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Sur nos radars : Jenys, princesse pop libre et tourmentée

4 mai 2024 à 10:00

Après avoir délaissé ses études d’ingénieure du son à Saint-Pétersbourg, Jenys quitte la Russie au moment de la déclaration de guerre avec l’Ukraine : “J’ai réalisé que je ne pouvais plus rester dans mon pays natal, en tant qu’artiste et que personne queer.” Elle passe par Istanbul avant d’obtenir un visa pour la France et de s’installer à Paris. Après un premier EP, S.ncerity (2021), elle vient d’en sortir un second, Dive Urgent

Au rayon des influences, la jeune femme de 24 ans cite des artistes aussi varié·es que Björk, Siriusmo, Sophie, Smerz, Mitski, Madonna (l’un des titres du dernier EP s’intitule Like a Virgin) et Britney Spears. Elle porte d’ailleurs ce jour-là un hoodie imprimé de la tête rasée de la princesse de la pop. Plus qu’un étendard, le vêtement dit quelque chose sur sa musique : sucrée mais empoisonnée, douce mais âpre, enchanteresse mais hantée, sensuelle mais brutale. Si elle intègre parfois du russe à ses paroles, elle se sent plus à l’aise en anglais : “Les mots de ma langue maternelle sont chargés de trop de cicatrices.”

Naviguant entre art pop et post-club, la productrice apprend peu à peu à intégrer sa voix à ses compositions, comme sur les sublimes Done for Me et Red Tights, titres à paraître sur son premier LP déjà prévu pour début 2025, et avec lesquels elle a enflammé la scène du dernier Festival Mofo : “Mon rapport à ma voix a évolué ces derniers temps ; plus je la travaille, plus j’accepte mes insécurités et mes imperfections, et plus je me sens libre.”

Dive Urgent (The Gum Club/Orage Publishing).

“La Vie selon Ann”, petit guide new-yorkais du vide existentiel à la sauce BDSM

5 mai 2024 à 06:00

Sœur lo-fi de Lena Dunham et petite-fille rebelle de Woody Allen, Joanna Arnow explore dans ce premier long qu’elle a écrit, interprété, réalisé et monté un territoire de cinéma connu – celui de l’autofiction à tendance existentielle, mêlant relations dysfonctionnelles et sexualité frontale –, tout en repoussant ses contours.

Produit par Sean Baker et présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2023, La Vie selon Ann (The Feeling that the Time for Doing Something Has Passed, en VO, magnifique titre à l’adaptation française peu heureuse) raconte le quotidien morose d’une trentenaire new-yorkaise, partagée entre un emploi de cadre assommant, une sexualité BDSM où elle joue le rôle de la soumise auprès de plusieurs maîtres et ses (véritables) parents qui ne cessent de se chamailler. On pourrait aussi résumer Ann à la façon dont elle se décrit sur une application de rencontres : “J’aime les plats consistants qui restent sur l’estomac et je n’aime pas les gens qui sont obsédés par le 11 Septembre.”

Génialement tragicomique, le film avance au rythme de saynètes dans lesquelles se déploient un spleen et un malaise abyssaux. À travers la soumission ou la tentative d’une relation “vanille” (conventionnelle), auprès de sa famille ou au travail, Joanna Arnow se confronte à la difficulté du lien à l’autre et à soi-même, à l’ennui aussi, au sens de la vie en somme. Sa radicalité est de ne pas opposer grand-chose à la question du vide existentiel, à accepter, comme l’ont fait conjointement Ovidie et Mallarmé, que la chair est triste hélas, qu’on est et reste seul·e et que la vie n’a aucun sens, à vivre avec ce sentiment, saisi par le titre original, qu’il est trop tard pour que les choses changent.

De cette capitulation naissent paradoxalement une forme de réconfort et aussi les prémices d’une désobéissance. Avec une certaine finesse, La Vie selon Ann parcourt le catalogue de nos répressions et normes sociales, familiales, relationnelles, sexuelles et professionnelles. Pour mieux les faire voler en éclats ?

La Vie selon Ann de et avec Joanna Arnow, Scott Cohen, Babak Tafti (É.-U., 2023, 1 h 27). En salle le 8 mai.

“Back to Black” de Sam Taylor-Johnson : cachez cette noirceur que je ne saurais voir ! 

23 avril 2024 à 13:18

Lorsqu’on entend pour la première fois l’Amy Winehouse de Sam Taylor-Johnson chanter sur le lit de sa chambre d’adolescente, elle évoque une noirceur intérieure qui la ronge déjà et quelque chose grince d’emblée en nous. Cette image d’Épinal cadre mal avec l’abîme de souffrance larvée qui habite l’œuvre de la chanteuse de Camden.

Le cinéaste de Cinquantes nuances de Grey en manque pour filmer la chanteuse. Ses zones d’ombre sont systématiquement gommées au profit d’un récit tapissé de lieux communs et qui échoue à saisir les singularités de l’interprète de Back to Black. Il la dépeint d’abord comme une Lolita assez interchangeable, une gentille fille à papa qui a mal tourné à cause de son penchant pour un bad boy avec qui elle vivra une relation toxique lourdement soulignée par la mise en scène. 

Un récit indigne de sa protagoniste

Incarnée par Marisa Abela, vue dans Barbie, Amy a ici plus de la poupée déchue que de l’artiste profondément torturée. Refusant de s’intéresser au blues d’Amy Winehouse, ce biopic approuvé par les ayants droit de la chanteuse est d’une superficialité désolante.

Ne sont questionnées ni les origines de son mal-être ni sa relation avec son père qui l’aurait, selon certaines de ses amies, en partie exploitée, comme le révèle le documentaire Amy de Asif Kapadia, sorti en 2015 et justement accusé de mensonges par le père de la chanteuse, qui voit dans la version de Taylor-Johnson une aubaine pour passer la vie de sa fille à la javel. Reste la façon assez élégante dont le film fait d’Amy Winehouse la dernière héritière d’une lignée de grandes divas du blues.

Cannes 2024 : smells like teen spirit ?

