des problèmes réels.

Entre les murs, l’espoir se restreint

La disparition, la semaine dernière, du cinéaste Laurent Cantet, vient nous rappeler que le film pour lequel il reçut la Palme d’or, en 2008, Entre les murs, se déroulait entièrement ou presque, en cours de français, dans une salle de classe de 4e. Cette adaptation singulière (puisque l’auteur du roman dont le film était tiré, François Bégaudeau, lui-même ancien enseignant, jouait le rôle du professeur) décrivait déjà les difficultés d’enseigner, la violence physique de certain·es élèves, les désaccords entre enseignant·es, la solitude du prof, etc. Mais il y avait aussi quelques scènes où ce personnage, François, voyait pointer l’intelligence de ces élèves au détour d’un flot de propos immatures et provocateurs. C’est cette bienveillance, ces lueurs d’espoir, qui semblent absentes des films dorénavant, qui faisait tout le prix du film de Cantet. Loin de nous l’idée de dire que “c’était mieux” avant, mais force est de constater que les films aujourd’hui nous livrent une image totalement désespérée et désespérante de l’école.

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 1er mai. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

“Le Tableau volé” décortique avec malice le monde du commerce d’art

28 avril 2024 à 07:00

André Masson (comme le peintre) est commissaire-priseur dans la célèbre maison de ventes Scottie’s. Être cynique, direct, sans grand tact et l’assumant (joué avec talent par Alex Lutz), il a une stagiaire, Aurore (Louise Chevillotte, hilarante), qu’il rudoie volontiers. À vrai dire, elle n’est pas très franche du collier puisqu’elle ment tout le temps, à tout le monde (y compris à son père, le génial Alain Chamfort, “jeune” acteur découvert dans Don Juan de Serge Bozon) et à tout propos.

Ce duo improbable, destiné à ne pas durer, reçoit un jour la lettre d’une jeune avocate (Nora Hamzawi) qui pense avoir retrouvé une toile d’Egon Schiele à Mulhouse, chez les Keller – un jeune ouvrier, Paco (Matthieu Lucci, vu dans La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory), qui vit seul avec sa mère (Laurence Côte, grande actrice rivettienne). Aurore et André s’y rendent, en compagnie d’une autre experte, l’ex-épouse d’André, Bertina (Léa Drucker, toujours épatante), sans grande illusion sur ce qu’il et elles vont trouver.

À leur grande surprise, non seulement le tableau est vrai, mais il est célèbre pour avoir été spolié à une famille juive par les nazis en 1939. On avait perdu sa trace. Il vaut une fortune. Les Keller ne demandent rien. Les Wahlberg, héritier·ères américain·es des propriétaires du Schiele, veulent le vendre. Masson jubile, parce qu’il est convaincu qu’il va être choisi pour organiser la vente aux enchères. Seulement, dans l’ombre, l’avocat des Wahlberg complote contre lui. On craint aussi à un moment que des copains de Paco subtilisent le Schiele… Les trois femmes, les trois “fées” de Masson, en secret (également des spectateur·rices, qui comprendront a posteriori ce qui s’est passé – c’est l’un des plaisirs que procure le film), vont se lier et s’allier pour tenter d’arranger les choses.

Le titre rappelle L’Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz, dont Pascal Bonitzer avait été à plusieurs reprises le scénariste. Le monde de la vente d’objets d’art est décrit avec une mine d’informations fort précises et tout à fait passionnantes, et chaque personnage porte sa part de romanesque, de secret, de folie. Le récit est huilé, réglé et précis comme une horloge suisse, ménageant d’étonnantes surprises, une circulation de désirs à laquelle on ne s’attendait pas forcément. Et puis la fin, surtout, est extrêmement émouvante, chose assez rare dans le cinéma de Bonitzer, notamment la scène où toute la famille Wahlberg applaudit et remercie chaleureusement le jeune Paco.

Cette histoire (le Schiele spolié, les retrouvailles dans une modeste maison de Mulhouse, etc.) est fidèlement inspirée de faits réels, advenus en 2000. Pour une fois, c’est non seulement une joie d’apprendre que de tels événements arrivent, mais aussi que le réel peut accoucher d’un très bon film.

Le Tableau volé de Pascal Bonitzer, avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte (Fr., 2024, 1 h 31). En salle le 1er mai.

Laurent Cantet, mort d’un cinéaste humaniste et engagé

26 avril 2024 à 08:43

La seule fois que j’ai rencontré Laurent Cantet, c’était en 2010 dans la pénombre d’une salle de montage. Avec Jean-Henri Roger (lui aussi disparu à 63 ans, mais en 2012), il nous avait invités à venir visionner le petit film, le ciné-tract militant en faveur des travailleur·ses sans-papiers en grève qu’ils avaient, avec d’autres cinéastes, coréalisé, et qui allait être projeté dans les salles de cinéma de France et de Navarre.

Bien qu’il ait reçu la Palme d’or deux ans plus tôt, je n’étais pas tout à fait sûr que ce fût lui (personne ne s’était présenté, nous étions dans une ambiance de simili clandestinité) parce qu’il était discret, souriant, bienveillant, presque timide et ça ne cadrait pas avec l’image que j’avais d’un cinéaste qui avait reçu une Palme d’or – j’ai honte de ce cliché aujourd’hui.

Animal social

Donc : Cantet ne frimait pas, et il avait des idées qu’il tenait à défendre. Né en 1961, dans les Deux-Sèvres, fils d’un instituteur et d’une institutrice, il avait fait l’IDHEC, classe 1984, la dernière promo avant que la plus grande école de cinéma française ne devienne la FEMIS. Parmi ses amis : Robin Campillo (qui fut longtemps son monteur et son scénariste), Dominik Moll, Vincent Dietschy, Gilles Marchand (coscénariste une fois, et dont Cantet fut aussi le chef op sur son premier film), avec lesquels il garda toujours des liens.

Son premier long pour le cinéma, en 2000, écrit avec Gilles Marchand, Ressources humaines, avec le tout jeune Jalil Lespert dans le rôle principal, était déjà politique et une réussite : l’histoire d’un jeune cadre tout frais sorti d’une grande école de commerce que l’on charge d’organiser un plan de licenciement, une “charrette”, dont son père, ouvrier, va faire partie… Mais, l’engagement politique, s’il était bien là, n’envahissait pas tout l’écran. Ce qui comptait d’abord, c’était les personnages, les individus, leurs écartèlements moraux, donc humains.

Dans L’Emploi du temps, en 2001, coécrit avec Robin Campillo, il racontait à sa façon l’affaire Jean-Claude Romand (qui avait inspiré un roman à Emmanuel Carrère, L’Adversaire, adapté au cinéma par Nicole Garcia sous le même titre, cet homme qui avait toute sa vie prétendu être un grand médecin alors qu’il n’avait aucun diplôme, et qui, le jour où le voile avait été levé, avait tué toute sa famille, dont ses parents et ses enfants. Mais, Cantet esquivait la tuerie, pour s’attarder sur la figure de cet homme (joué par Aurélien Recoing), qui tous les jours de sa vie faisait semblant d’aller travailler alors qu’il passait ses journées, garé sur des parkings d’autoroute… Toujours l’humain d’abord, écartelé ici entre ses mensonges et le réel, sans place dans la société, alors la jouant.

Des places inconfortables

Dans Vers le sud, adaptation de trois nouvelles de Dany Laferrière, en 2005, toujours écrit avec Campillo, Laurent Cantet racontait l’histoire d’une riche Américaine (Charlotte Rampling) qui allait en Haïti assouvir ses pulsions sexuelles avec de beaux, jeunes et pauvres noirs qui vendaient leurs charmes pour survivre. Sans jugement moral, Cantet n’en décrivait pas moins une société occidentale prête à tout pour s’épanouir personnellement, quitte à détruire, humilier, écraser les ancien·nes colonisé·es prisonnier·ères de leur misère. Le film avait été présenté en compétition à la Mostra de Venise, et le jeune comédien haïtien Ménothy César, y avait remporté le prix Marcello-Mastroianni (le prix du meilleur espoir).

