Avec sa décision, l’an dernier, de cesser les activités du label qui l’a fait connaître, A. G. Cook a pu laisser croire qu’il voulait en finir avec l’hyperpop. Mais, alors que le registre, dont la patte du musicien est l’un des fondements, mute aujourd’hui de façon complètement autonome, le producteur s’attarde à en interroger l’archétype sur un troisième disque qui s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs.
Une nouvelle expérience
Le musicien n’en cache pas la filiation, en reprenant un découpage qui structurait son premier album 7G(2020), en forme de vaste étude séquencée pour musique électronique (chaque partie étant dédiée à un instrument) et qui transcendait déjà l’hyperpop en la confondant dans un impressionnant panel de styles : drill’n’bass, rock, synthpop, ambient…
Si sur Britpop, la division est temporelle (chaque tiers du disque est respectivement sous-titré Past, Present et Future), le principe se veut cette fois moins rigide. Alternant d’euphoriques pistes trance et IDM, puis des chansons electropop plus écrites en premières parties, avant une dernière section en forme de pot-pourri des précédentes, le disque amène à penser la temporalité comme un circuit fermé sur lui-même. Parce qu’il serait paradoxal d’imaginer le futur d’une musique aussi ancrée dans son temps que l’hyperpop, mais surtout à une époque où la pop se régénère par salves de réactualisations nostalgiques (la house psyché de Dua Lipa ou la country soul de Beyoncé pour 2024), la perspective d’A. G. Cook singe l’industrie autant que son propre héritage.
Dans ce cadre, l’hommage à SOPHIE (la productrice décédée prématurément en 2021 et proche de Cook, qui la mentionne sur Without) et les apparitions de Charli XCX (sur le morceau titre et le réjouissant Lucifer) font cocher à Britpop toutes les cases du cahier des charges hyperpop. Un comble, un an après la fin du label qui a fait grandir le style, et qui structurait ses propos et esthétique autour de ce genre de démarches paradoxales. Aussi, alors que l’album reste jubilatoire (par la technique toujours irréprochable de son auteur, même dans le versant songwriting du projet) et étonnamment digeste, on peut espérer qu’A. G. Cook trouvera un jour la tranquillité d’esprit pour proposer une musique préférant le fun décomplexé à l’embarras d’une charge théorique pachydermique.
Britpop (New Alias) d’A. G. Cook. Sortie le 10 mai 2024.
En une dizaine d’années de carrière, une révélation avec un premier album pop, Bubblegum, puis une confirmation avec le très club Future Nostalgia, la Britannique Dua Lipa, nouvelle égérie des dancefloors, a dessiné soigneusement les contours de la pop star des années 2020. Un grand mix entre la chanteuse, l’influenceuse (88 millions d’abonné·es sur Insta), la fashionista, l’égérie (pour Saint Laurent entre autres), l’actrice, la féministe et l’intello (à travers son site Service95 où elle partage son goût pour la littérature).
Devenue une habituée des tabloïds et des raouts VIP où chacun de ses changements de look, comme de partenaire, est guetté avec minutie pour alimenter la machine à clics, à tue et à toi avec Madonna, Elton John ou Megan Thee Stallion, Dua Lipa franchit une étape décisive avec Radical Optimism. Un troisième album où, décidée à élargir son univers club vers un son plus pop et psychédélique, la future diva a rassemblé autour d’elle Kevin Parker de Tame Impala (décidément sur tous les bons coups ces derniers mois), Danny L Harle, le jeune producteur anglais sur qui tous les yeux sont rivés, et ses vieux compères du début, Caroline Ailin et Tobias Jesso Jr.. Une bande de jeunes en folie réuni·es à Malibu, dans un lieu idéalement situé entre le studio d’enregistrement et le resort, qui transpire la moiteur et le farniente de l’été. Tous les sillons du disque, en particulier le morceau Anything for Love, s’en font l’écho.
Précédé par Houdini et Training Season, deux petits bijoux de dance-pop parfaitement ciselés, et tout récemment Illusion, où Dua modèle avec brio les contours de sa version du psychédélisme, Radical Optimism ouvre Dua Lipa à d’autres territoires, plus organiques mais aussi mainstream. Un bouquet de power-pop dansante et ensoleillée, où l’électronique et l’acoustique s’embrassent à qui mieux mieux, dans lequel les torch songs tonitruantes succèdent à des ballades plus intimes au piano, et à travers lequel Dua distille des clins d’œil au flamenco comme au funk psyché de Sly & The Family Stone. Un album qui devrait logiquement la propulser dans les étoiles.
Si vous aviez à décrire ce troisième album ?
Dua Lipa – C’est un nouvel univers musical qui s’ouvre à moi. Le son est plus organique, et plus honnête, je dirais. C’est aussi un disque plus mature, j’ai beaucoup évolué en tant qu’artiste et autrice-compositrice. Musicalement, il est très psychédélique, tout en abordant les thèmes de la persévérance et de la résilience. Le message principal est que, quand les choses ne se passent pas vraiment comme prévu, il faut continuer tout simplement à avancer.
C’est pour cette raison que vous l’avez appelé Radical Optimism ?
Je pense vraiment qu’aborder la vie de manière positive est essentiel. Fatalement, les gens vont vous décevoir. Certains événements de la vie, et tout ce qui se passe en ce moment dans le monde, tout ça est encore plus déprimant. Mais, il est primordial de cultiver une énergie positive, c’est tellement bénéfique pour la santé mentale et, surtout, ça aide à rester fort malgré l’adversité.
Cet “optimisme radical” correspond à un changement dans votre vie ?
Oui, mais tout simplement parce que j’ai grandi ! Traverser différentes étapes de son existence, aimer des gens, en quitter d’autres, et en prendre conscience, ce sont des expériences, bonnes ou mauvaises d’ailleurs, dont on ne peut que tirer des leçons.
Cet optimisme est doublé d’un sens de l’humour certain, à l’image de la pochette de l’album, qui vous voit dans l’eau, tout sourire, alors qu’un requin rôde à quelques centimètres.
En vérité, c’est quelque chose qui s’est produit totalement par accident alors que nous étions en train de tourner une vidéo, et notre réaction a été, avec toute l’équipe, de rester très calmes. Quand on a commencé à réfléchir sur la manière d’illustrer ce concept “d’optimisme radical” et sa signification, rester gracieuse et calme au milieu du chaos ou lorsque les choses ne se déroulent pas de la manière dont vous l’aviez envisagé, cette image s’est imposée. C’est la manière dont vous traversez le feu, pas le feu en lui-même, qui est le plus important. Moi, sereine dans des eaux dangereuses, reflète exactement ce qu’évoque l’album.
Quand vous avez commencé à travailler sur cet album, vous saviez où vous vouliez arriver ?