17 avril 2024 à 08:55

Nous ne nous sommes pas lancé·es dans une analyse statistique poussée mais il se dégage du casting global de cette édition 2024 une impression de jouvence. Elle est en premier lieu incarnée par la présidente du jury, Greta Gerwig, plus jeune personne à occuper la fonction après Sophia Loren en 1966. Mais on pourrait aussi citer la présence de Xavier Dolan à la présidence du jury d’un Certain Regard ou de Lukas Dhont à celle de la Queer Palm.

La compétition officielle est constituée d’un équilibre assez réussi entre de jeunes cinéastes et/ou de première fois en compète (Payal Kapadia, Agathe Riedinger, Magnus Von Horn, Miguel Gomes, Coralie Fargeat, Gilles Lellouche), des habitué·es (Andrea Arnold, Jia Zhangke, Jacques Audiard, Christophe Honoré, Paolo Sorentino, Kirill Serebrennikov, Yorgos Lanthimos) et des légendes, dont la simple présence constitue un évènement (Francis Ford Coppola, Paul Schrader, David Cronenberg).

Les moins de 40

Mais c’est quand on regarde les castings des films qui défileront sur le tapis rouge que ce sentiment de renouvellement est le plus fort. Les acteurs et actrices princaux·ales de nombreux longs métrages de cette cuvée 2024 – les déjà stars internationales Barry Keoghan, Franz Rogowski, Léa Seydoux, Anya Taylor-Joy, Alicia Vikander, Margaret Qualley, Jacob Elordi, Selena Gomez, Adam Driver, Emma Stone, Hunter Schafer, les étoiles nationales Noémie Merlant, Raphaël Quenard, François Civil et Adèle Exarchopoulos, tout comme les potentielles révélations : Victoria Carmen Sonne, Céleste Dalla Porta, Félix Kysyl, Mikey Madison ou Nathalie Emmanuel – n’ont pas dépassé les 40 ans. Évidemment tout cela n’augure rien de la qualité des films, ou de celle du palmarès, mais ce vent de fraîcheur dit quelque chose de la vitalité du cinéma et de la capacité du festival de Cannes à l’incarner.

Pour ce qui est de la tectonique des plaques qui régit les rapports entre les différentes sélections, Un Certain Regard confirme son repositionnement sur les premiers films, et donc sa mise en concurrence avec La Semaine de la critique, qui aura sans doute plus de mal à attirer des films anglophones à l’avenir. Mais qui a réalisé un gros coup en sélectionnant l’un des films que nous attendions le plus, Les Reines du drame du prometteur Alexis Langlois.

Et la parité ?

Si la Quinzaine des cinéastes a vu un de ses auteurs habitués (Miguel Gomes) et une de ses autrices révélées (Payal Kapadia) filer en compétition officielle, la sélection par Thierry Frémaux de la jeune cinéaste indienne valide le travail de défricheur entamé par Julien Rejl depuis sa prise de fonctions à la tête de la Quinzaine et qui se confirme d’ailleurs encore cette année avec un choix de films pointus.

Reste un gros point noir : le nombre de femmes en compétition officielle, seulement quatre contre sept l’an dernier, et surtout contre quinze hommes. Il reste encore quelques jours aux équipes de l’officielle pour y ajouter au moins une cinquième cinéaste.

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 17 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

Judith Godrèche, MeToo et le cinéma : ces acteurs qui acceptent (enfin) de parler

16 avril 2024 à 17:00

“Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas.” Cette phrase prononcée par Judith Godrèche sur la scène de la 49e cérémonie des César résonnait toujours une fois la soirée terminée. Car son discours eut bien peu d’échos durant le reste de la soirée. Quasiment aucune parole masculine publique pour apporter un soutien à l’actrice-réalisatrice, que ce soit avant, pendant ou depuis la cérémonie. Ce silence des hommes sur les violences et le harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) dans le milieu du cinéma devient assourdissant. C’est pour le briser que nous avons demandé à une trentaine d’acteurs du cinéma d’auteur français de s’exprimer sur la vague MeToo qui arrive enfin sous nos latitudes.

De l’absence de réponse au refus non justifié, en passant par la frilosité à se politiser sur ce sujet ou le manque de temps, le malaise de la plupart des acteurs est palpable. Seuls six d’entre eux ont accepté de répondre, avec, il faut le souligner, un vrai souci de précision dans leur parole et un investissement non feint : Melvil Poupaud, Niels Schneider, Reda Kateb, Jérémie Renier, Corentin Fila et Nahuel Pérez Biscayart.

“Nous avons tous quelque chose à nous reprocher”

Pour Melvil Poupaud, c’est “un sujet très sensible chez les hommes, comme chez les femmes ; pas facile pour une personne victime d’abus – et il y en a chez les garçons plus qu’on ne peut l’imaginer – d’oser parler ; délicat pour ceux qui n’ont pas la conscience tranquille d’oser faire leur examen de conscience, voire des excuses, voire des aveux. Sans parler de ceux qui risquent gros…Nous avons tous quelque chose à nous reprocher, de la mauvaise blague à des faits bien plus graves. Il faut du courage pour parler de ce qu’on a subi ; il en faut aussi pour reconnaître ses fautes”.

Si Nahuel Pérez Biscayart (la révélation de 120 Battements par minute) évoque la difficulté à “rompre une forme d’allégeance à la masculinité”, tous s’accordent pour témoigner de leur admiration devant le courage et la force des prises de parole de Judith Godrèche. Pour Niels Schneider, “on est arrivé à un moment où la société ne veut plus des VHSS. C’est important que les acteurs, et plus largement les hommes, écoutent et encouragent ces prises de parole dans un premier temps, puis expriment leur soutien par une parole privée, mais aussi médiatique quand cela est nécessaire et réclamé par les premières concernées”.