Et puis en 2008 – à la surprise générale il faut bien le dire – Entre les murs, adaptation d’un livre de François Bégaudeau, qui jouait son propre rôle dans le film projeté en fin de compétition, recevait la Palme d’or à Cannes, décernée par le jury présidé par Sean Penn – puis pléthore d’autres récompenses, dont le prix Louis-Delluc 2009. La première Palme d’or française depuis Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat, vingt-et-un ans plus tôt (et cette fois sans sifflets ni huées). Quelques mois après cette consécration, le film réunissait 1,6 million de spectateur·ices en France et amorçait une carrière internationale triomphale qui le mènerait même jusqu’à une nomination aux oscars.

Par la suite, Cantet avait aussi réalisé Foxfire : confessions d’un gang de filles (2012), l’adaptation d’un roman de Joyce Carol Oates sur un gang de filles dans les années 1950 aux États-Unis, Retour à Ithaque (2014), un film tourné à Cuba sur ce qu’une dictature exerce sur les êtres qui y vivent, L’Atelier (2017), l’histoire d’une romancière parisienne célèbre de gauche (Marina Foïs), qui s’éprend, lors d’un atelier d’écriture avec un groupe de jeunes en insertion de La Ciotat, d’un de ses élèves imprégné d’idées d’extrême droite, et Arthur Rambo (2021), son dernier film sorti à ce jour, où un jeune écrivain issu de la diversité se révèle être l’auteur de messages antisémites et homophobes sur les réseaux sociaux – un film inspiré par l’affaire Mehdi Meklat. Il travaillait sur un projet de film, intitulé L’Apprenti, qui devait sortir en 2025. Quelqu’un, l’un de ses amis, pourra-t-il le reprendre, le réaliser ?

En novembre 2015, avec Cédric Klapisch, Pascale Ferran et Alain Rocca, Laurent Cantet avait fondé LaCinetek, première plateforme de VOD consacrée au cinéma de patrimoine.
Il est mort ce jeudi 25 avril. Il avait 63 ans.

“Le Temps du voyage” de Henri-François Imbert : un beau documentaire chez les Tsiganes

23 avril 2024 à 11:44

Depuis 2017, le “livret de circulation”, qui était une sorte de carte d’identité sans en être une des gens du voyage (Tsiganes, Gitans, Manouches, etc. peu importe leur nom – tous descendent d’un peuple de l’Inde du nord qui a migré au 15ème siècle pour une raison inconnue) a été supprimé en France. Ce livret, dont l’existence était dénoncée par toutes les grands instance internationales, obligeait les nomades à ne pas quitter le pays, les empêchait de pouvoir voter à moins d’être inscrits dans une commune de rattachement, d’avoir droit à des aides sociales. Jusqu’en 2017.

En même temps que les “voyageurs” (comme ils s’appellent eux-mêmes) acceptaient de se sédentariser progressivement, d’envoyer leurs enfants à l’école laïque et obligatoire, les communes avaient (et ont toujours) tendance à les rejeter, les considérant comme des “envahisseurs” (comme le dit l’un des intervenants du film). Une injonction contradictoire difficile à vivre au quotidien. Les vieux clichés racistes (le mythe du voleur de poules ou d’une supposée fainéantise) ont la vie dure, ce dont témoignent les Tsiganes.

Dans Le Temps du voyage, Henri-François Imbert, cinéaste à la voix douce et chef-opérateur au cadre très rigoureux, dont nous avons toujours suivi le travail (Sur la plage de Belfast, et surtout No pasaránalbum souvenir, chef-d’oeuvre, magnifique film retraçant, à travers les cartes postales d’époque, la “Retirada”, soit l’arrivée des Républicains espagnols en France après leur défaite contre les armées de Franco, et leur parcage dans des camps d’internement des Pyrénées-Orientales), lui-même natif de Narbonne, décrit au plus près l’évolution des gitans, décrit les injustices dont ils ont été victimes, montre aussi leur attachement à la famille, à la musique, et surtout leur envie d’être reconnus comme des gens qui travaillent.

Génocide

Le film commence par un récit : dès 1940, le gouvernement de Vichy interne tous les nomades de France, des Français, donc, dans des camps situés dans l’Hexagone (en dehors d’une star comme Django Reinhardt, qui finira malgré tout par fuir le pays). Soit 6 500 personnes, dont une partie sera tuée dans ces camps d’extermination nazis (les historiens estiment aujourd’hui qu’au moins 500 000 Tsiganes ont été tués par le régime hitlérien en Europe). Mais le récit ne s’arrête pas là. Après la Libération, certains d’entre eux ne seront libérés qu’en décembre 1945, soit bien après la fin de la Guerre et la paix du 8 mai de la même année. Preuve s’il en est que ces nomades français ont toujours posé un problème à l’État français.

Henri-François Imbert rencontre des représentants de cette communauté disparate, notamment Alain, à Agde, animateur de formation, qui monte des spectacles sur les gitans, qui agit pour que tout le monde agisse chez les Tsiganes, dont les enfants sont devenus musiciens, qui s’émerveille que les traditions (le flamenco !) perdurent. Qui organise aussi des rencontres et des manifestations avec les Juifs, notamment au Mémorial de la Shoah, à Paris. Il refuse qu’on le considère comme un “feignant” et, quand il reçoit une médaille, son visage est tout illuminé de joie et de fierté.

Imbert, qui n’est pas tsigane, réalise un film militant, sans cacher certaines aspérités : à un moment, un jeune homme gitan explique que s’il a quitté l’école en sixième, c’est parce que les Gitans sont “suivistes”, qu’ils font ce que font les autres, et qu’il le paye aujourd’hui en ayant du mal à trouver un travail parce qu’il n’a aucun diplôme. Un vrai problème. Pas d’angélisme dans Le Temps du voyage. Sans être montrée, l’existence de la délinquance dans certains quartiers est évoquée. Même si le film d’Imbert ouvre de nombreuses portes d’espoir, comme dans cette scène où deux enfants racontent combien le fait d’être gitan est valorisante auprès des autres élèves dans certaines cours d’école de la République. Les temps changent, et c’est tant mieux.

Le Temps du voyage, de Henri-François Imbert, 1h26, en salle le 24 avril

Mais quel est donc le sujet de “Les Vieux”, le nouveau film de Claus Drexel ?

23 avril 2024 à 09:39

Le metteur en scène allemand Claus Drexel, dont nous avions apprécié l’un des films précédents, Au coeur du bois (un documentaire sur les travailleur·euses du sexe du bois de Boulogne), se penche cette fois-ci sur les personnages âgées en France. De région en région, il rencontre des vieux (terme assez large, puisque les personnes ici filmées ont entre 75 et 104 ans) qui racontent leur enfance, leur jeunesse, leurs guerres, la maladie, leur rapport à un dieu, la mort, etc.

Y a-t-il une singularité de la personnage âgée ? C’est un peu la question qu’on se pose assez rapidement en voyant le film de Drexel, parce que la seule évidence, c’est que les gens interviewés ont plus de souvenirs qu’un jeune – sans blague – et disent tous·tes que la vie passe très vite – même si l’espérance de vie a considérablement augmenté depuis un siècle.

Un manque de mise en scène

En quoi les personnages âgées sont-elles différentes des autres humains en dehors du fait qu’elles sont forcément un peu plus abîmées physiquement que les gens des autres âges ? Rien d’évident.

Par ailleurs, Drexel a interviewé tellement de personnes que le spectateur n’a pas le temps de s’attacher à l’une ou à l’autre. L’image est belle, le paysage des régions, en plans de coupe, font office de passage entre les gens, mais il manque un fil rouge à l’ensemble, un logos, une idée de mise en scène plus rigide. Groucho Marx disait : “Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé.” Ce sera notre conclusion.

Les Vieux, de Claus Drexel, 1h36, en salle le 24 avril

Hafsia Herzi : “J’aime la compétition et je n’aime pas perdre !”