La tonalité du disque s’est mise en place progressivement, je devais d’abord être dans un état d’esprit créatif. Quand je m’attelle à un nouveau disque, je travaille toujours selon le même principe, en me demandant de quelle manière je vais pouvoir repousser mes limites. Comment je vais pouvoir grandir avec ma musique ? Comment je peux évoluer et me transformer ? Tout en passant ces différentes interrogations à travers un filtre pop. Mon processus créatif prend toujours du temps pour se mettre en route. La vérité, c’est que j’ai passé plus d’une année à écrire et composer tous les jours, jusqu’à ce que j’arrive à un certain point d’équilibre. Illusion a été la première chanson où je me suis dit : “Je sais maintenant dans quelle direction je veux aller.”
Ce morceau semble indiquer une nouvelle étape de votre carrière ?
Oui, c’est nouveau pour moi, les influences, la touche “club”, sont bien là, c’est quelque chose que j’ai déjà expérimenté sur mes précédents disques, mais c’est aussi différent, les morceaux sont plus organiques. J’adore cette nouvelle direction, pour avoir passé énormément de temps en tournée en 2022, j’ai pris goût aux versions live de mes titres et je souhaitais apporter cette sensation et cette énergie dans mon nouvel album.
Comment avez-vous choisi les artistes qui collaborent à cet album ?
C’est un mélange d’amis et de personnes avec lesquelles je rêve de travailler depuis longtemps. Un mélange de gens très énergiques et avec de forts caractères. Il y a Caroline Ailin et Tobias Jesso Jr. avec qui j’ai déjà collaboré. Danny L Harle, que j’admire, était dans mon radar depuis un moment et quelqu’un nous a présenté lors d’une soirée en disant : “Tiens, je te présente Danny, il est consultant en rave.” Ce à quoi j’ai répondu : “Parfait, c’est exactement ce dont j’ai besoin pour mon nouvel album !”
C’est un job de rêve !
[Rires] Oui, un boulot parfait qui m’irait parfaitement d’ailleurs ! Et puis, il y avait aussi Kevin Parker avec qui je rêve de collaborer depuis de nombreuses années, parce que je suis fan number one de Tame Impala. On l’a contacté, il était partant, et le premier jour où on a commencé à répéter ensemble on a composé Illusion, le lendemain Happy for You, le jour d’après What You’re Doing. Cette semaine d’écriture a été si fructueuse qu’on s’est dit : “Vu que ça marche si bien et qu’on s’amuse autant, pourquoi ne pas continuer sur notre lancée et passer plus de temps ensemble ?”
“Nous étions en roue libre, on faisait de la musique, on expérimentait, on s’amusait, on allait là où la musique nous guidait”
Vous dites vouloir explorer la pop psychédélique avec cet album. Ça signifie quoi pour vous ?
C’est retrouver l’énergie, l’hédonisme et la liberté du “Summer of Love”. C’est comme si, après le choc provoqué par la pandémie, le monde se mettait à sortir dans la rue, se retrouvait et se rassemblait de nouveau. Un peu comme si un nouveau “Summer of Love” se préparait, non ? Une soudaine résurgence de toute cette énergie. Pour moi, le côté psychédélique de cet album tient surtout au fait qu’en studio et pendant les sessions d’enregistrement, nous étions en roue libre, on faisait de la musique, on expérimentait, on s’amusait, on allait là où la musique nous guidait, le tout sans formules préétablies. C’était une merveilleuse expérience, car rien n’était calculé, on lançait des pistes, des mélodies, en se disant, “soyons vraiment bizarres, et si le résultat est vraiment trop étrange, on fera demi-tour. Mais regardons d’abord où ça nous mène, jusqu’où l’on peut aller dans cette direction, comment repousser les limites au maximum…” Les idées naissaient spontanément, les mélodies étaient fortes et amusantes, ça a été un moment très fort.
C’est ce que j’appelle le dualipadelism. Est-ce que Kevin vous a aidée à finaliser ce mélange subtil entre dance, rave et pop psyché ?
Totalement, ce disque c’est la combinaison de Kevin, Danny et moi ensemble dans la même pièce. Certains jours, nous étions guidés par la production, une autre fois par une mélodie, d’autres, tout simplement par le mood du quotidien, comme sur le morceau Training Season. Je trouve que cet amalgame et ce mélange de tant d’énergies différentes, au final, ont façonné cette ambiance psychédélique et étrange. C’était beau de constater que nos univers propres et notre manière de composer de la musique se rejoignaient spontanément.
Votre musique est très axée club. À quel point danser est important pour vous ?
Déjà, j’adore sortir, danser et tout simplement bouger. Mais, j’aime aussi la danse comme forme d’expression, aussi pour l’état dans lequel ça me plonge, et cette sensation de communauté que permet la danse, ce langage universel, cette faculté à réunir des gens venant d’horizons différents. Je suis persuadée que nos corps expriment souvent mieux ce que l’on ressent que la parole.
Qu’est-ce qui fait un bon morceau club selon vous ?
C’est une question difficile ! Il y en a tellement, dans tous les styles, du heavy metal à la danse. J’aime beaucoup World Is Empty de Skream, ce morceau qui sample les Supremes. Mais, je peux aussi danser sur du Jamiroquai, sur le Lady de Modjo ou les titres de The Blaze, que je trouve très entraînants. On peut mettre tellement de genres sous étiquette “dance” et ça dépend vraiment du moment et du contexte.
Vous avez déclaré vouloir retrouver l’énergie des raves anglaises des nineties. Comment expliquez-vous la nostalgie de cette époque que votre génération n’a pas connue ?
[Rires] Je ne pense pas que ce soit seulement un phénomène anglais. En France aussi, on sent ce besoin de sortir de nouveau, cette envie d’énergie. On a juste besoin de s’amuser parce qu’on travaille dur. J’aime cette dualité entre le travail et le droit de s’amuser comme une forme de libération.
Vous êtes très suivie par la communauté LGBTQ+, c’est important ?
Oui, définitivement. J’ai une plateforme d’expression et si je peux l’utiliser pour, d’une certaine manière, donner de la visibilité à des personnes qui en ont besoin, alors je peux me considérer comme une alliée de la communauté queer. Je crois au pouvoir d’exprimer les choses. Vu la manière dont les choses évoluent, il est important que quiconque se sente menacé et affecté par l’étroitesse d’esprit de certain·es puisse s’exprimer. Je leur offre un espace safe où ils et elles sont écouté·es, respecté·es et valorisé·es pour ce qu’ils et elles sont. C’est une manière de leur dire à quel point je suis reconnaissante du soutien qu’ils et elles m’apportent et que je veux leur redonner ce qu’ils et elles m’ont offert.
Vous entretenez une relation forte avec la France, qu’est-ce qui vous plaît dans le lifestyle frenchie ?
La gastronomie, le vin, la vie nocturne, la langue, j’adore tout ! Je n’ai que de bons souvenirs et notamment des concerts que j’ai donnés à Paris et en régions. Vous m’avez accueillie avec tant de gentillesse et d’amour que je suis d’une infinie reconnaissance envers mes fans français·es. J’ai une affinité particulière avec la France, mais aussi l’Europe. Je m’y sens chez moi en fait !