“J’ai le sentiment que nous, les hommes, avons plus de mal à nous investir dans une cause lorsque nous ne nous sentons pas directement concernés” Jérémie Renier

Tandis que Jérémie Renier observe chez la plupart des hommes une plus grande difficulté à être sensibilisé sur ce sujet : “Je le vois même à travers mon implication dans Cut, une association qui promeut la transition écologique du secteur du cinéma : c’est une majorité de femmes qui s’engagent sur ces questions. Que ce soit les VHSS ou l’écologie, j’ai le sentiment que nous, les hommes, avons plus de mal à nous investir dans une cause lorsque nous ne nous sentons pas directement concernés. Nous avons collectivement une marge de progression sur nos capacités d’écoute et d’engagement.”

Des éducations féministes

La dialectique du privé et du public semble au cœur du soutien des hommes. En plus d’un indispensable mais souvent douloureux examen de conscience, les acteurs prêts à soutenir la parole des actrices ont souvent à leurs côtés une femme engagée sur ces questions, que cela soit une compagne, une fille ou une mère qui a participé à leur éducation féministe. Il s’agit aussi d’hommes dont le parcours est marqué par une mise à distance des clichés liés au patriarcat.

“Si je suis sensible à ces questions, c’est aussi parce que je ne me suis jamais reconnu dans une forme de masculinité hégémonique. J’ai très tôt trouvé ça assez archaïque de devoir réserver la douceur, la tendresse et le soin au genre féminin. Cette binarité n’a, pour moi, pas de sens”, nous dit Niels Schneider.

“Il s’agit simplement de protéger la moitié de l’humanité d’agressions graves” Reda Kateb

De son côté, Corentin Fila, César du meilleur espoir masculin pour Quand on a 17 ans en 2016, revendique l’influence de sa compagne, l’actrice Daphné Patakia, cofondatrice de l’ADA (Association des acteur·rices), dans son éveil sur ces questions : “Elle a fait mon éducation et m’a permis de prendre conscience du caractère systémique de ces violences, des liens avec d’autres formes de discriminations comme le racisme et des ravages en matière de troubles et de pathologies chez les victimes. Je lui suis énormément reconnaissant pour cela. À son contact, j’ai pris conscience des comportements problématiques que j’ai pu avoir par le passé et j’ai réalisé que chaque homme est conditionné à être un potentiel agresseur.” Melvil Poupaud rend quant à lui hommage à sa fille, “très concernée par ces causes, et qui a (re)fait [son] éducation” : “Sans elle, je serais un encore plus gros boomer !”

Être un allié consiste notamment pour Reda Kateb à “choisir consciencieusement ses collaborateurs et collaboratrices en plaçant l’éthique au centre”, à militer pour généraliser la présence de référent·es VHSS sur les plateaux et de coordinateur·rices d’intimité sur les scènes de sexe “pour travailler dans un climat sain et rassurant pour tout le monde” et, enfin, à récuser le terme de “chasse aux sorcières, alors qu’en fait il s’agit simplement de protéger la moitié de l’humanité d’agressions graves”.

Des collaborations problématiques

Alors, que se passe-t-il lorsqu’on fait remarquer aux acteurs ayant accepté de répondre qu’ils ont travaillé avec des cinéastes accusés d’agressions ou de harcèlement sexuels, que cela soit Woody Allen (Melvil Poupaud et Niels Schneider), André Téchiné (Nahuel Pérez Biscayart et Corentin Fila), Benoît Jacquot (Nahuel Pérez Biscayart et Niels Schneider) et Roman Polanski (Melvil Poupaud) ?

Il y a ceux qui affirment en toute bonne foi qu’ils n’étaient pas au courant à l’époque du tournage, ceux qui revendiquent le fait de ne pouvoir se substituer à la justice et ceux qui jugent le sujet trop complexe pour motiver leur décision en quelques mots. Complexe, le sujet l’est assurément, les faits reprochés et les situations judiciaires de chacun des cinéastes étant tous différents.

“Je n’ai rien remarqué de particulier sur le tournage. Cependant, avec ce que je sais aujourd’hui, ce que raconte le film m’interroge” Nahuel Pérez Biscayart

Comme le souligne Niels Schneider : “Il est important de laisser aussi la possibilité d’une rédemption, dans certains cas et selon la gravité des faits, sans parler de justice, car la façon dont la justice peine à condamner les agresseurs est un autre débat tout aussi important. Mais le préalable à toute rédemption, c’est la reconnaissance de la souffrance infligée aux femmes. Le fait d’accepter que, non, ce n’était pas rien, qu’au contraire, c’est très grave. La négation de la parole des femmes est insupportable et pourtant quasi systématique. C’est à cet endroit que la révolution que nous vivons se joue.”

D’autres se désolidarisent des cinéastes en question ou mettent en perspective leur œuvre avec les accusations dont ils font l’objet. “Quand j’arrive sur le tournage du film de Benoît Jacquot, je ne parle pas un mot de français., se souvient Nahuel Pérez Biscayart. Je comprends assez vite que l’actrice principale du film, Isild Le Besco, a été en couple avec le cinéaste. Mais je n’ai rien remarqué de particulier sur le tournage. Cependant, avec ce que je sais aujourd’hui, ce que raconte le film m’interroge.

J’y joue une sorte de sauvage qui ensorcelle le personnage d’Isild pour l’amener à lui. Pour moi, le film parle clairement du consentement : est-elle avec mon personnage parce qu’elle le veut ou parce qu’elle est sous emprise ? Quant à Téchiné, avec qui j’ai fait un film qui va sortir, je lui reproche des choses qui n’ont rien à voir avec les VHSS. Il a été méprisant et violent verbalement avec moi. J’ai dû mettre un frein à son comportement.”

La fin de l’impunité sur les plateaux ?

Pour Jérémie Renier, signataire comme Nahuel Pérez Biscayart d’une tribune contre le sexisme dans le cinéma français lors du dernier Festival de Cannes, apporter son soutien à la cause des femmes passe aussi par le choix d’incarner de nouveaux récits : “En choisissant de faire un film comme Slalom de Charlène Favier, où je joue un coach de ski qui exerce une emprise et abuse sexuellement de son élève, il y a, entre autres, le désir de participer à l’ouverture d’un nécessaire débat sur ces questions.