18 avril 2024 à 08:01
Hafsa Herzi

Dix-sept ans déjà que la jeune manosquine, qui a grandi à Marseille, a débarqué sur les écrans et dans nos vies dans le splendide La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche. Depuis 2019, elle est passée derrière la caméra, et avec succès (Tu mérites un amour et Bonne Mère pour le cinéma, La cour pour Arte, beau téléfilm sur les années collège passé un peu trop inaperçu). Dans la vie, Hafsia Herzi cache sous ses grandes paupières (on a l’impression qu’elle regarde toujours au loin, vers l’avenir) une trentenaire énergique, volontaire, ambitieuse, passionnée de cinéma et de création. Démarrons cette interview avec Borgo, le beau film de Stéphane Demoustier qui sort le 17 avril, dans lequel elle joue le rôle d’une surveillante pénitentiaire.

Vous avez passé pas mal de temps en prison… dans votre carrière d’actrice (sourire). Dans Le Ravissement, vous y finissez, dans Borgo, vous êtes surveillante pénitentiaire…

Hafsia Herzi – Et dans le film d’Etienne Comar, À l’ombre des filles, j’étais une détenue, et même dans l’un de mes films, Bonne Mère, il y avait des scènes de prison ! Oui, oui ! À un moment donné, je me suis même dit : “Oh la la, j’espère que ça ne va pas me porter la poisse, parce que ça fait beaucoup de prison…” (rires) Avant de tourner, j’aime visiter les lieux, sur le terrain. Avant Bonne mère, j’étais allée en milieu carcéral, pour voir. Et pareil pour Borgo, puisque j’ai même animé des atelier cinéma pour les détenus. J’y ai beaucoup appris. J’ai aussi longuement parlé avec les surveillants pénitentiaires et avec une amie d’enfance qui l’est, elle aussi.

Comment cette surveillante pénitentiaire, Mélissa, le personnage que vous jouez dans Borgo, qui est à la fois une gardienne bienveillante et droite, sévère et juste, intelligente, se laisse-t-elle entraîner dans une mécanique mafieuse infernale, alors qu’elle connaît les pièges de son métier ?

Comme à chaque fois, j’ai essayé de me mettre à sa place. Et je crois que, parfois, on peut faire confiance à quelqu’un et se faire avoir. C’est tout. Elle a plus ou moins confiance dans un détenu, qu’elle a déjà connu dans une autre prison, et elle se laisse entraîner dans un piège. Nous en avons beaucoup discuté avec Stéphane Demoustier. Lors d’un débat avec le public, dans une avant-première, un spectateur a demandé si Mélissa savait qu’elle risquait d’entraîner la mort de certains personnages (je ne vais pas spoiler) et, à ma grande surprise, Stéphane a répondu “Oui”, alors qu’à moi il avait dit “Non” (rires). Ce que j’aime, dans le scénario de Borgo, c’est que Stéphane n’a pas essayé d’y glisser une histoire d’amour entre une gardienne et un détenu (celui qui tente de la charmer).

Vous préparez une adaptation du roman de Fatima Daas, La Petite dernière [prix du Premier roman des Inrockuptibles, en 2020] ?

Oui, c’est un projet qu’on m’a proposé il y a plus trois ans. Et comme je n’avais pas d’idée originale, je me suis dit pourquoi pas une adaptation, et j’ai accepté, aussi parce que le livre me plaisait, bien sûr. C’est un roman très destructuré donc il faut de l’imagination pour l’adapter (rires). J’ai beaucoup échangé avec l’auteure. Je suis très contente du scénario. Ensuite, je ne sais pas faire compliqué, alors ce sera une chronique.

Est-ce que le fait d’être devenue réalisatrice vous fait poser un autre regard sur le métier d’actrice ?

Oui. J’ai toujours été très concentrée sur les tournages, mais maintenant que je suis réalisatrice, je le suis encore plus, parce que je sais que chaque prise peut être utilisable, chaque son aussi. Parce que je sais qu’ensuite, parfois, au montage, on peut manquer de matière. Et que c’est dur de faire un film.

Depuis Le Ravissement, vous n’avez pas arrêté de travailler : vous avez quand même tourné avec Téchiné, Mazuy, réalisé un très beau téléfilm, tourné dans Borgo

C’est vraiment le hasard, vous savez. Franchement, Le Ravissement, ce n’était pas prévu, c’est arrivé un peu au dernier moment. J’avais tourné Borgo avant, et le film de Mazuy est un projet qui date de quatre ans. André [Téchiné], ça fait presque dix ans qu’il me dit qu’il voudrait que je travaille un jour pour lui… Donc c’est un alignement des planètes qui fait que j’ai enchainé les films. Ce sont de vieux projets qui se sont concrétisés au même moment.

Je vais vous dire une chose qui ne va pas forcément ressembler à un compliment, mais je trouve que quelque chose change peu à peu dans votre métier d’actrice : vous jouez de moins en moins. Votre présence fait que vous n’avez pas besoin de forcer les choses.

(sourire) Merci. Ensuite, la mise en scène m’a appris qu’on voit tout à l’image. J’essaye davantage de ressentir les choses que d’être dans la représentation. C’est ce qui me plaît. Cela peut paraitre bizarre, psychologiquement, mais j’aime vraiment vivre les sentiments des personnages, oublier la caméra, incarner l’émotion, me laisser transporter par la scène, me couper du monde.

Après, vous avez été formée à bonne école. Votre premier film, c’est La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, vous aviez 20 ans.

C’est sûr, avec Kechiche, avec d’autres.. Avec Téchiné aussi : alors, lui, on ne peut pas la lui faire à l’envers ! (sourire) Il ne faut rien rajouter. Il laisse jouer, mais il est dans le détail. Il est précis.

Quand on revoit vos trois films en tant que cinéaste, il semble que vous vous ouvrez sur le monde à travers le cinéma. Il y a beaucoup de scènes en chambre dans Tu mérites un amour, beaucoup de scènes en appartement dans Bonne Mère et, dans La cour, beaucoup de plans généraux en extérieur : vous élargissez vos plans de plus en plus.

C’est vrai. Ensuite, j’avais tourné à l’arrache. Faire des gros plans permet aussi de cacher qu’on n’a rien (rires). Mais en réalité, j’adore les gros plans : les imperfections de peau, tout, j’adore. C’est tellement émouvant ! J’aime bien les plans larges aussi, mais ça demande plus de moyens, une belle lumière naturelle, un truc visuellement fort. Cela veut dire beaucoup repérer, se lever à quatre heures du matin pour avoir la bonne lumière, avoir des moyens financiers aussi. J’aime les plans larges, mais pas quand les gens discutent, ça me semble du gâchis.

Ça parle beaucoup, chez vous.

Oui, j’adore. Marseille, Pagnol ! (rires). J’adore quand ça parle pour rien. Je l’ai déjà dit plusieurs fois mais je le répète, j’adore la trilogie de Pagnol, tous ses films. Je les conseille à tout le monde. C’est sublime, c’est sincère, on peut tous s’identifier à ses personnages ! Et ces mots. Ces mots dont parfois on pourrait dire qu’ils ne servent à rien, que c’est trop explicatif, etc., mais c’est ça que j’aime. On dirait que c’est carré et en même temps que ça ne l’est pas, que c’est improvisé, et en fait non. Les mots ! J’ai trop entendu dans les commissions d’aide au cinéma : ça parle trop, on s’en fiche. Mais j’aime quand on s’en fiche, moi !

On a souvent dit que la fameuse partie de cartes de Marius avait failli être coupée parce qu’elle n’apporte rien au récit. Et c’est vrai : elle n’a aucune utilité narrative, elle ne sert à rien. Et pourtant c’est une scène d’anthologie, que tout le monde connaît et aime.

Pour moi, il n’y a pas de règle, en fait, au cinéma. Ce qui importe, c’est ce qu’on voit à l’image. J’adore Raimu, Orane Demazis, etc. Ils sont sublimes ! Raimu, dans La Femme du boulanger, on dirait qu’il ne joue pas. C’est un style. Il y avait ça, dans mon personnage de La Graine et le Mulet. Mon personnage en faisait trop parfois, elle tchatchait beaucoup, elle avait du bagout, elle engueulait son père. Et Abdellatif jubilait sur le tournage, il me disait : “À la marseillaise !” “Je fais quoi, là, Abdel ?” “À la marseillaise !” (rires)

Est-ce que vous croyez que Mektoub, my love : intermezzo, de Kechiche, justement, dans lequel vous jouiez le rôle de la tante du personnage principal, sortira un jour en salles ?