Propos recueillis par Patrick Thévenin
Radical Optimism (WEA). Sortie le 3 mai.En concert les 12 et 13 juin aux Arènes de Nîmes.
Dans la grande famille des songwriters lo-fi aux mélodies délavées, dans l’illustre lignée du Velvet Underground, l’Anglais James Hoare se hisse facilement au niveau des Allah-Las, Woods ou Real Estate, entre autres cousin·es américain·es d’aujourd’hui. Au sein des regrettés Veronica Falls, du groupe The Proper Ornaments ou encore du duo Ultimate Painting, on a déjà pu mesurer à de maintes occasions la capacité de ce natif du Devon à élaborer des chansons à la fois raffinées et cotonneuses, patraques, mais immédiatement enjôleuses.
Promenade solitaire
Son projet solo, Penny Arcade, poursuit cette noble quête vers une pop psychédélique idéale. On y entend le crachin anglais, des échos indie pop des eighties, mais aussi du soleil californien, qui réchauffe les cœurs. Impossible de ne pas décoller avec le chanteur-compositeur, quand il nous emmène sur son tapis volant moelleux pour écouter ses pop songs volontiers mélancoliques et nostalgiques, mais jamais passéistes. Elles ne dépayseront pas celles et ceux qui déjà ont apprécié les précédentes aventures de James Hoare, qui a récemment quitté Londres pour revenir sur les terres du Sud-ouest anglais, où il a grandi.
Cet album enchanteur n’a rien d’un collage, contrairement à ce que semblent indiquer son titre et le mélange de peinture et de lettres découpées qui ornent la pochette : ces onze morceaux restent homogènes et cohérents du début à la fin, y compris lorsque la voix s’absente temporairement (sur le somptueux Garage Instrumental), ou quand l’artiste fait planer des brumes psychédéliques façon Brian Jonestown Massacre (notamment sur le fabuleux Mr. Softie). Un album lumineux et serein, parfait pour accueillir le mois de mai.
Backwater Collage (Tapete Records/Modulor). Sortie le 3 mai 2024. En concert le 12 mai à Amiens (Chez Bertille), le 13 à Angers (Joker’s Pub), le 15 à Paris (Le Tony) et le 16 à Lyon (Le Sonic).
Composé en autarcie à Seattle, l’ambitieux troisième album de St. Vincent assume ses envies d‘expérimentation. Les guitares se font plus rugueuses, les élans d’apesanteur volent encore plus haut qu’avant et les paroles reflètent cet état d’esprit (le fameux concept d’empowerment), au risque de perdre un peu de sensibilité au passage et de dérouter. “J’ai passé de bons moments avec des mecs mauvais/J’ai dit des mensonges entiers avec un demi-sourire”, susurre l’artiste en introduction du captivant single Cheerleader, l’un des grands moments de ce disque en demi-teinte.
6. Actor (2009)
Ouvertement inspirée par des bandes originales de films Disney vintage et par Le Magicien d’Oz, St. Vincent a l’excellente idée d’injecter son énergie abrasive et son humour noir parmi ces mélodies immaculées. Imaginé aux côtés du producteur John Congleton (avec qui elle a travaillé plusieurs fois depuis), ce deuxième LP pas encore tout à fait extraverti crée de merveilleux contrastes, comme ces violons délicats, qui cohabitent avec des guitares métallurgiques (Marrow, Black Rainbow), ou cette capacité d’aborder d’une voix candide un monde intérieur sombre et dérangeant, à l’image du clip d’Actor Out of Work.
5. St. Vincent (2014)
Après une escapade avec David Byrne le temps d’un album en duo (Love This Giant, en 2012), Annie Clark se livre à de nouvelles acrobaties soniques sur le quatrième chapitre discographique de sa carrière solo. Sans jamais céder à la facilité, la compositrice est devenue une experte en son art, explosant les structures habituelles sans pour autant nous perdre, réconciliant rock industriel et sa vision de la pop, dansante, futuriste, cérébrale, tour à tour éthérée ou rêche. Et toujours cette volonté d’écrire des paroles audacieuses, comme au début de Birth in Reverse : “Oh quelle journée ordinaire/Sortir les poubelles, se masturber.”
4. Marry Me (2007)
Début 2006, Annie Clark opte pour le pseudonyme de St. Vincent pour lancer sa carrière solo. À cette période, la multi-instrumentiste s’était déjà fait remarquer au sein du groupe de Sufjan Stevens et de The Polyphonic Spree. Sur ce tout premier album, qui fait suite au prometteur EP Paris Is Burning (2006), elle confirme l’ampleur de son génie : voix voltigeuse, orchestrations somptueuses, songwriting ciselé, textes piquants et bien formulés… Elle attire immédiatement les comparaisons à Kate Bush et à David Bowie avec cette première carte de visite, toujours enchanteresse, près de deux décennies plus tard.
3. Masseduction (2017)
“Je ne peux pas éteindre ce qui m’allume”, avoue St. Vincent sur la chanson qui donne son titre à ce cinquième album, sa première collaboration avec le très demandé Jack Antonoff. Ce qui nourrit ici son feu intérieur, c’est un mélange d’electropop avant-gardiste, de glam rock hédoniste, de new wave ténébreuse et de mélodies irrésistibles, interprétées en compagnie de Kamasi Washington et de Jenny Lewis, entre autres. D’une sensualité bouillante et d’une intelligence pétillante, Masseductionse veut accessible et direct, sans renoncer à repousser toujours plus loin les frontières de la pop.
2. All Born Screaming (2024)
Revenir à l’état brut et simplifier tout en façonnant le son et en partageant ses émotions : un nouveau défi réussi pour le dernier album en date de St. Vincent, qu’elle a produit seule après avoir souvent préféré jouer les coproductrices. Sans faire appel au moindre masque cette fois, la passionnante tête chercheuse s’accompagne de plusieurs ami·es (dont Cate Le Bon, Dave Grohl, Stella Mozgawa), mais surtout de sa propre personnalité intense qui ressort de ces dix morceaux puissants, qui parlent de vie et de mort, sans pour autant sombrer dans les ténèbres. Magistral.
1. Daddy’s Home (2021)
Alors qu’elle s’est souvent construit un personnage inaccessible, d’un autre monde, St. Vincent fait ici tomber l’armure pour livrer son album le plus personnel, le plus chaleureux, le plus épanoui. Inspirée par les vinyles que son père lui faisait écouter enfant, elle se plonge dans le New York du début des seventies, armée d’une ribambelle de guitares qu’elle maîtrise à la perfection (acoustique, lapsteel, sitar électrique) et de claviers vintage (Wurlitzer, Mellotron). Immédiat et sophistiqué, lascif et élégant, touchant et impérial, ce sixième volet de sa discographie la propulse au sommet de son art.