Tous ont vu ou entendu des histoires de harcèlement ou d’agressions durant leur carrière, comme l’affirme Nahuel Pérez Biscayart : “Depuis cinq ans, j’entends des histoires qui me glacent le sang. L’abus de pouvoir des cinéastes et des producteurs en France est très grave. Tout le monde est au courant. Ce que nous savons aujourd’hui n’est que la partie émergée de l’iceberg.” Alors comment réagir ?

“Ce qui est révoltant, c’est que le cinéma ait servi à certains de couverture à des comportements qui n’ont rien à voir avec de l’art” Niels Schneider

“Il est arrivé que j’apprenne que plusieurs actrices avaient été agressées par un acteur avec qui je devais tourner. J’ai prévenu le producteur que s’il se passait le moindre problème sur le tournage, je quitterais le projet”, affirme Niels Schneider. Corentin Fila nous confie qu’en 2018, il a “été témoin des attouchements auxquels s’est livré un chef opérateur libidineux d’une cinquantaine d’années sur une actrice de 17 ans. Personne n’a rien fait, je n’ai rien osé dire, ce serait différent aujourd’hui”.

Quant à l’impunité particulière dont jouissent les auteurs de VHSS en France, tous s’accordent à dire qu’il existe particulièrement chez nous une confusion entre liberté créatrice et abus de pouvoir : “Ce qui est révoltant, c’est que le cinéma ait servi à certains de couverture à des comportements qui n’ont rien à voir avec de l’art”, dit Niels Schneider, tandis que selon Reda Kateb, “la pire période va des années 1970 aux années 1990. Durant cette période, il y a eu une vague d’abus dont la presse était d’ailleurs complice. Abus dont ne sont pas seulement victimes les femmes d’ailleurs. Au-delà de la condition féminine, le débat mérite d’être aussi élargi à la protection des enfants et des personnes vulnérables”.

“Un système d’allégeance et de complicité envers les agresseurs”

Pour Nahuel Pérez Biscayart, “il y a une grande confusion entre le travail et la vie intime en France. C’est arrivé qu’après que j’ai décroché un rôle, le réalisateur m’écrive pour réclamer qu’on se mette au travail et qu’on s’aime, comme si ça allait de pair. Il n’y a qu’en France que l’expression ‘on ne peut plus rien dire’ est si populaire. Je crois que ces personnes confondent liberté d’expression et privilèges. Il n’y a aussi qu’en France qu’on parle de ‘la grande famille du cinéma’.

Quand on sait à quel point les VHSS sont d’abord intrafamiliales, ce terme est révélateur et symbolise bien le système d’allégeance et de complicité envers les agresseurs, système dont le CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée] fait partie en conservant à sa tête un président accusé d’agression sexuelle par son filleul. En tant qu’hommes, nous avons comme devoir d’écouter et de croire la parole des femmes, d’être solidaires de leur combat. J’essaie pour ma part de tisser un réseau de tendresse et de bienveillance avec les gens avec qui je travaille. Il faut faire comprendre aux agresseurs qu’il y a de moins en moins de complices de leurs actes”.

Hafsia Herzi : “Ce n’est pas avec moi qu’on s’amuse le plus en soirée”

14 avril 2024 à 17:00
Hafsa Herzi

Tu joues une surveillante de prison dans Borgo. Si tu devais effectuer un séjour derrière les barreaux, tu emmènerais quel livre avec toi ? 

Une vie de Maupassant, parce que c’est un assez gros livre, que ça m’occuperait un moment et que j’aurais même du plaisir à le relire.

Un ou une acteur·rice avec qui tu aimerais travailler…

Denzel Washington, mais il faudrait un traducteur parce que mon anglais n’est pas top.

Le dernier film qui t’a émue ? 

Les filles d’Olfa, c’est magnifique : dès les premières secondes j’ai été touchée.

De qui es-tu fan ? 

De ma mère.

La chanson qui te met de bonne humeur ?

J’adore la chanson française. Je dirais Ce n’est rien de Julien Clerc.

La dernière fois que tu t’es dit “plus jamais” ? 

J’ai essayé de faire un film de commande pour Arte. J’ai adoré mais plus jamais parce que c’est trop compliqué et il y a trop d’interlocuteurs. J’ai besoin de plus de liberté.

Ce qui te fait te sentir en sécurité ?

La santé, la mienne et celle de mes proches.

Une odeur de ton enfance ? 

Celle des madeleines de mère.

À quoi te servirait une machine à voyager dans le temps ? 

À revivre mon enfance pour avoir des souvenirs plus clairs. Avec l’âge, on ne fait plus la différence entre souvenir, rêve et imaginaire. Ça me permettrait de clarifier tout ça.

Une soirée réussie, ça tient à quoi ? 

À s’amuser avec modération. J’ai toujours été tranquille. Clairement ce n’est pas avec moi qu’on s’amuse le plus en soirée. J’ai du mal avec l’état d’ébriété des gens la nuit.

Si tu ne devais n’emporter qu’une photographie en partant de chez toi, ce serait laquelle ? 

La photo de mon fils. D’ailleurs il faut que je vous laisse, il réclame son jus d’orange.

Borgo de Stéphane Demoustier (Fr., 2023, 1h58). En salle le 17 avril. 

Ryusuke Hamaguchi : “Mes films sont hantés par la menace de la catastrophe”

11 avril 2024 à 12:52

Commençons par le tout début du Mal n’existe pas. La façon dont le titre de votre nouveau film apparaît, avec le surgissement de mots de couleurs différentes, est-elle une référence à Jean-Luc Godard ? 

Ryusuke Hamaguchi – Il y a évidemment une humble référence à Godard. Je l’ai toujours admiré et je dois dire que j’ai été assez atteint par l’annonce de son décès. Ce titre était une façon évidente de me lier à lui. Jamais je ne pourrais faire des films à sa manière, alors ce titre était la meilleure des façons de lui rendre hommage. 

Il est possible tout de même de prolonger le lien avec Godard dans la façon dont vous filez les couleurs bleu et rouge du titre tout au long du film, notamment avec les vêtements de vos personnages. 