J’espère. Je ne sais même pas si je vais me reconnaître dans le film, tellement ça fait longtemps (rires). Je crois qu’Abdellatif a fait un seul film avec Intermezzo et le troisième volet, qu’on a tourné, mais qui n’a jamais été montré. Mais quelle mise en scène ! C’est un grand cinéaste. Il a tout le temps des idées, des projets.

Vous tournez avec combien de caméras, vous ?

Ah, toujours deux, sinon je ne tourne pas (je parle de mes propres films). Si je ne tourne pas avec deux caméras, je ne peux pas montrer la vérité, parce que je ne peux pas monter dans la même prise. Je déteste les champs/contrechamps fabriqués. Un jour, je l’ai dit à un metteur en scène qui tournait avec une seule caméra : “Pourquoi tu n’en prends pas plutôt une deuxième ?” Il m’a répondu : “Oui, mais ça coûte cher.” Et franchement, ça ne coûte pas tellement plus cher. Franchement, je ne comprends pas qu’on filme à une caméra ! (rires) On gagne tellement de temps ! Pour capter l’émotion, un fou rire, c’est du bonus !

Et Kechiche, il tourne avec deux ou trois caméras, lui ?

Oh là ! Parfois dix, voire plus ! Il y avait des caméras partout sur Mektoub, même cachées, parfois, dans les murs (rires) ! Après, au montage, il a des carrés partout, comme à la télé, je ne sais même pas comment il fait ! À l’époque de La Graine et le Mulet, il n’y en avait que deux.

Que pensez-vous de #MeToo ?

Franchement, ça existe depuis la nuit des temps, et ce dans tous les métiers, pas que dans le milieu du cinéma. Mais forcément, comme c’est le cinéma, ça fait plus de bruit. C’est bien que la parole se libère et que les gens comprennent qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut. Moi, en 2010, je me suis fait agresser verbalement par une actrice sur un tournage. Violemment. Je suis allée en parler à la production et ils m’ont dit : “C’est rien, ça va passer, ne la contrarie pas, ne dis rien.” Personne n’a pris ma parole en compte alors qu’elle m’avait dit des mots horribles. J’étais jeune, plus vulnérable. C’était lourd. En public, du harcèlement moral horrible. Et je pense qu’aujourd’hui, ça ne pourrait plus arriver, et c’est tant mieux. Ensuite, je n’ai jamais eu de problème avec des acteurs hommes, mais maintenant il y a sur les tournages des coordinateurs d’intimité plus ou moins imposés. Et je trouve ça bien pour tout le monde. Un acteur ne peut pas s’abandonner complètement s’il n’est pas en confiance.

C’est important, pour vous, les prix (vous en avez remporté pas mal) ?

Ah oui, ça change la vie d’un film. J’aime beaucoup la compétition. J’aime bien gagner – ensuite, qui aime perdre ? -, surtout en tant que réalisatrice.

On ne dirait pas, comme ça, quand on voit vos grandes paupières qui vous donnent un air si doux

Vous voulez dire endormie, nonchalante ?

Non, non, rêveuse. Mais on peut être rêveuse et aimer la compétition !

Pour Bonne mère, on a eu un prix à Cannes [le Prix d’Ensemble dans la sélection Un certain regard, ndlr], j’étais contente mais énervée de ne pas avoir reçu le grand prix Un Certain regard ! (rires) J’adorerais trop concourir pour la Palme d’or ! Je n’aime pas perdre. Je ne suis pas mauvaise perdante, mais bon… J’ai un côté sportive qui aime les défis !

Borgo, de Stéphane Demoustier, avec Hafsia Herzi et Moussa Mansaly, en salle le 17 avril

Avec son nouveau film, Nicolas Philibert conclut de façon bouleversante son triptyque sur la psychiatrie

16 avril 2024 à 09:00

C’est le dernier et le plus court volet (mais avec le titre le plus long) du triptyque de Nicolas Philibert sur les gens (les malades ?) qui fréquentent le pôle psychiatrique Paris centre, après Sur l’Adamant et Averroès & Rosa Parks.

Résumons. Sur l’Adamant décrivait les moments de rencontre, de détente entre soignants, animateurs et patients sur un bateau amarré sur la Seine. C’est un lieu animé, vivant, un havre de paix, un but de promenade où les patients viennent faire société à l’écart de la dureté du monde extérieur. Averroès & Rosa Parks décrivait la vie, ou plutôt regardait et écoutait parler, s’exprimer, les psy(-chologues, -chiatres, infirmiers, les soignants, peu importe) et les gens hospitalisés dans deux départements psychiatriques du CHU de Saint-Maurice, au bord de la Marne. Leur souhait ou leur peur de sortir, de retourner dans la vraie vie, leurs angoisses si palpitantes et communicatives.

Cette fois-ci, dans La Machine à écrire et autres sources de tracas, qui conclue donc cette trilogie, Philibert s’intéresse à la vie quotidienne, aux “tracas” (quel beau mot) que sont les objets, les machines, les instruments, les outils, quand ceux-ci tombent en panne et qu’ils bouleversent sans le vouloir la vie de tout un chacun, mais surtout celle souvent très réglée, ritualisée, organisée obsessionnellement, par les personnes souffrant de maladies psychiatriques, pour qu’elles puissent vivre le mieux possible.

Patients filmés chez eux

Le film de Philibert suit les soigneurs-réparateurs, ceux qu’on surnomme l“orchestre”, Walid et Goulven, Linda ou Jérôme (ils se déplacent toujours par deux) chez ceux qui se trouvent avec un problème technique ou domestique et ont fait appel à leur aide. Cette fois-ci, nos amis patients sont filmés chez eux (ou du moins dans leur logement). Nous (les spectateurs des deux premiers films), reconnaissons rapidement les personnes croisées sur L’Adamant. Christophe le poète au catogan (il a écrit entre 8 000 et 9 000 poèmes), dont la machine à écrire antédiluvienne est tombée en panne (il tape tous ses poèmes après les avoir écrits à la main). Walid et Goulven n’ont jamais vu de machine à écrire de leur vie, mais ils vont la réparer, sans trop savoir comment, d’ailleurs.

Il y a aussi l’adorable Muriel, dont la sono est tombée en panne or elle adore la musique (qui fait du bruit). Elle taquine Philibert, qui refuse toujours un café ou un petit chocolat. On découvre aussi un jeune pianiste, Ivan, dont l’imprimante et le lecteur dvd sont tombés en rade, et son colocataire à la fois timide et curieux, Gad. Et puis Frédéric, vu sur L’Adamant, le graphiste au look de dandy rock, drôle et érudit, dont l’appartement est tellement plein qu’on ne peut plus y mettre un pied. Alors les soignants viennent l’aider à ranger, trier, jeter. Lui aime surtout parler…

L’autre comme bouée de sauvetage

La réparation, évidemment essentielle à leur confort, à leur équilibre, est aussi l’occasion pour eux de recevoir chez soi, de boire un café, de discuter, d’avoir une vie sociale. Vous les connaissez bien, ces gens seuls qui vont à la pharmacie pour acheter un médicament, une crème dont il n’ont pas forcément besoin, vous les reconnaissez parce que nous sommes capables de comprendre les autres comme nous-mêmes : ils vont en réalité à la pharmacie pour parler avec le pharmacien ou la pharmacienne, parce qu’ils savent qu’ils vont avoir une oreille attentive, et qu’ils vont pendant quelques minutes pouvoir parler à quelqu’un. Voilà à quoi fait penser ce magnifique dernier volet – d’apparence, mais d’apparence seulement – plus “low-profile” que les précédents : l’autre peut être un ennemi, certes, mais il peut aussi être une bouée de sauvetage. Une énorme bouée de sauvetage, qui vous sauve avec des mots, des sourires, des blagues, des bêtises, par sa seule présence.

Au terme de cette trilogie, sans doute faudrait-il rappeler que la psychiatrie va très mal en France depuis des décennies, qu’elle manque considérablement de moyens, et que c’est une catastrophe parce qu’il y a de plus en plus de malades dans nos sociétés avancées. Le triptyque de Philibert montre que pourtant, ça marche, la psychiatrie moderne. Oui, ça a des résultats patents. Puissent nos gouvernants le voir et en tirer les conclusions qui s’imposent.