Explorant une (strato)sphère kaléidoscopique entre musique électronique et pop psychédélique, Broadcast – formation originaire de Birmingham, copilotée par Trish Keenan (chant, guitare, claviers) et James Cargill (basse) – a émis ses premiers signaux sonores en 1996 et vite affirmé une scintillante singularité, de plus en plus expérimentale. Las, cette belle aventure a pris fin prématurément – et tragiquement – suite à la mort de Trish Keenan en 2011 (elle n’avait que 42 ans).
Une discographie infinie
Déjà riche, à ce moment-là, de quatre albums studio, de deux compilations et de plusieurs EP/singles, la discographie du groupe s’est encore bien étoffée depuis. Outre la bande originale du film Berberian Sound Studio, sortie en 2013, trois recueils de raretés diverses – Maida Vale Sessions, Microtronics – Volumes 1 & 2 et Mother Is the Milky Way– ont ainsi été publiés en 2022 par Warp, leur maison mère. L’année 2024 va être marquée par deux nouvelles parutions, à quatre mois d’intervalle. Intitulée Spell Blanket – Collected Demos 2006-2009, la première arrive au cœur du printemps. Elle rassemble 36 morceaux (ou embryons de morceaux, une dizaine d’entre eux durant moins d’une minute), enregistrés sur magnétophone 4-pistes ou sur MiniDisc par Trish Keenan, entre 2006 et 2009.
On y trouve, pour commencer, une esquisse programmatique (The Song Before the Song Comes Out), chantonnée en marchant. On y rencontre ensuite notamment une myriade d’entêtantes ballades acid-folk (Mother Play Game, Infant Girl, Hairpin Memories, Tunnel View, Petal Alphabet, Fatherly Veil, Colour in the Numbers), de courts instrumentaux répétitifs (My Marble Eye, Dream Power, Call Sign), une pastille psyché-pop (Hip Bone to Hip Bone), une complainte minimaliste (Heartbeat), un obsédant morceau de rock caverneux (Running Back to Me), un parfait tube krautpop (The Games You Play), une crépitante comptine electro (A Little Light), une profonde incantation a cappella (My Body) et – last but not least – plusieurs bulles lumineuses de pop rêveuse (Follow the Light, I Want to Be Fine, Puzzle, Join in Together, Spirit House).
D’une qualité globale élevée, l’ensemble gravite dans la même orbite miroitante que Broadcast and the Focus Group Investigate Witch Cults of the Radio Age (2009), leur quatrième album – réalisé avec The Focus Group (faux groupe se résumant au seul musicien John House) et composé de 23 morceaux disparates. Donnant à imaginer ce qu’aurait pu être le cinquième album de Broadcast, ces 36 inédits exhumés témoignent en outre de la fertilité créatrice de Trish Keenan. Reste maintenant encore à découvrir Distant Call – Collected Demos 2000-2006, qui doit paraître le 27 septembre prochain et mettre un point final à la discographie du groupe.
Spell Blanket – Collected Demos 2006-2009 (Warp/Kuroneko). Sortie le 3 mai 2024.
Avec Salvador (2020) puis Romeo (2021), Sega Bodega s’est constitué un début de carrière à renfort de titres d’albums répondant à des prénoms propres, mais qui peinaient à affirmer une identité. Minutieuse, mais toujours suspendue et flottante, la musique de ses premiers efforts souffrait d’un manque certain d’incarnation, quand les premiers travaux de l’Irlandais d’origine (les sorties de son label NUXXE, qui a aussi édité Coucou Chloé, Shygirl et Oklou à leurs débuts) avaient déjà bien délimité les contours de son univers, sorte de trip hop orienté club prenant la forme d’un R&B léthargique.
Trouver un biais d’incarnation
Mais sur Dennis, troisième volet de ce qui apparaît aujourd’hui comme une “trilogie nominale”, Sega Bodega trouve enfin de quoi donner corps à ses productions, gonflées d’inspirations acid (Adulter8), trance (Dirt), folk (Set Me Free, I’m An Animal) et reggaeton (True).
Les voix comme matière à échantillonner toujours en signature, le projet réussit à incorporer à l’abstraction inhérente aux productions de son auteur un sens de la composition mieux épanoui qu’à l’accoutumée, qui laisse moins l’impression d’un travail inoffensif. À l’écoute pourtant demeure le sentiment qu’en dehors de plusieurs saillies, le disque existe surtout par sa qualité de production (l’épileptique single Kepko en tête), comme si l’inventivité de Sega Bodega ne servait jamais autant sa carrière solo que celle des artistes qui bénéficient de ses talents.
Une difficile dissociation
C’est qu’à la suite de ses prédécesseurs, Dennis n’a pas la force évocatrice des travaux que le musicien propose avec Shygirl (en tant que producteur exécutif de son album Nymph, et plus généralement de toute sa carrière), Caroline Polachek (le temps du tube méditerranéen Sunset) et Eartheater (les singles Mitosis et Pure Smile Snake Venom), à qui il a offert des succès portant en partie au moins les projets dont ils sont issus. Même avec Björk et Rosalía, sur le titre caritatif Oral, actualisant une démo composée par la chanteuse islandaise à l’époque de Vespertine – pourtant un des disques de musique électronique les mieux produits de tous les temps.
Sans établir de distinction hermétique entre ses casquettes de producteur et d’artiste, il demeure difficile pour Sega Bodega de dépasser son statut d’opérateur dont on s’amuse à repérer la mention dans les crédits de projets hypes. Ce que donne aussi à voir sa tendance à multiplier les projets alternatifs (Ambient Tweets, alias sur Soundcloud, mais aussi nom de son nouveau label, ou Kiss Facility, le duo qu’il forme avec la Française Maryah Alkhateri), comme une forme de fuite en avant.
Dennis de Sega Bodega(Ambient Tweets & Supernature). Sortie le 26 avril 2024.
À l’instar de Desire, I Want to Turn Into You de Caroline Polachek – que nous consacrions tout en haut de notre classement des meilleurs albums de 2023 –, tout sur World of Work, le troisième effort de Clarissa Connelly, travaille les idées du désir et de la vitalité dans leurs rapports au réel. Et du rôle de la musique dans ceux-ci.
Les comparaisons entre la New-Yorkaise et l’Écossaise installée au Danemark ne s’arrêtent évidemment pas là (technique vocale d’outre-cieux, rénovation de motifs musicaux immémoriaux), mais cela ne saurait rendre honneur à ce grand œuvre à la curieuse pochette qu’est World of Work.
D’ores et déjà un album somme pour Clarissa Connelly, qui travaille sans relâche son fatras référentiel de traditions musicales celtiques et nordiques ou de philosophies héritées de Georges Bataille ou d’Hildegarde de Bingen (si l’on en croit le communiqué de presse qui accompagne le disque) pour faire advenir une pop moderne et réparatrice.
Une songwriteuse précieuse
En résulte ce disque d’une sensuelle étrangeté : sorte d’enregistrement HD d’un lointain passé ou de version intello du bardcore, ce genre viral consistant à passer à la moulinette médiévale des morceaux de pop contemporaine.