Comme vous le savez, ce projet de film est parti d’images que j’ai réalisées pour habiller une performance live de la musicienne Eiko Ishibashi, compositrice de la BO de Drive My Car, et ce n’est qu’après la performance que j’ai décidé d’utiliser ces rushs pour en faire un long-métrage. Dès la préparation du tournage, Godard a fait partie de notre langage commun parce que, pour Eiko, il fait partie des cinéastes musiciens. Godard réalise ses films comme on compose de la musique. Nous nous sommes notamment inspirés de l’utilisation de la ligne musicale de Georges Delerue, ce mélange de notes à la fois entêtantes et dissonantes. Ce projet était le moment parfait pour exprimer mon admiration pour Godard. 

Les thèmes de l’écologie et de la nature semblent à première vue être nouveaux dans votre œuvre, même s’ils sont assez présents dans le cinéma japonais. Et pourtant, à la fin d’Asako I & II, je me souviens qu’il est question de la pollution des eaux d’une rivière. Tandis que, dans Drive My Car, les parents de l’héroïne meurent à cause d’une catastrophe naturelle. 

Oui, je crois que mes films sont hantés par la menace de la catastrophe, notamment naturelle. Et la préservation de la nature a évidemment à voir avec les menaces qui pèsent sur nos existences. Ce sont mes préoccupations de tous les jours et c’est naturel que celles-ci impliquent des constantes dans mes films. Cela dit, concernant l’écologie, quelque chose s’est éveillé en moi après la catastrophe de Fukushima. En 2011, j’avais co-réalisé Nami no koe : Kesennuma, un documentaire en deux parties sur la parole de rescapés de la catastrophe. Récolter ces témoignages m’a imprégné durablement et ressurgit sur ce projet. 

On sent aussi que vous avez énormément expérimenté de procédés de mise en scène sur Le Mal n’existe pas, comme si le caractère hybride du projet vous donnait une plus grande liberté. 

J’avais effectivement envie que ce soit l’occasion de tester des choses que je n’avais jamais faites avant. Comme ce devait à la base être des images sans son, il fallait qu’il y ait plus de mouvements que dans mes images sonorisées. J’ai donc réfléchi à des angles ou des déplacements de caméra originaux. 

Mais comment se fait-il que vous ayez tout de même enregistré le son des dialogues si vous ne saviez pas que vous alliez en faire un film ? 

Si nous n’avions pas eu de preneur de son, je pense que les acteurs auraient fait preuve d’une forme de relâchement que je voulais éviter. C’était en fait une mesure disciplinaire (rires). En fait, j’ai assez vite eu conscience que si je voulais atteindre le niveau d’exigence que je m’étais fixé visuellement, il fallait que ce soit joué aussi bien qu’un tournage plus classique, même si cela ne servirait peut-être à rien. 

Je n’ai pas envie de vous demander d’expliquer la fin qui veut, je pense, volontairement laisser le public dans une forme d’interrogation, mais en revoyant le film une seconde fois, j’ai remarqué à quel point la violence de la fin est en fait déjà présente tout au long du film. La mort plane, notamment à travers ses plans de cadavres d’animaux ou les coups de feu qu’on entend au loin. Pourquoi était-ce important d’achever le film de cette façon ? 

Oui, la performance se terminait de la même façon. Cette fin peut sembler à première vue incohérente. L’idée qu’elle hante le spectateur et qu’il ait éventuellement envie de revoir le film une seconde fois pour mieux comprendre me plaît assez. La brutalité de cette scène est faite pour que le spectateur se questionne à rebours sur tout ce qu’il a vu précédemment, parce qu’on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur ce qui a mené ce personnage à se comporter de telle sorte. Ce mécanisme m’intéressait. L’idée de la scène finale m’est venue assez vite. Ce personnage est capable de faire ce qu’il fait à la fin. Le spectateur le découvre avec surprise, alors qu’en réalité, effectivement, il y a une forme de cohérence à son geste. 

Le mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi, avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ayaka Shibutani (Jap., 2023, 1 h 46), en salle.

Festival de Cannes 2024 : voici la sélection officielle

“Une édition exceptionnelle, le festival de tous les records.” C’est par ces qualificatifs au bord de la crânerie qu’Iris Knobloch a défendu le bilan de l’édition 2023 du Festival de Cannes (fréquentation sans précédent, sacre des films primés par les Oscars etc.), ne manquant pas de rappeler dans le même temps que cette édition était aussi la première dont elle avait la charge de présidente. Le rappel d’une telle réussite ne manquait pas de mettre une pression particulière sur l’annonce de la nouvelle sélection officielle par Thierry Frémaux, avec qui la présidente constitue un tandem célébrant ses “noces de coton”, une matière “douce et résistante” comme leur association, selon ses mots malicieux.

Pourvu qu’elle soit douce

De fait, sur le papier, la sélection officielle est prometteuse. Elle combine avec un sens aigu des équilibres des paris audacieux sur de jeunes cinéastes encore peu connues propulsées en Compétition (Payal Kapadia, Coralie Fargeat, Agathe Riedinger…), des cinéastes aimés pour la première fois en compète (Miguel Gomes) ou qu’on se plait à y retrouver (Jia Zhangke, Christophe Honoré, David Cronenberg…). Seul deux anciens palmés concourent à nouveau : Jacques Audiard (neuf ans après Dheepan, avec un film qualifié par Thierry Fremaux de comédie musicale dans le milieu du Cartel) et Francis Ford Coppola (le seul doublement palmé, en 1974 pour Conversation secrète et en 1979 pour Apocalypse Now).

C’est dans l’air, c’est nécessaire

Le reste de la Sélection officielle, comprenant pas moins de quatre sections hors compétition, parait désormais s’attacher à faire entrer tout le cinéma : des films d’action asiatiques (en séances de minuit), des films à grand spectacle américains (le western de Kevin Costner, le dernier Mad Max de Georges Miller), la plus grosse production chinoise de l’année (avec l’ex-star de Wong Kar-wai, Zhang Yiyi), des réalisateurs français qui ont déjà connu la compète (les Larrieu, Alain Guiraudie, Leos Carax pour un projet atypique de 40 minutes), la comédie féministe de Noémie Merlant écrite avec Céline Sciamma, un documentaire de Yolande Zauberman sur des personnes transgenres de Gaza, la première réalisation de Laetitia Dosch, des films venus de cinématographies peu profuses comme l’Arabie Saoudite, la Zambie ou la Somalie.