La Machine à écrire et autres sources de tracas, de Nicolas Philibert, en salle le 17 avril.

L’œuvre de Jean Eustache enfin éditée en Blu-ray et DVD : un événement historique

16 avril 2024 à 06:00

La voici enfin, l’édition DVD (et Blu-ray) de l’œuvre de Jean Eustache qu’on attendait depuis longtemps – deux décennies ? – dont on apprenait parfois qu’un éditeur s’en était emparé et allait mener la chose à bien, et puis patatras, tout semblait s’écrouler soudain. Pour des raisons de droits, pour des problèmes avec le ou les héritier·ères, on ne savait pas toujours très bien. Un vrai serpent de mer.

Et puis, première bonne nouvelle (après la rétrospective à la Cinémathèque française de 2017), les films de Jean Eustache (1938-1981) étaient ressortis en salles l’été dernier grâce aux Films du Losange, permettant à toute une génération de cinéphiles de la découvrir autrement que grâce à des copies pirates de mauvaise qualité, ou des éditions très partielles (comme Une sale histoire chez Potemkine).

Redécouverte d’un inclassable

On l’a tellement attendue, cette édition (due aux excellentes éditions Carlotta), qu’on aurait presque envie de l’insulter, vous savez, comme le brave Aimable joué par Raimu, à la fin de La Femme du boulanger de Marcel Pagnol, qui, lorsque sa femme, Aurélie, revient au village après avoir eu une aventure avec un beau berger, préfère insulter la Pomponette, la chatte de la maison, qui avait abandonné le “pauvre” Pompon et qui vient elle aussi de revenir, plutôt que cette Aurélie, qui comprend très bien à qui il s’adresse, bien sûr.

Cette édition a à la fois tout du retour (d’une œuvre devenue quasi invisible) et de la naissance (d’une génération de gens qui vont découvrir, revoir et revoir, consulter à volonté cette œuvre avec des yeux de maintenant).

Car nous, naïvement, qui avons découvert tout Eustache à la fin des années 1980, croyions tout en savoir. Qu’il est inspiré par Renoir, Murnau, Lubitsch, Bresson, Fritz Lang. Que c’est une œuvre hétérogène, pleine de contradictions, de paradoxes, à la fois claire et opaque, partagée entre fictions et documentaires, courts, moyens et longs métrages. Que La Maman et la Putain, comme certains le pensent encore, le film qui cache un peu la forêt des autres films, n’a jamais été un film de gauche, mais celui d’un prolétaire qui n’aimait pas Mai 68 et la période qui a suivi, qui n’aimait pas son époque.

Que c’est une œuvre très autobiographique, jusqu’au malaise parfois (Eustache s’amusait à faire jouer certaines de ses maîtresses par d’autres), qu’elle est à la fois figurative et conceptuelle, réaliste et abstraite, qu’elle hésite, comme l’écrivait en 2006 Philippe Azoury (auteur d’un très beau livre sorti cet été, Jean Eustache, un amour si grand, aux éditions Capricci) dans Les Inrocks, “entre la précision à vif et l’absolue puissance du faux”. Nous n’allons pas ici reprendre chaque film pour en redire tout ce qu’on trouve sur Wikipédia.


© Les Films du Losange/Carlotta
© Les Films du Losange/Carlotta

C’est le/la visionneur·se, le/la spectateur·ice qui verra, qui jugera, qui s’étonnera devant les deux versions de La Rosière de Pessac, devant les deux parties étrangement disposées d’Une sale histoire (celle, uniquement racontée, d’un voyeuriste dans un café), ou bien l’infinie tristesse du Père Noël a les yeux bleus ou de Mes petites amoureuses, toujours l’histoire de gens de peu et très losers. Qui constateront que les derniers films, courts, d’Eustache, montraient la perte du sens (comme Les Photos d’Alix, où la description des photos s’éloigne peu à peu de ce que nous voyons, nous, réalisé quelques mois avant le suicide d’Eustache). Etc., etc. Le tout accompagné de nombreux riches compléments de plus de 6 heures, qui montrent Eustache au travail, à Cannes, des rushes inemployés, des interviews parfois très longues, etc.

C’est dire si cet événement en est un et une extrême bonne nouvelle. Le cinéma d’Eustache comme Lazare sort de son tombeau, comme neuf (restauré), et c’est à la fois une joie et une souffrance (de l’avoir attendu si longtemps). Mais surtout une joie.

Disponible en coffret 6 Blu-ray ou 7 DVD, inclus un livre de 160 pages, restaurés en 4K et 2K. 80 euros chez Carlotta. Sortie le 16 avril 2024.

À lire : Jean Eustache, un amour si grand, par Philippe Azoury, éditions Capricci, 352 pages, 23 euros.

“Par-delà les montagnes” : un film tendre mais qui ne s’envole pas

4 avril 2024 à 08:47


C’est l’histoire d’un homme, Rafik, qui a une lubie. Il est persuadé de pouvoir voler (comme un oiseau) et que tous les humains le pourraient s’ils se souvenaient qu’ils le faisaient avant de se mettre à marcher.

D’abord mis en prison pendant plusieurs années, Rafik, à sa sortie, enlève son fils dans un road movie initiatique dans les montagnes, durant lequel il lui promet de lui révéler son secret. Et puis les choses se compliquent. Ils rencontrent d’abord un berger qui décide les suivre. Perdus, ils arrivent chez un couple avec enfants qu’ils obligent de force à les abriter.

Sans déflorer la fin du film, on peut imaginer qu’elle a une tonalité politique, de désespérance politique au sens large. Quelle nous dit que l’impossible n’existe pas si l’on a la foi du charbonnier. Que sans rêve, la vie n’est pas vivable. Un film tendre, étrange, poétique, qui manque hélas un peu de consistance et de souffle.

Par-delà les montagnes, de Mohamed Ben Attia, avec Majd Mastoura, Walid Bouchhioua, Samer Bisharat, présenté à la Mostra 2023 dans la sélection Orizzonti. Le 10 avril en salle.

“Drive-Away Dolls”, le buddy movie lesbien décapant d’Ethan Coen

1 avril 2024 à 06:00
(L to R) Margaret Qualley as "Jamie" and Geraldine Viswanathan as "Marian" in director Ethan Coen's DRIVE-AWAY DOLLS, a Focus Features release.

Jamie, jeune femme déchaînée (Margaret Qualley, fille d’Andie MacDowell, découverte dans la série The Leftovers), et son amie Marian, très coincée (l’Australienne Geraldine Viswanathan), se traînent. Jamie a un chagrin d’amour (à peu près tous les jours, en fait, mais bon). Pour se défouler, elles décident de faire une virée à Tallahassee (Floride) et louent pour cela une voiture.

Mais à la suite d’un quiproquo, l’étrange loueur se trompe et leur refile un véhicule qui ne leur était pas du tout destiné. Or il recèle dans son coffre une mallette remplie de documents compromettants pour un homme politique (Matt Damon, dans un petit rôle désopilant). Jamie et Marian se retrouvent alors poursuivies par une bande de malfrats, certes bras cassés mais sans pitié, qui veulent récupérer la valise.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que lorsque les frères Coen font des films séparément, ils empruntent des voies totalement différentes. Joel Coen nous avait proposé il y a deux ans une énième version, très arty, expressionniste, en noir et blanc, du Macbeth de Shakespeare. Ethan, lui, à 66 ans, réalise un buddy movie lesbien bien trash (surtout Jamie, rôle dans lequel Margaret Qualley s’en donne à cœur joie) qu’il a coécrit avec sa monteuse et compagne Tricia Cooke ! C’est très drôle. Ami·es du bon goût, circulez, même si certain·es d’entre vous souriront forcément en découvrant que le nom de famille d’une chienne prénommée Alice est B. Toklas, patronyme de la compagne de la grande poétesse Gertrude Stein… Les répliques fusent à un rythme d’enfer, comme dans une bonne sitcom de la fin des années 1990.