Comme ce single, Wee Rosebud, qui nous avait sidérés en ouverture du concert de Clarissa Connelly au festival Eurosonic, ou ces guitares électro-acoustiques qu’on jurerait enregistrées en MIDI (Tenderfoot, Crucifer), tout confère une qualité alien à ce disque. La création d’un espace-temps propice à l’exaltation sous toutes ses formes (intime, sacrée), un moyen de se soustraire au monde sans jamais l’oublier vraiment, un exercice de pop funambule qui installe Clarissa Connelly comme une songwriteuse précieuse.
World of Work (Warp Records/Kuroneko). Sortie le 12 avril. En concert le 25 juin à la Cité de la musique, dans le cadre du festival Days Off.
Comment mieux commencer la semaine qu’avec le retour de Billie Eilish ? Si l’artiste l’avait sous-entendu en septembre dernier sur les ondes d’une radio américaine, l’annonce est désormais bien plus explicite : oui, elle s’apprête à sortir son troisième album, lequel paraîtra au beau milieu du printemps, le 17 mai, chez Interscope Records. Son nom ? Hit Me Hard and Soft.
C’est par un message (très enthousiaste) publié sur son compte Instagram que Billie Eilish en a informé ses fans : “Tellement fou d’écrire ça en ce moment, je suis nerveuse et impatiente”, y écrit-elle, tout en précisant qu’elle se refusera aux traditionnels singles antérieurs à la sortie du disque. Elle “[veut nous] le donner d’un seul coup”.
Voilà qui survient au lendemain d’un teaser publié sur le même réseau social – une poignée de secondes suspendues où une silhouette plongeait dans les tréfonds d’une mer sombre, tandis que résonnaient (sans doute) les notes de l’un des titres à paraître dans le fameux disque.
“Finneas et moi ne pourrions vraiment pas être plus fiers de cet album, et nous avons absolument hâte que vous l’entendiez”, ajoute-t-elle. Et de conclure, trois fois plutôt qu’une : “Je vous aime.”
Pour la majorité des fans de noisy pop, Ride a fait figure de révélation à plus d’un titre. En sus d’inventer des hymnes à la pelle, ils furent parmi les premiers à prouver qu’il était possible de séduire avec une frange de cheveux dans les yeux, des pulls informes, tout en regardant ses chaussures. Formé en 1988 à Oxford par Andy Bell, Mark Gardener, Stephan Queralt et Laurence “Loz” Colbert, Ride marque profondément les esprits avec Nowhere, en 1990, premier album en forme de coup de maître. Posterboys pour étudiantes tout autant que poètes de la ruine de l’Angleterre, chantres du spleen adolescent et fêtards invétérés, les Anglais réussirent un mélange musical fait de guitares incisives, d’harmonies aériennes et de rythmes puissants.
Entre 1990 et 1992, les quatre de Ride s’installent sur le trône britannique, mais la chute n’en sera que plus rude. Les Anglais se prennent définitivement les pieds dans le tapis rouge à la sortie de Tarantula, leur quatrième et dernier album avant la séparation en 1996, puis la reformation en 2017. Cinq ans après This Is Not a Safe Place, Ride est de retour avec un septième album studio, Interplay, qui nous replonge la tête contre leur délicat mur du son tout en saturation. Entretien avec Andy Bell, cofondateur du groupe, dans la pénombre d’un boudoir d’hôtel.
Quand et pourquoi vous êtes-vous décidé à faire ce nouvel album ? Andy Bell– Nous remémorant les bons souvenirs de la tournée européenne de notre précédent album, This is Not a Safe Place, on souhaitait enchaîner rapidement sur un EP. Celui-ci ne verra jamais le jour, mais nous sommes partis faire des sessions d’improvisation dans le studio OX4 de Mark (Gardener, ndlr), à Londres. Le processus de création a littéralement débuté en plein milieu de la pandémie. Interplay, c’est notre bilan de la pandémie, pourrait-on dire. Logiquement, celui-ci a pris plus de temps à finaliser que la plupart des albums précédents de Ride. Cela a avancé lentement entre les différents confinements.
Jim Reid des Jesus and Mary Chain a dit un jour que “réaliser un bon disque est un exploit à 22 ans. Le faire à 50 ans, je pense que c’est un petit miracle”… (Il coupe.) Je suis d’accord à 100 % avec Jim ! Je partage aussi ce sentiment, mais je pense que faire ce disque en traversant ces situations durant la vingtaine n’aurait pas été plus facile. C’est parce que nous sommes vieux, têtus et plus sages à la fois que nous avons réussi à sortir ce disque malgré les difficultés. C’est un miracle à deux niveaux, en somme.
Nous n’étions pas psychologiquement prêts, pas assez solides pour gérer ces crises internes et le succès…
Votre manière de composer a-t-elle évolué au fil des albums ? Oui, le processus d’écriture, nous le modifions toujours un peu. Ainsi, pour ce nouvel album, nous avons décidé de ne partir de rien et de commencer par des jams pendant plusieurs sessions. Nous faisions cela une semaine ou deux, puis nous arrêtions pendant un ou deux mois, tout au long de 2021. Nous nommions ces séances d’après des lieux géographiques que nous aimions. Une manière de nous permettre de voyager en musique pendant les confinements. Puis, nous nous sommes retrouvés dans une impasse. Nous avons alors fait appel à un ingénieur du son, le pauvre Mark bossait sur la console tout en nous préparant à manger. C’est ainsi que Richie Kennedy s’est retrouvé aux manettes de notre album. Il arrivait avec de vraies bonnes idées et poussait l’élan collectif.
Vous n’aviez pas trop de pression sur les épaules avec ce nouvel album ? Non, nous n’avions aucune date limite de sortie. Peut-être que Richie Kennedy ressentait une sorte de pression, mais pas nous. La seule forme de pression ressentie venait de l’exigence que nous avions envers nous-mêmes, celle d’avoir toujours des choses pertinentes à raconter.
Justement, qu’est-ce que cela vous fait d’être toujours ensemble après toutes ces années ? Sur le plan humain, nous avons beaucoup de chance, nous sommes toujours tous les quatre ensemble, et en bonne santé. Nous avons fait une tournée avec The Charlatans récemment, et je me souviens avoir regardé le groupe sur scène lors du dernier concert, en réalisant les tragédies qu’ils ont traversées après avoir perdu trois de leurs membres. On dit souvent que les rapports deviennent plus difficiles après vingt, trente ans de collaboration. Honnêtement, pour moi, c’est l’inverse. Tout est plus facile que par le passé et je signe sans problème pour dix années supplémentaires si cela est possible.
Cela vous a pris du temps pour soigner les rancœurs liées à votre séparation après l’album Tarantula en 1996 ? Cela n’a pas pris trop de temps au final. Je pense que les problèmes que nous avions alors étaient surtout liés à notre jeune âge. Nous n’étions pas psychologiquement prêts, pas assez solides pour gérer ces crises internes et le succès… Nous ne réalisions peut-être pas à quel point nous étions proches l’un de l’autre avec Mark. Alors, oui, ce fut intense et violent, mais six mois après notre séparation, j’ai croisé Mark pour récupérer un truc quelconque chez lui ; nous étions assez nerveux de nous revoir, mais, très vite, nous avons décidé de tirer un trait sur les rancunes passées et de passer à autre chose.