À qui tendre la main ?

Ces annonces sont appelées à être complétées dans les prochains jours, comme l’a rappelé Thierry Frémaux. À ce stade, on note l’absence de films qui revenaient beaucoup dans les pronostics : Emmanuelle d’Audrey Diwan – qui pourrait venir renforcer la diversité de genre d’une Compétition qui ne comporte pour l’instant que quatre réalisatrices (moins que l’an dernier, où on en comptait sept) –, Spectateurs ! d’Arnaud Desplechin, le nouveau film d’Albert Serra ou encore ceux d’Emmanuel Mouret, Lucas Guadagnino, Patricia Mazuy. Notons que la sélection comprend souvent un film d’animation familial : Vice Versa 2, pas encore annoncé, pourrait pourvoir cette case. Mais aussi une grosse production française hors-compétition : dans cet emploi, on attendait Le comte de Monte-Cristo, voire Monsieur Aznavour avec Tahar Rahim (L’amour ouf de Gilles Lellouche – qui n’est, semble-t-il, ni le remake de L’Amour fou de Jacques Rivette, ni l’adaptation de L’Amour fou d’André Breton – a lui carrément été pris en compétition).

Ces annonces seront complétées lundi et mardi par la révélation des sélections de La Quinzaine des cinéastes et de la Semaine de la critique.

Compétition officielle :

The Apprentice d’Ali Abbasi

Motel Destino de Karim Aïnouz

Bird d’Andrea Arnold

Emilia Perez de Jacques Audiard 

Anora de Sean Baker

Megalopolis de Francis Ford Coppola

Les linceuls de David Cronenberg

The substance de Coralie Fargeat

Grand Tour de Miguel Gomes

Marcello Mio de Christophe Honoré

Feng Liu Yi Dai (Caught by the tides) de Jia Zhang-Ke

All we imagine as light de Payal Kapadia

Kind of Kindness de Yórgos Lánthimos 

L’amour ouf de Gilles Lellouche

Diamant brut d’Agathe Riedinger (1er film)

Oh Canada de Paul Schrader

Limonov de Kirill Serebrennikov

Parthenope de Paolo Sorrentino

Pigen Med Nalen (The girl with the needle) de Magnus Von Horn (1er film)

Un Certain regard :

Norah de Tawfik Alzaidi

The shameless de Konstantin Bojanov

Le royaume de Julien Colonna (1er film)

Vingt Dieux ! de Louise Courvoisier (1er film)

Le procès du chien de Laetitia Dosch (1er film)

Gou Zhan (Blackdog) de Guan Hu

The village next to the paradise de Mo Harawe

September Says de Ariane Labed (1er film)

L’histoire de Souleyman de Boris Lojkine

Les Damnés de Robert Minervini 

On becoming a guinea fowl de Rungano Nyoni

Boku no Ohisama (My Sunshine) d’Hiroshi Okuyama

Santosh de Sandhya Suri

Viet and nam de Trương Minh Quý

Armand d’Halfdan Ullmann Tøndel (1er film)

Hors compétition :

Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux

Horizon, An American Saga de Kevin Costner

Furiosa : une saga Mad Max de George Miller

She’s got no name de Chan Peter Ho-Sun

Rumours d’Evan et Galen Johnson et Guy Maddin

Séances de minuit :

Twilight of the Warriors : Walled in de Soi Cheang

I, the executioner de Seung Wan Ryoo

The swimmer de Lorcan Finnegan

Les femmes au balcon de Noémie Merlant

Cannes Première :

Miséricorde d’Alain Guiraudie

C’est pas moi de Leos Carax

Everybody loves Touda de Nabil Ayouch

En fanfare de Emmanuel Courcol

Rendez-vous avec Pol Pot de Rithy Panh

Le roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu

Séances spéciales :

La belle de Gaza de Yolande Zauberman

Apprendre de Claire Simon

L’invasion de Sergei Loznitsa

Ernest Cole de Raoul Peck

Le fil de Daniel Auteuil

Avec “Le mal n’existe pas”, Ryusuke Hamaguchi signe une fable écologiste subtile et impressionnante

6 avril 2024 à 10:56

Si le nouveau film de Ryusuke Hamaguchi déroute, au sens le plus littéral du terme et dans des directions multiples, c’est peut-être parce que contrairement aux précédentes œuvres du Japonais, il ne tire pas sa sève d’une matrice narrative (variation sur Vertigo d’Hitchcock dans Asako I & II, 2018, adaptation de Murakami dans Drive My Car, 2021, chroniques rohmériennes dans Contes du hasard et autres fantaisies, 2021) mais s’ancre plutôt dans une thématique sociétale d’actualité : l’écologie.

À la base, Le mal n’existe pas ne devait même pas être une fiction. Les images tournées par Hamaguchi dans un petit village de montagne non loin de Tokyo ont d’abord servi à accompagner un concert de la musicienne Eiko Ishibashi, autrice de la BO de Drive My Car. Ce n’est qu’une fois le tournage terminé que le cinéaste a eu envie d’utiliser ces rushes pour un long métrage qui reprendrait des éléments du montage et les morceaux de la compositrice, en y adjoignant d’autres prises et une narration plus tenue.

Le début du film saisit la symbiose entre les habitant·es du village et la nature qui les environne. Il s’attarde plus particulièrement sur Takumi et sa fille Hana, sur leurs gestes quotidiens : couper du bois, aller chercher de l’eau au ruisseau, nommer les différentes essences d’arbres. Cette harmonie est perturbée par l’arrivée de deux représentant·es d’une entreprise désirant implanter un glamping (contraction de “glamour” et de “camping”, dernier concept en vogue chez les Tokyoïtes) dans leur communauté, sans prendre en compte le fragile écosystème qui serait ainsi bouleversé.