La scène où les deux donzelles s’offrent une petite partie fine avec une équipe féminine de soccer, rencontrée par hasard, est hilarante. Globalement, les femmes sont ici les plus fortes et surtout les plus solidaires, et les hommes, tous à peu près abrutis. Un film réjouissant, de divertissement, pas le moins du monde prétentieux ni même très beau (pour ce qui est du filmage, de la photographie).

On finit presque par s’interroger : et si le cinéma des Coen était l’habile synthèse des goûts opposés – en tout cas en apparence, si l’on se fie à leurs échappées en solitaire – du duo de réalisateurs américains, shakespearien et clownesque, angoissé et trash, formaliste et libre ? En attendant les hypothétiques retrouvailles cinématographiques des deux frères, Ethan et Tricia Cooke planchent déjà sur leur prochain film, intitulé Honey Don’t, avec une nouvelle fois Margaret Qualley au générique. Chic!

Drive-Away Dolls d’Ethan Coen, avec Margaret Qualley, Geraldine Viswanathan, Beanie Feldstein (É.-U., 2024, 1 h 24). En salle le 3 avril.

“Sidonie au Japon” : l’étrange voyage d’Isabelle Huppert en terres nippones

31 mars 2024 à 06:00

Sidonie est une écrivaine connue. Veuve, elle vit seule, à Paris. Un jour, elle est invitée à se rendre au Japon : l’un de ses best-sellers fait l’objet d’une nouvelle publication. Elle n’en a en réalité pas tellement envie et fait tout pour rater son avion. “Hélas”, à son arrivée à l’aéroport, elle apprend que le vol a du retard au décollage et elle est bien obligée d’embarquer. La voici partie pour un séjour étrange où elle va faire la connaissance de son éditeur nippon à la belle voix grave, découvrir les traditions de ce pays dont elle ne sait rien et y rencontrer un fantôme familier.

Sidonie au Japon (titre très rohmérien) est d’abord un film doux, tout doux, comme on n’en voit jamais. Le Japon que décrit Élise Girard (qui a tourné pendant le confinement) est un pays désert, où les gens ne grouillent pas dans les rues apaisées de Tokyo, ce qui crée une atmosphère très singulière. Des liens naissent entre l’éditeur et Sidonie, avec une lenteur agréable, lors de déplacements en voiture tournés en surimpression, déréalisant joliment les scènes. Elle et lui partagent leur peine.

Et puis surtout, Élise Girard (déjà autrice de Belleville-Tokyo, 2010, et de Drôles d’oiseaux, 2017) et sa regrettée coscénariste Sophie Fillières ont inventé des petits dispositifs de gags récurrents qui sont très drôles (le salut systématique entre les gens au Japon, le sac de l’héroïne que son éditeur veut toujours porter, etc.). La scène où le fantôme apparaît pour la première fois à Sidonie, dans sa chambre d’hôtel, est désopilante. On lit alors sur le visage d’Isabelle Huppert, ce stradivarius de l’actorat, tout ce qu’elle ne dit pas, et ça nous amuse. Douceur, humour, tendresse, noirceur du chagrin, spectres du passé : un voyage inattendu et original au pays du Soleil-Levant.

Sidonie au Japon d’Élise Girard, avec Isabelle Huppert, Tsuyoshi Ihara, August Diehl (Fr., All., Jap., Sui., 2023, 1 h 35). En salle le 3 avril.

“Le Squelette de Madame Morales” un film Rogelio A. González à sortir du placard

29 mars 2024 à 16:19

Ce film mexicain succulent est l’adaptation d’une nouvelle de l’écrivain britannique Arthur Machen, publiée en 1927, elle-même inspirée de l’histoire vraie du Dr Hawley Harvey Crippen, célèbre criminel d’origine américaine, meurtrier de sa femme, jugé et pendu en 1910 à Londres où il vivait – pour les amateurs de crime, Crippen a sa statue de cire dans la “Chambre des horreurs” du Musée de Madame Tussaud à Londres, une statue revêtue de vêtements ayant réellement appartenu à Crippen.

La folie propre sur elle

L’auteur de cette adaptation n’est pas un inconnu puisqu’il s’agit du scénariste fétiche de Luis Buñuel pendant sa période mexicaine, le grand Luis Alcoriza, collaborateur du cinéaste aragonais sur Los Olvidados, L’Enjôleuse, La Mort en ce jardin, etc. Et El. L’acteur principal, Arturo de Cordova, est d’ailleurs l’acteur principal de El, ce grand film sur la paranoïa que Lacan aimait beaucoup, dit-on.
Ici, l’amusant est que le personnage sympathique est l’assassin et la victime une infâme bigote manipulatrice, qui ne cesse de dire des saloperies sur son mari, un brave médecin taxidermiste dont elle refuse qu’il la touche, lui, avec ses mains qui sentent la putréfaction. Lui la désire, voudrait des enfants, est un bon vivant. Elle est infirme (motif qu’on retrouvera dans Tristana de Buñuel), mais aussi complètement déséquilibrée.

Précisons que cette farce macabre n’est en aucun cas un éloge du féminicide, mais sert surtout à dénoncer avec une alacrité et une allégresse perceptible l’hypocrisie de la société bourgeoise, et surtout de la religion chrétienne. Quand madame Morales confesse à son prêtre préféré que son mari la bat (ce qui est faux), le prêtre lui répond que ses souffrances d’épouse sont la garantie qu’elle accèdera au Royaume des Cieux… Les membres de la paroisse sont surtout intéressé·es par les dons que leur fait madame Morales, cette âme charitable. Tout est sur ce ton. Et c’est succulent, vous dit-on.

Le Squelette de Madame Morales de Rogelio A. González. Mexique, 1959. Avec Arturo de Córdova, Amparo Rivelles et Elda Peralta.

À la Cinémathèque française, les parcours transgressifs des travestis du cinéma

26 mars 2024 à 14:09

Quelle belle idée de rétrospective thématique ! Dans cette programmation, le/la spectateur·ice pourra voir et revoir des films connus, pour la plupart des comédies (mais pas toujours, comme Pulsions de Brian De Palma), comme Tootsie de Sydney Pollack, Madame Doubtfire de Chris Columbus, The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman, La Cage aux folles d’Édouard Molinaro, Allez coucher ailleurs d’Howard Hawks, Les Amours d’Astrée et Céladon d’Éric Rohmer, Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, et le film, bien moins connu dont il est le remake, Fanfare d’amour de Richard Pottier, avec Fernand Gravey et Julien Carette, bien avant Tony Curtis et Jack Lemmon…

Un personnage émancipateur

L’intérêt, dans cette programmation, réside dans le fait que de grands films y côtoient des nanars, dans la plus grande allégresse – comme le fameux Glen or Glenda d’Ed Wood. Le travesti, l’homme qui se déguise en femme pour l’essentiel, déclenche évidemment le rire, mais il modifie aussi la psychologie de l’homme en question. Jack Lemmon, dans Certains l’aiment chaud, finit par ne plus savoir s’il est un homme ou une femme.

Et si Marylin Monroe tombe amoureuse de Tony Curtis, comme le dit Noël Herpe dans le petit livre dont nous allons parler ci-dessous, c’est aussi parce qu’il ressemble à l’amie saxophoniste de son orchestre, Joséphine. Cette femme, qu’il fait semblant d’être par contrainte, lui révélera sa part de féminité, une prise de conscience qui survivra à la révélation du subterfuge.

Le travesti reste un homme, mais comprend mieux les femmes – et le comique des films de travestis repose souvent sur le fait que, déguisés en femmes, les héros sont très vite courtisés par d’autres hommes – d’où souvent une gêne finalement tout à faire salutaire et instructive pour l’homme hétéro moyen. On ne sort pas indemne d’une robe de femme, semblent dire tous ces films, petits ou grands.

À l’écran et sur papier

À l’occasion de cette rétrospective, les éditions Capricci éditent un petit livre écrit par son programmateur, l’historien et universitaire bien connu des cinéphiles, Noël Herpe, lui-même auteur d’un film, en 2010, où il se mettait lui-même en scène en travesti et intitulé C’est l’Homme (qu’on pourra aussi voir à la Cinémathèque). Son livre est passionnant, stimulant.