Avec le recul, quelle a été la dispute la plus ridicule que vous n’ayez jamais eue au sein du groupe ? En 1993, quand j’ai lancé haut et fort : “Je ne veux pas que mes chansons figurent sur la même face du disque que les vôtres.” Et tout ça, bien sûr, sur ce qui devait être Carnival of Light. (Rires)
Carnival of Light, dont le titre est un hommage aux Beatles. Oui. Ils avaient composé ce morceau, Carnival of Light, qui n’est jamais sorti nulle part. Un vrai mystère.
Quelles ont été vos principales sources d’inspiration pour ce nouvel album ? Je réalise qu’il n’y a eu que peu d’influences extérieures qui ont modelé Interplay. Par le passé, je me souviens avoir vu une exposition du peintre Jean-Michel Basquiat, qui m’avait inspiré tout un tas de chansons pour notre disque précédent,This Is Not a Safe Place. Rien de tel cette fois. Nous avons réalisé que c’était un album centré sur le fait d’interagir ensemble, d’où le titre. Cela parle avant tout de notre capacité à travailler tous les quatre, inlassablement, malgré des circonstances parfois difficiles.
Dans vos textes, vous évoquez souvent l’insatisfaction face à la vie moderne. Vous considérez-vous comme pessimiste ou gardez-vous l’espoir d’un avenir meilleur ? Je reste optimiste. Je pense que Mark est le plus pessimiste du groupe. Certains de ses textes sont assez sombres, tout en possédant un côté lumineux. Pour ma part, j’essaie de voir le bon côté des choses. C’est une qualité, je crois.
Quels sont les paroliers, les “storytellers” qui vous ont le plus marqué ? Il y tant de paroliers que j’aime… Quand j’étais adolescent, j’adorais les Smiths. Morrissey est peut-être le premier auteur dont j’ai réellement creusé l’écriture. Je trouvais ses paroles vraiment drôles, mais à 14-15 ans je ne comprenais pas encore le sens profond de certains textes. Cela ajoutait du mystère au charme et à l’humour. Il y a aussi Robert Smith, peut-être le parolier auquel j’aspire le plus à ressembler : ses textes sont tellement purs et émouvants. Mon principal objectif est de toucher émotionnellement et durablement l’auditeur.
Y a-t-il encore des disputes dans le groupe ? Absolument. Mais, la différence est que nous arrivons à passer outre assez rapidement.
Quels sont les meilleurs souvenirs qui vous reviennent de la tournée anniversairede Nowhere ? Pour tout te dire, mon plus grand souvenir fut de regarder la finale de la Coupe du monde de football qui tombait le même soir (le 18 décembre 2022, avant leur concert en clôture des Inrocks Festival à l’Élysee-Montmartre, ndlr). Nous étions douze, serrés devant l’écran d’un téléphone, pour suivre le match France-Argentine. Rejouer Nowhere me renvoie totalement dans le passé. J’aime rendre visite à ce jeune homme que j’étais, lui parler et entendre ce qu’il a à dire. C’est drôle parce que ce sont les chansons de Nowhere qui restent parmi les plus aimées.
Avez-vous l’impression de vous être adouci avec l’âge ? Oui, je me suis définitivement adouci. Est-ce une mauvaise chose ? Non. Y a-t-il encore des disputes dans le groupe ? Absolument. Mais, la différence est que nous arrivons à passer outre assez rapidement. Lors de nos retrouvailles, Mark et moi avons décidé qu’en cas de futur désaccord, nous devions percer l’abcès au plus vite avant que les vrais ennuis ne débutent. Nous avons une étonnante capacité à nous dire des choses terribles, pour les oublier ensuite. Cela s’est produit plusieurs fois au début de l’enregistrement de l’album, mais nous blâmions les tensions extérieures, et passions à autre chose.
Quel est le moment dont vous êtes le plus fier au cours des trente dernières années avec Ride ? Ce ne sera pas original, mais je pense que sortir Nowhere est ce dont je suis le plus fier. Nous avons réussi quelque chose de spécial avec cet album, qui semble encore résonner aujourd’hui, ce qui est vraiment, vraiment incroyable.
Enfin, les années Creation Records vous manquent-elles ? Ce label était tellement brillant. Et rien de ce que j’ai lu dans les livres ou vu dans des documentaires consacrés aux années Creation Records ne ressemble vraiment à ce que je ressentais à l’époque. Cela vous fait réaliser que chacun vit dans son propre film. Ma perception de l’époque Creation sera très différente de celle de Bobby Gillespie, par exemple. Quand nous avons signé notre contrat, nous étions si jeunes. J’avais 19 ans et je venais à peine de sortir de l’école. Le matin, nous avions ces réunions avec l’incroyable Alan McGee. Vers le milieu de l’après-midi, le bureau commençait à se transformer en club. Le bureau du label était un lieu de fêtes. Les années passent, tu fréquentes d’autres labels, et c’est en regardant en arrière que tu réalises combien Creation était spécial, dans son rapport au business de la musique, à la convivialité. Primal Scream était le groupe avec lequel nous traînions le plus dans les locaux. J’avais l’habitude de trouver un coin tranquille avec Bobby et de parler probablement du groupe Love pendant que la musique était à fond et que tout le monde hurlait dans tous les coins.
Interplay (Wichita Recordings/PIAS). Sorti depuis le 29 mars 2024.
Tout est dans le nom. Gastr del Sol rompt vingt-six ans de disette et s’apprête à dévoiler We Have Dozens of Titles, album comportant une poignée d’archives musicales, fruits d’enregistrements sur scène comme en studio. Un disque qui paraîtra via Drag City, le 24 mai prochain.
Le duo de Chicago, lequel explorait les sonorités expérimentales dans les années 1990, vient justement d’en partager un premier extrait : The Seasons Reverse, titre enregistré en 1998 lors du dernier concert des deux compères.
Poésie nébuleuse
Si Gastr del Sol était resté hors des radars jusque-là, David Grubbs et Jim O’Rourke ne s’étaient pas non plus murés dans le silence. L’année dernière, le premier signait la bande originale du film de Kyle Armstrong, Les Mains liées, suite à la sortie de son album solo Shutting Down Here. Le second, quant à lui, s’associait au guitariste Alan Courtis dans le disque Braintrust of Fiends and Werewolves.
Cette fois-ci, c’est bien en tandem qu’ils reviennent à nos oreilles, avec douze titres empreints d’une poésie nébuleuse : de Quietly Approching à The Japanese Room at La Pagode en passant par Ursus Arctos Wonderfilis.
We Have Dozens of Titles de Gastr del Sol (Drag City), sortie le 24 mai.