Grand prix du jury à la dernière Mostra de Venise, Le mal n’existe pas a gardé de son origine musicale une dimension contemplative. Ce début pastoral évoque l’ambient, genre musical restituant avec douceur et sur un mode planant une atmosphère organique. Le morceau inaugural, qui reviendra à plusieurs reprises tel une Sonate de Vinteuil, est sublime. Composé de violons d’abord tourmentés puis caressants, il accomplit un trajet inverse au film, qui va quant à lui de la douceur à la dureté.

On l’a dit, ce nouveau long métrage déroute littéralement, dès son ouverture. Il s’éloigne de la route, du bitume et de l’urbanité des précédentes œuvres du cinéaste pour se déployer dans une campagne japonaise préservée, saisie au sortir de l’hiver. Le regard fixé sur la cime des arbres, on y entre en s’enfonçant dans une forêt qu’on ne quittera que pour une seule séquence. Cette observation de la nature se prolonge dans des plans qui sont comme tirés d’un documentaire animalier.

Fable écologiste aux accents militants, Le mal n’existe pas rappelle par moments le cinéma de Kelly Reichardt. L’art minimaliste et cependant infiniment subtil avec lequel Hamaguchi déploie ce puissant conte anticapitaliste et cette façon de regarder les beautés de la nature et de faire avancer le récit par une lente combustion en font aussi une sorte de Miyazaki pour un public adulte, délesté du fantastique mais tout aussi concerné par la façon dont l’humain souille son environnement. S’il est surprenant de voir Hamaguchi endosser ce costume, on se souviendra du dernier plan d’Asako I & II, qui faisait état de la pollution d’une rivière, et qu’il était déjà question d’une catastrophe naturelle (un glissement de terrain ayant coûté la vie à la mère de l’héroïne) dans Drive My Car.

La déroute proposée par Le mal n’existe pas agit aussi à l’intérieur même du film. Son apparente douceur est rompue par une fin aussi surprenante que véhémente. S’il se termine sur un acte d’une brutalité inouïe et qu’on peine d’abord à expliquer, la violence sourd au cœur du récit, et cette polarité entre harmonie et chaos se manifeste dès l’apparition du titre à l’écran. Dans un geste assez godardien, il se révèle sur fond noir : les uns après les autres, dans le désordre et dans des couleurs différentes, les mots “Evil”, “Exist” et “Does” apparaissent successivement en bleu avant que “Not” ne jaillisse en rouge. Ce jeu chromatique est filé tout au long du film : à l’intensité du bleu du ciel et des vêtements des habitant·es du village répond le rouge du sang qu’on verra couler à plusieurs reprises.

Cette violence résonne aussi dans le langage. La scène où les représentant·es exposent à grands coups de novlangue leur projet de glamping est symptomatique de l’extrême brutalité du capitalisme. Autre élément indicateur de la violence à venir, les coups de feu des chasseurs qu’on entend à plusieurs reprises et les cadavres des animaux qu’on croise deux fois. On se rappelle alors que le cinéma de Hamaguchi est hanté par le sentiment d’une catastrophe à venir. Entre l’exercice de style et le film d’intervention politique, Le mal n’existe pas est à la fois une parenthèse engagée et une nouvelle manifestation des obsessions d’un des auteurs les plus talentueux du cinéma contemporain.

Le mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi, avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ayaka Shibutani (Jap., 2023, 1 h 46). En salle le 10 avril.

Sur nos radars : Beanie Feldstein, actrice queer et féministe

30 mars 2024 à 18:00
Beanie Feldstein, en avril 2022 à New York.

Alors que la représentation de la jeune fille est au cœur des débats féministes actuels, la trajectoire de Beanie Feldstein est un motif de réjouissance. Sœur cadette de Jonah Hill, elle nous avait déjà marqué·es pour son rôle dans Lady Bird de Greta Gerwig, en 2017.

Mais c’est avec un autre teen movie que l’actrice et chanteuse de 30 ans se révèle : l’excellent Booksmart d’Olivia Wilde, sorte de déclinaison féminine de Supergrave. Elle y interprète une lycéenne qui, comme elle, aime les filles et décide de rattraper trois années de fun en une seule nuit. Depuis, elle a aussi tenu le rôle de Monica Lewinsky dans la troisième saison d’American Crime Story, relecture post-MeToo de l’affaire qui a conduit à la procédure d’impeachment lancée contre Bill Clinton.

Ce mois-ci, elle est à l’affiche de Drive-Away Dolls d’Ethan Coen. Dans ce road movie loufoque teinté de thriller, elle incarne l’ex-petite amie furibarde du personnage joué par Margaret Qualley. Si on ajoute à cette liste une brève apparition dans la troisième saison d’Orange Is the New Black, on ne peut qu’être impressionné·es par la cohérence du parcours queer et féministe d’une jeune actrice qu’on a envie de revoir au plus vite.

Drive-Away Dolls d’Ethan Coen. En salle le 3 avril.

La véritable histoire derrière “The Sweet East” ou la tragédie de la nymphette

27 mars 2024 à 10:11

Du premier film foutraque de Sean Price Williams, on a beaucoup dit à quel point il fait la satire d’une Amérique post-Trump hallucinée et tiraillée entre les extrêmes (néo-fascistes, néo-punk et autres radicaux religieux). C’est vrai. Mais de la même façon que le générique de début du film se conclut par la traversée d’un miroir, on pourrait dire que ce portrait des États-Unis est la surface de The Sweet East. Derrière cette apparence, il y a un second film plus complexe, un film obsédé par le fantasme de la nymphette et conscient de l’être.

Avec son visage poupon, sa mine boudeuse, ses lèvres pulpeuses et ses grands yeux bleus, Lillian, le personnage incarné par Talia Ryder, est belle et le sait. Pendant tout le film, on a peur pour elle, peur qu’à force de se retrouver malgré elle dans des situations où elle est à la merci des hommes, elle finisse par être sexuellement agressée. L’adolescente a l’air à la fois consciente du danger auquel elle s’expose (elle prend par exemple soin de bloquer la porte de sa chambre avec une chaise) mais étrangement confiante. De fait, même si elle subit une forme de violence (un garçon lui exhibe son sexe, un autre tente de la séquestrer pour l’épouser), elle n’est jamais la cible de l’ultra-violence que déploie le film.