Ce que décrit entre autres très bien Noël Herpe, c’est que dans la fiction, le travestissement en femme est une question de survie ou du moins le seul moyen d’échapper à une situation difficile pour l’homme qui le pratique : échapper à des gangsters et trouver du boulot pour les deux musiciens de Certains l’aiment chaud, échapper au chômage pour Dustin Hoffmann dans Tootsie ou Julie Andrews dans Victor, Victoria, pouvoir coucher dans la même chambre pour Cary Grant (ils sont tous les deux militaires) dans Allez coucher ailleurs, etc.

Contraint et forcé, le problème est ensuite d’arriver à en sortir. Herpe écrit : “Le travesti est, par excellence, l’otage de la situation. D’où vient que cette aliénation est jouissive ? J’ai du mal à n’y pas voir quelque chose d’érotique. Se trouver piégé par la situation, chercher à tâtons comment s’en sortir (l’éternelle question), c’est faire durer le désir en retardant, autant que possible, l’évènement des corps.” Un essai très vif, roboratif pour l’esprit, libre et personnel.

Rétrospective à la Cinémathèque française du 27 mars au 10 avril.

Travestissons-nous ! (Quand l’acteur se déguise en femme), de Noël Herpe, éditions Capricci, collection “Actualité critique”, 112 pages, 13,50 euros.

“Pas de vagues” : que vaut François Civil en professeur dans la tourmente ?

26 mars 2024 à 11:12

Julien Keller (François Civil, à contre-emploi, très bien) est professeur de français dans un collège de banlieue. Il est motivé et enthousiaste. Un jour, il commet un impair qui va avoir des conséquences désastreuses.

Alors qu’il est en train d’expliquer à ses élèves le célèbre poème de Ronsard, Mignonne, allons voir si la rose, Keller, avec une grande maladresse, pour expliquer que la flatterie est une technique de séduction, fait semblant de féliciter une élève timide, Leslie, pour sa nouvelle coiffure. L’adolescente, choquée, écrit à la CPE de l’établissement une lettre dans laquelle elle accuse Julien de harcèlement sexuel. Le frère aîné de Leslie, un jeune homme violent, menace Julien.

Une tempête pour éviter les vagues

Les collègues de Julien prennent d’abord sa défense, mais progressivement, tous·tes se retournent contre lui – qui, par ailleurs, est homosexuel, mais ne tient pas à ce que ça se sache. Quand les autres profs apprennent qu’il avait invité certain·es de ses élèves au kebab du coin, dont Leslie, ils le lui reprochent. Un enseignant doit garder ses distances. Son chef d’établissement ne le protège pas, parce qu’il ne veut “pas de vagues”.

Les élèves de sa classe qui ne l’aiment pas le fustigent sur les réseaux sociaux et font circuler une vidéo le montrant en train de danser dans une soirée.
Pas de vagues décrit avec minutie une mécanique qui s’emballe, une administration qui s’en lave les mains, les raisons – tout à fait compréhensibles – des un·es et des autres et qui vont peu à peu menacer la carrière et la vie de couple d’un enseignant qui a effectivement commis une erreur.

Le récit, mené tambour battant, est autobiographique puisque Lussi-Modeste, quand il était enseignant en Seine-Saint-Denis, eut à subir ce genre d’accusation avant d’en être disculpé. La publication sur internet de la bande-annonce du film, au début de cette année, avait déclenché de nombreux tweets où François Civil était accusé de participer à un film qui défendrait les harceleurs. Teddy Lussi-Modeste avait pris la parole pour se défendre de ces attaques. Pourtant, le film, coécrit avec précision et réalisme avec Audrey Diwan, dit bien que Julien Keller n’aurait pas dû se comporter comme l’a fait avec Leslie, et n’insinue à aucun moment qu’il n’existerait pas de harceleur·ses sexuel·les chez les enseignant·es. Seulement Julien n’en fait pas partie.

Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste, avec François Civil, Shaïn Boumedine et Mallory Wanecque. En salles le 27 mars 2024.

“Smoke Sauna Sisterhood” d’Anna Hints : confidences féminines dans le brouillard

19 mars 2024 à 13:39

Smoke sauna sisterhood
Une femme creuse un trou dans la glace. Allume le bois dans un poêle. Nous sommes dans une cahute, une petite maison en bois au milieu d’une forêt enneigée, en Estonie. C’est un sauna à fumée (« sacré », précise le synopsis du dossier de presse), spécialité de ce pays balte.
Quelques femmes nues s’y rassemblent vite, au milieu de la vapeur qui naît quand elles jettent de l’eau sur les pierres brûlantes. Elles parlent entre elles à voix basses, parlent d’elles, se racontent leur vie, à voix nue. Tout en se purifiant avec l’eau, la vapeur, la glace. Parfois, pour faire circuler le sang (ou geste sacré ?), elle se fouettent gentiment avec des branches tendres et des feuilles. Pleurent peut-être, parfois, mais comment distinguer la transpiration des larmes ?

Du plafond, des morceaux de viandes sont suspendus, comme le temps. Ils sont en train d’être fumés. Pas de gâchis.

Une femme raconte son cancer du sein aujourd’hui guéri, l’autre le jour où elle a annoncé à ses parents qu’elle aimait les femmes et qu’ils ont fait comme si de rien n’était. Son père (elle l’imite) lui aurait répondu, d’une voix bourrue : « Ah bon ? » sans lever le nez de son journal. Alors les femmes rient, parce que, disent-elles, les Estoniens sont comme ça : jamais aucun geste chaleureux, mais pas d’agressivité non plus. On ne sait pas, on les écoute. C’est émouvant, ces visages dans la fumée d’un sauna.


Et puis tout d’un coup, toujours nues, elle courent jusqu’au trou que la première femme avait creusé dans la glace au début du film et dans lequel une échelle, toujours en bois, a été disposée. L’une après l’autre, elle s’y baigne (pas très longtemps non plus…) ou s’y trempent, puis retournent au sauna en courant, en riant et en se lançant des boules de neige, soudain retombées en enfance.


Nous sommes loin du bruit du monde, à une époque éternelle, et des femmes, filmées avec une infinie délicatesse, comme des sculptures roses un peu abstraites, se mettent à nu. Le jeu de mots est-il en estonien ? On parierait que oui. C’est très beau.

“Hors-saison” de Stéphane Brizé : une bonne surprise

18 mars 2024 à 15:17

Mathieu (Guillaume Canet) a la cinquantaine. Il débarque hors-saison dans une thalasso chic d’une presqu’île célèbre de la côte bretonne, Quiberon, pour se retaper pendant une semaine. Mathieu est un acteur connu et il vient de craquer, abandonnant sans raison un projet théâtral qui lui tenait à cœur. Il ne va pas bien. Il traîne sa dépression dans le palace, acceptant gentiment de faire des selfies avec tout le monde, même quand il est dans un bain de boue, jouant avec les télécommandes de sa suite – scènes très drôles.

Et puis, un jour, il trouve une lettre à la réception. C’est Alice, son amoureuse italienne d’il y a quinze ans, qu’il avait quittée. Elle vit dans la région et aimerait bien le voir. Il accepte.

Brizé revient à l’amour

Ce n’est évidemment pas la première fois que Stéphane Brizé raconte la rencontre entre un homme et une femme, puisque son talent avait été révélé par Mademoiselle Chambon, d’après le roman du regretté Éric Holder, avec Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon. Mais, cette complicité avec le même Lindon l’avait amené, depuis quelques films, à abandonner cette veine, comme on dit dans les mines, pour tourner des films dits sociaux, assez réussis d’ailleurs. C’est avec joie (la nôtre, celle qu’il nous procure), que l’amour revient dans la filmographie de Brizé.