Depuis Aleph, son premier album en 2013, violent brûlot d’électro froide, instrumentale et sans concessions, le producteur français Mike Lévy aura construit de toute pièce la créature fantasque Gesaffelstein. Un prince noir de la production, adulé par le show-business américain (ses collaborations avec Kanye West, The Weeknd, Kaycyy et récemment Lil Nas X et Charli XCX), nimbé de mystère, comme l’affirmation que séparer l’homme de l’artiste semble plus que nécessaire.
Culture du mystère
Comme à son habitude, le Lyonnais a laissé planer le mystère le plus opaque sur Gamma, son troisième LP annoncé en février dernier via un long clip-medley signé du très branché Jordan Hemingway, distillant les écoutes au compte-gouttes et balayant toute proposition d’interview.
Si Aleph avait imposé le producteur français comme un petit génie des boucles synthétiques avec sa techno violente et crissante, Hyperion (2019), le suivant, avait surpris tout le monde avec ses featurings mainstream (The Weeknd, Pharrell Williams) et son R&B du futur. Gamma, quant à lui, inverse la vapeur comme si le producteur avait décidé d’embrasser de nouveau l’underground et de quitter la lumière pour l’obscurité.
Une expérience rock
À l’écoute du disque, ses références eighties, Depeche Mode et Suicide en tête, l’erreur serait de penser que le démiurge des circuits imprimés revient aux sources électro d’Aleph, alors que Gamma permet surtout à Gesaffelstein de se frotter au rock le plus primal et de trouver sa voix. En l’occurrence celle de Yan Wagner, prodige de la scène électro-pop, avec qui il avait lancé un projet new-wave début 2010.
Un DJ, producteur et chanteur, protégé d’Étienne Daho, dont les intonations de crooner mal dégrossi s’imbriquent parfaitement dans ce blues du futur. “Mike m’a proposé d’essayer quelque chose sur un titre, explique Yan Wagner. J’ai été enchanté par ce morceau à la croisée de Silicon Teens et Suicide. Mike recherchait une énergie brute. C’était une évidence qui vient de notre terreau commun autour de l’EBM (electronic body music, ndlr), la new-wave, DAF, Fad Gadget, Cabaret Voltaire… C’est un disque punk, coup de poing, un objet intense à avaler d’un trait.”
Mélange de tourbillons indus et de déflagrations apocalyptiques, de beats phats et martiaux, de synthés coupants comme des riffs de guitare, les onze morceaux de Gamma, courts et ramassés, à la construction (couplet/refrain) ultra-pop, alternent le fouet et la caresse, les froissements de métal et les divagations bucoliques, l’amour et la violence. Comme si Gesaffelstein avait posé ses machines dans l’arrière-fond des cabarets mal famés de Memphis pour distiller un blues de soleil et d’acier où la voix de Yan Wagner joue au poor lonesome crooner en mode Depeche mood.
Engagé dans le combat rock depuis le tout début des années 2000, vite devenu un représentant emblématique du label Born Bad, Frustration entretient la flamme du post-punk, sur son versant le plus nerveux et ombrageux (tendance Wire/Joy Division), avec une indéfectible ténacité. Si ses cinq membres actuels – Fabrice Gilbert (chant), Nicus Duteil (guitare), Fred Campo (synthé), Pat Dambrine (basse), Mark Adolf (batterie) – ne sont plus exactement des perdreaux de l’année, ils ne donnent pourtant pas le moindre signe d’usure. Survenant à l’orée du printemps 2024, leur sixième album, Our Decisions, riche de dix morceaux, en offre une preuve (dé)flagrante.
Une fièvre inextinguible
Dès l’introductif Path of Extinction, ra(va)geur brûlot au gazouillant démarrage trompeur, le groupe francilien apparaît à son meilleur, soudé et ulcéré comme au premier jour, clamant l’urgence de réagir face à un monde en voie de disparition – un monde que la pochette, dessinée par le fidèle acolyte graphique Baldo, représente sous la forme d’une décharge géante, ensevelie sous le plastique…
D’une intensité supérieure au précédent (So Cold Streams), l’album propage cette fièvre vindicative du début à la fin et s’achève avec un éblouissant psaume électrique (Secular Prayer), comme un ultime feu d’artifice cathartique. Ô combien éloquente, la voix de Fabrice Gilbert, aux secouantes modulations expressives, se dresse tout du long sur des compositions pareilles pour la plupart à des barricades sonores conjuguant guitare stridente, synthé convulsif et section rythmique intraitable.
Le frénétique State of Alert renverse tout sur son passage en balançant des crachats bilieux à la Mark E. Smith, les deux fracassants morceaux en français (Omerta et Consumés) évoquent Bérurier Noir sous amphétamines, le très new-wave Riptide sonne (presque) comme un inédit furieux de Tears for Fears, le tubesque Pawns on the Game fait planer le spectre de Ian Curtis et l’obsédant Catching Your Eye attrape l’oreille pour ne plus la lâcher. Quant à l’atmosphérique Vorbei, interprété en allemand par Fabrice Gilbert avec la chanteuse du duo rouennais darkwave Hammershøi, il apporte une respiration et une touche de féminité, toutes deux très appréciables, qui font encore mieux ressortir la tempétueuse noirceur cinglante de l’ensemble.
Our Decisions de Frustration (Born Bad Records/L’Autre Distribution). Sortie le 29 mars.
Enregistré dans le garage de Kathy Mendonca, la batteuse de l’époque, That’s Not What I Heard est un cri de rage qui signe la naissance de The Gossip. Quatorze morceaux courts (d’une à deux minutes), rageux et abrasifs de rock garage – guitare, batterie, chant – plus minimal tu meurs ! S’il signe le départ du trio d’ami·es d’enfance du trou du cul de leur Arkansas natal pour Olympia, haut lieu du renouveau punk et du mouvement Riot Grrrls, le disque reste un poil interchangeable, même si certains n’hésitent pas à le comparer à une version queer des White Stripes. Sans aller aussi loin, c’est surtout la voix de Beth Ditto, très influencée par le gospel, même si pas encore suffisamment déployée, qui ouvre la voie au disco-punk qui va faire le succès de Gossip.
5. A Joyful of Noise (2012)
Alors que le groupe montre des signes d’essoufflement, se déchire dans l’intimité et que Beth affirme de plus en plus des velléités d’indépendance, le groupe mise sur MarkRonson pour lui insuffler un nouvel élan créatif. Si le choix est pertinent – on aurait adoré que Mark pousse le trio dans ses retranchements soul –, le timing n’est pas à la célébration. Miné par la mort d’Amy Winehouse, la collaboration tourne court et Brian Higgins de Xenomania, connu pour ses productions chamallow pour Kylie Minogue, Sugababes ou Girls Aloud, est appelé à la rescousse. S’il s’ouvre clairement sur la pop, avec ses gimmicks eurodance, sa production clinquante et ses refrains faciles, A Joyful of Noise, malgré quelques tubes, gomme les racines punk et riot du trio, met en sourdine les guitares électriques et dissout la colère brute de Gossip dans un rock FM lisse, sans âme et peu convaincant.