Entre réussite et limite

Non, la violence à laquelle est soumise Lillian est celle d’être un fantasme sur pattes, une projection (on revient à la question du miroir). À force, elle finit par elle-même se projeter chez les autres. À plusieurs reprises, elle s’approprie la vie d’autres personnages lorsqu’on lui demande de parler d’elle, comme si elle était condamnée à n’être qu’une page blanche, une enveloppe vide, une matière à fiction. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’une cinéaste déclare à Lillian (prénom qui n’est d’ailleurs pas anodin, puisqu’il renvoie à Lillian Gish, surnommée the First Lady of American Cinema) “You’ve stepped out of my brain, […] you’re a vision” avant de tenter de la pousser à accepter de jouer dans son film : “The best actress is just a woman who says yes.” Plus loin, la réalisatrice vient frapper à sa porte et malaxe ses lèvres, comme si elle façonnait une figure de glaise.

À l’instar de cette cinéaste, on sent que Sean Price Williams est lui-même sous l’emprise du fantasme qu’il érige, à tel point que lorsqu’il filme avec insistance les hanches ou la poitrine de sa nymphette, on peine à dire s’il s’agit de méta ou de cochon. D’une certaine façon, être un fantasme protège Lillian du risque d’être agressée, mais la réduit à une matière libidinale et lui nie aussi la possibilité d’avoir une personnalité et une sexualité lorsqu’elle en a envie. La réussite et la limite de The Sweet East est d’être parvenu à représenter la tragédie d’un tel sortilège, tout en y succombant tout de même.

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 27 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

“Une famille” de Christine Angot : dire l’inceste avec une caméra

19 mars 2024 à 16:35

Comment devient-on cinéaste lorsqu’on est déjà écrivaine, autrice d’une des œuvres les plus importantes de la littérature française contemporaine ? Par coïncidence peut-être. En 2021 et alors qu’elle achève les épreuves de Voyage dans l’Est (Flammarion, 2021), Christine Angot s’en voit proposer un autre, de voyage dans l’Est, par son éditeur. À Strasbourg, là où elle a rencontré son père et là où il a commencé à la violer à treize ans. Elle a l’intuition qu’il y a là quelque chose à filmer, ce coup du hasard n’en est peut-être pas un. 

Cette caméra, ou plutôt ses caméras qui suivront ses pas, elle ne les confie pas à n’importe qui, puisqu’il s’agit des cheffes opératrices Caroline Champetier et Inès Tabarin. L’acte fondateur du film se joue lorsqu’elles se rendent ensemble au domicile de la belle-mère de Christine Angot, vivant seule depuis le décès de son mari et père de Christine Angot en 1999, deux mois après la parution de L’Inceste.

Art collectif

Dans cette séquence à la fois prodigieuse et sidérante, on voit l’écrivaine sonner à la porte de la veuve de son père, pour tenter d’avoir avec elle une discussion que l’écrivaine réclame en vain depuis des années. Elle lui ouvre d’abord. Mais la voyant accompagnée de deux caméras, elle se ravise et tente de refermer la porte. Christine y glisse le pied, puis le corps, avant d’ordonner plusieurs fois aux camerawomenentrez!”. Cette courageuse injonction fait basculer le film dans une nouvelle dimension. “Entrez !”, dit-elle, l’exclamation vaut autant pour l’appartement de sa belle-mère que pour son vécu de fille incestée et sa lutte, elle s’adresse tant aux caméras, qu’à celles qui les tiennent, qui entrent littéralement dans le champ, et qu’à nous, spectateur·rices. 

Ce “entrez !” c’est aussi l’irruption du cinéma dans l’œuvre littéraire de Christine Angot qui signe ici sa première réalisation. Cette nécessité du cinéma, elle la formule à sa belle-mère qui lui demande pourquoi elle a besoin d’avoir ses caméras avec elle : pour ne pas être seule, pour ne plus être seule. C’est le cinéma en tant qu’art collectif, qu’appui, qu’antidote à l’isolement auquel on renvoie les victimes d’inceste qu’invoque Christine Angot. Son film propose un puissant et généreux partage du sensible. Mais il vaut aussi comme une preuve, l’enregistrement des visages et des murs qui ont été témoins des viols. 

À l’avant-poste

Par la suite, elle rend visite à sa mère, ses conjoints, passé et présent, et finalement sa fille, pour (re)dire inlassablement l’inceste et enregistrer ces mots/maux et les leurs. Ces entretiens sont entrecoupés d’archives familiales sur lesquelles sont posés les mots de la cinéaste et également d’un extrait d’une émission de télé. Sur le plateau de Thierry Ardisson, on tente d’offenser l’écrivaine qui décide de ne plus jouer le jeu de la promo-maso. Elle est seule face à un groupe qui essaie de l’humilier. C’est aujourd’hui eux que le document humilie. La mise en scène de cette archive et sa réception aujourd’hui racontent aussi le chemin parcouru depuis Me Too et disent à quel point Christine Angot a souffert d’en être à l’avant-poste. 

Si vous voulez vraiment dire quelque chose, il faut toujours en dire deux en même temps”, a récemment dit Christine Angot à nos confrères du magazine Troiscouleurs. L’affirmation vaut pour Une famille, tant le film repose sur une série de paires disposées en parallèle dans le temps ou l’espace. Il y a la paire que forme Christine, devenue mère, et sa mère à elle, celle que forme sa mère avec sa belle-mère, celle constituée par sa fille avec les images de Christine adolescente, ses deux compagnons, Claude et Charly, les deux cheffes opératrices et enfin la répétition de ce voyage dans l’Est. Avec ce film, Christine Angot a vraiment filmé quelque chose. Ce quelque chose, c’est la violence de l’inceste et le nécessité du lien et de la parole pour y survivre.

Une famille de Christine Angot – en salle le 20 mars

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