Et il faut le dire : c’est une réussite. D’abord parce que – je le confesse – Guillaume Canet est un acteur qui, jusqu’à présent, ne m’avait jamais rien inspiré – et j’ai bien peur d’avoir écrit des horreurs sur lui, surtout au sujet de son jeu dans Joyeux Noël de Christian Carion. Il est ici exceptionnel. Peut-être parce qu’il ne fait pas le malin, comment le dire autrement. Il sous-joue tout et c’est impressionnant. Quand il dit : “Je ne suis pas très intéressant, tu sais”, ou un truc comme ça, l’émotion passe. On y croit, on hoquète presque un court sanglot auquel on ne s’attendait pas. Alba Rohrwacher, elle, est merveilleuse, mais elle est toujours une merveille, alors nous trouvons cela presque banal et nous avons tort, bien évidemment.

Le sujet du film, bercé par la musique obsessionnelle de Vincent Delerm, est moins les retrouvailles d’une femme et d’un homme qui se sont aimés, que la conclusion lente – Brizé prend tout son temps – d’une liaison qui ne s’était pas faite dans les règles de l’art. Brizé est un peu comme ces “passeurs de morts” qui aident ceux et celles qui sont décédé·es dans des conditions difficiles, un peu ratées, à rejoindre l’au-delà dans la sérénité et à s’y installer à jamais. C’est assez beau.

Hors-saison de Stéphane Brizé. Avec Guillaume Canet et Alba Rohrwacher. En salles le 20 mars 2024.

“Averroès et Rosa Parks” : une immersion en psychiatrie qui secoue autant qu’elle émeut

17 mars 2024 à 07:00

Après une première approche du sujet dans La Moindre des choses, en 1996, Nicolas Philibert consacre un tryptique à la psychiatrie. Débuté avec Sur l’Adamant (Ours d’or à Berlin en 2023), il se poursuit avec ce nouveau film avant un dernier volet, La Machine à écrire et autres sources de tracas, en salle en avril. Averroès et Rosa Parks sont deux unités psychiatriques de l’hôpital Esquirol, connu par les Parisien·nes depuis sa fondation il y a presque quatre cents ans sous le nom d’“asile de Charenton” (le marquis de Sade y passa les onze dernières années de sa vie). Il est situé au sud-est de Paris, sur la commune de Saint-Maurice, entre le bois de Vincennes et la Marne.

Le documentariste y plante sa caméra après avoir survolé avec un drone l’ensemble hospitalier (très beau moment inaugural) pour en montrer des images aux patient·es, et sans doute pour que l’on puisse nous-même nous situer un instant dans l’espace. Le bois, l’eau, le ciel, donc. Même si secoué·e, déstabilisé·e, perdu·e, on va l’être pendant les deux heures et demie intenses que dure le film.

Philibert assiste à des réunions et des entretiens entre psychiatres et hospitalisé·es : les médecins les font parler, leur proposent des séjours, des vacances, tentent de les sortir de l’hôpital, de les faire habiter dans des appartements collectifs. On reconnaît certains visages déjà aperçus dans Sur l’Adamant. Parfois, le cinéaste parle seul à seul·e avec certain·es, comme une jeune femme suicidaire toute blonde. Le personnel soignant est étonnant, à l’écoute, ferme parfois. Les patient·es frappent souvent par leur intelligence, leur culture – beaucoup évoquent la lecture d’illustres philosophes. Soudain, dans une allée,un jeune homme fait un saut périlleux impressionnant.

Au début d’un entretien, on se dit : “Mais pourquoi est-il ou elle là ?”, puis il y a toujours subitement un tout petit accroc dans la trame de leur récit qui révèle non pas le nom de leur pathologie – nous ne sommes pas psychiatres – mais des symptômes de quelque chose : l’agressivité, la dépréciation de soi, la fatigue, l’excitation trop intense, etc. Et puis l’angoisse, si visible, à l’œil nu, sur la plupart des visages, et si communicative.

Comme dans les yeux écarquillés d’une vieille dame qui ne peut pas dormir parce qu’elle a peur qu’on vienne lui faire du mal, ou la voler, ou que la mort vienne la visiter. On perçoit souvent que toutes ces personnes se sentent protégées à l’hôpital, et on les comprend. Le monde extérieur les effraie un peu. Il n’y a ni pitié ni surplomb dans le regard que le documentariste porte sur ces gens. Mais de l’attention, de la curiosité, de l’interrogation. Nous avons le sentiment de participer tous·tes de la même humanité, que nous pourrions nous reconnaître dans certains de leurs maux, parce que c’est nous, c’est “du” nous tout cela, mais exacerbé. Dans le regard des résident·es d’Averroès et Rosa Parks, il y a une familiarité inquiétante. Le triptyque de Nicolas Philibert nous tend un miroir.

Averroès et Rosa Parks de Nicolas Philibert (Fr., 2024, 2 h 23). En salle le 20 mars.

“Dersou Ouzala” d’Akira Kurosawa : ressortie du chef-d’œuvre russe d’un maître du cinéma japonais

12 mars 2024 à 15:07

Fable humaniste et écologique, Dersou Ouzala occupe une place à part dans la carrière et la vie d’Akira Kurosawa (1910-1998), l’un des grands maîtres du cinéma nippon. En 1970, après l’échec critique et public de l’un de ses chefs-d’œuvre, Dodes’ka-den, Kurosawa est au plus mal. Il ne réussit plus à obtenir des financements pour ses films. En décembre 1971, il tente de se suicider en s’égorgeant.

Une opportunité inespérée

C’est le moment où la Mosfilm, la société de production cinématographique soviétique, lui propose de venir tourner en Russie. Le cinéaste japonais accepte, et propose de tourner un projet qu’il avait depuis les années 1930 : adapter deux livres de la trilogie autobiographique Dersou Ouzala écrite par l’officier-topographe et explorateur de la Sibérie orientale Vladimir Arseniev, La Taïga de l’Oussouri – Mes expéditions avec le chasseur gold Derzou (1921) et Dersou Ouzala : la Taïga de l’Oussouri (1923). Le film décrit les explorations d’Arseniev et de Dersou dans la vallée de l’Oussouri de 1902 à 1907.


Kurosawa, à 63 ans, après avoir réalisé une vingtaine de films (et non des moindres, comme Rashomon ou Les Sept Samouraïs), se lance dans une nouvelle aventure. Il part écrire avec quatre de ses collaborateurs habituels et tourner au fin fond de la Sibérie, dans des conditions climatiques difficiles. Le tournage dure près d’un an.

À la croisée des mondes

Dersou Ouzala est l’histoire d’une amitié entre deux hommes que tout semble opposer : un officier russe chargé de faire des relevés topographiques et son guide, un vieux chasseur-trappeur golde (précisément un autochtone oussurien de la tribu Nanaï), Dersou, interprété par l’extraordinaire Maksim Mounzouk. Dersou est un homme de la nature. Il a perdu sa femme et sa famille, tuées par une épidémie de variole.

Mais, c’est aussi l’histoire triste d’un vieil homme dont la santé se dégrade vite après qu’il a tiré sur un tigre sans parvenir à le tuer (mauvais présage pour les Goldes), et qui se convainc, par superstition, qu’il va mourir. Arseniev l’accueille chez lui, dans sa maison, dans sa famille, mais Dersou préfère repartir dans son pays. Le film, dès la première séquence, montre qu’un monde est en train de disparaitre, celui d’hommes qui vivaient en harmonie avec une nature qui est en train d’être détruite par la civilisation pour construire des villes, des industries.

Dersou Ouzala remporte un grand succès auprès du public international, relance la carrière (et aussi la vie) de Kurosawa, remporte l’Oscar du Meilleur film étranger en 1976. C’est aujourd’hui un classique, un film magnifique, pour petits et grands, aussi lyrique que pudique, dont on ne peut oublier, après l’avoir vue, la fabuleuse scène de tempête où les deux héros, pour ne pas mourir, se construisent une sorte de grand nid avec des herbes, et puis, inoubliables, ces deux cris déchirants de deux hommes qui se recherchent et se retrouvent : “Dersouuuuu !” ­, “Capitaaaaaaan !”… Akira a sans doute lui aussi retrouvé Kurosawa grâce à ce film en partant travailler loin de chez lui.

Ensuite, à partir de 1980 et avec l’aide de George Lucas et de Francis Ford Coppola, Kurosawa réalisera quelques grandes fresques, comme Kagemusha et Ran. Mais c’est une autre histoire que nous vous raconterons un autre jour…

❌
❌