4. Movement (2003)
Deux ans après leurs débuts, le son du trio, tout en restant fidèle à son ADN, s’est affiné, certainement grâce à leur collaboration avec John Goodman, connu pour son travail avec Sleater-Kinney. La sensation punk-rock féminine de l’époque dont le trio a assuré les premières parties. Album moins brouillon et plus dansant, porté par la voix de Beth qui commence à prendre ses aises, la rage bienvenue des Riot Grrrls a laissé la place au garage rock des débuts. C’est l’époque où, frisson de succès oblige, le groupe commence à s’internationaliser. Benoît Rousseau, le premier à les faire venir en France au Point Éphémère, se souvenait dans Les Inrocks : “Je les avais payés 300 euros, ils dormaient à l’Étap Hotel de l’avenue Jean-Jaurès, dans le XIXe arrondissement. Beth portait une robe rouge, elle était un peu moins forte que maintenant. Le concert a été une grosse claque, elle avait l’attitude hyper punk, hurlait du début à la fin, se roulait par terre. Elle a fini en culotte. On sentait qu’il allait se passer quelque chose avec ce groupe.” Cinq ans plus tard, le groupe se produisait devant 18 000 personnes dans un Bercy en sueur !
3. Standing In the Way of Control (2006)
Disque de l’explosion médiatique de Gossip, qui en profite pour virer “The” de son nom, ce troisième album studio est marqué par le remplacement de Cathy aux percussions par Hannah Blilie de la scène de Seattle. Une batteuse réputée, qui a traîné avec les Chromatics et va apporter son jeu très punk-funk et dansant inspiré par Gang of Four, Liquid Liquid ou ESG. Produit par l’ex-Fugazi Guy Picciotto et porté par le tube éponyme Standing In the Way of Control, véritable protest-song en forme d’hymne queer, l’album est un écrin de guitares saturées, portées par un beat post-disco, dans lequel la voix de Beth Ditto déploie en écho toute sa puissance et sa rage.
2. Real Power (2024)
Après douze ans de silence et l’annonce officielle de leur séparation par Beth Ditto en 2016, un disque solo peu convaincant et du papillonnage entre le cinéma et la mode pour elle, Gossip annonçait son come-back en grande forme avec le single Crazy Again en novembre dernier. Initialement pensé comme un second disque solo pour Beth, produit par Rick Rubin, qui va appeler Nathan et sa guitare à la rescousse, le sixième album studio de Gossip renoue avec l’énergie et la rage contagieuses des débuts. Mélange de tubes explosifs et de riffs cinglants (Act of God, Real Power), ce retour inespéré du trio en pleine possession de ses moyens marque une maturité certaine et se permet des embardées très Talking Heads (Give It Up for Love), des ballades soul et lacrymales (Light It Up, Tough) ou de rendre hommage à Young Marble Giants sur Crazy Again. Le tout emporté dans les cieux par la voix de Beth Ditto plus soul et hurleuse que jamais, qui en fait la Tina Turner du XXIe siècle.
1. Music for Men (2009)
Alors que Beth Ditto est devenue une célébrité adulée par la mode et se balade au bras de Karl Lagerfeld ou fait les 400 coups avec Kate Moss, quand elle ne pose pas à poil en couverture de magazines chic, Gossip est signé par Columbia qui a vite flairé le potentiel du trio. Avec dans les pattes le producteur Rick Rubin, Music for Men, tout en s’inscrivant dans la veine de Standing in the Way of Control, écartèle l’univers du trio entre disco-punk et soul-garage en s’inspirant du I Was Made for Loving You de Kiss et perfusant le tout d’une basse très chic-ienne. Tout en offrant une profusion de tubes plus mainstream au trio, du petit bijou de blues écorché Dimestore Diamond au très no-wave Four Letter Word en passant par le rouleau compresseur Heavy Cross. Leur plus gros tube à ce jour en forme de déflagration électrique, addictive et irrésistiblement dansante.
Real Power (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 22 mars.
De la poésie du Velvet Underground à celles des explorations synthétiques (et solitaires). Ainsi pourrait-on résumer, grossièrement, la trajectoire tracée par John Cale. Le mythique musicien revient avec How We See the Light, titre ouvrant la voie à un nouvel album à paraître le 14 juin – via Domino. Et ce, un an après son disque Mercy, lequel avait mis un terme à une décennie hors des radars.
Ce ne sont pas ses (presque) 80 ans, qui auront raison de sa créativité quasi frénétique, lui qui s’est attelé à composer autant de morceaux que d’années vécues, en un an seulement. En cause : le déclic intime que la crise du Covid-19 a opéré en lui. De ce besoin de jouer découlera donc POPtical Illusion, à la veille de l’été.
En quête de lumière
Produit par John Cale lui-même dans son studio de Los Angeles, aux côtés de sa partenaire de longue date; Nita Scott, How We See the Light s’ouvre avec un piano cadencé, rejoint par une basse et un halo vocal teinté d’effets. Un dialogue musical qui se voit étayé d’une rythmique synthétique, puis du chant de Cale.
Le clip qui accompagne le titre, réalisation de Pepi Ginsberg, met en scène une flopée de marionnettes aux visages proéminents, lesquelles évoluent dans un quotidien grisâtre… Jusqu’à finalement accueillir la rencontre qui saura colorer ce dernier. Voilà, en somme, ce que raconte le titre : une quête vers le mieux.
POPtical Illusion de John Cale (Domino). À paraître le 14 juin 2024.
Un retour musical, certes, mais militant sans doute plus encore. Moby, dont le cheval de bataille est, sans conteste, le combat en faveur des droits des animaux, s’apprête à performer de nouveau face au public… mettant fin à une décennie hors des scènes. Afin de célébrer les 25 ans de son album Play, le musicien fera une escapade à Paris, le 24 septembre 2024, pour une soirée au Zénith.
“Ce qui rend cette tournée particulièrement excitante pour moi, c’est que je ne serai pas payé”, explique Moby. Tous les bénéfices occasionnés par ces concerts seront reversés à des associations européennes de lutte pour les droits des animaux.
Un nouvel album pour juin
“Il m’a […] semblé que ce ne serait pas une mauvaise idée de faire une petite tournée européenne pour l’occasion”, glisse Moby dans un communiqué. Avant de détailler : “Le show comprendra des chansons de Play, mais aussi d’autres tubes comme Extreme Ways, We Are All Made of Stars, When It’s Cold I’d Like to Die ou encore des sons plus underground comme Feeling So Real and Go.”
Sans doute l’occasion aussi de jouer quelques nouveautés extraites de son prochain album à paraître le 14 juin, Always Centered at Night. La billetterie – accessible à cette adresse – ouvrira le vendredi 22 mars, à 11 heures.
Always Centered at Night de Moby. Sortie le 14 juin 2024. En concert le 24 septembre 2024 au Zénith de Paris.