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“Mon pire ennemi” et “Là où Dieu n’est pas”, un vrai-faux diptyque choc à découvrir absolument

6 mai 2024 à 06:00

C’est toujours porté par une quête de dialogue que le cinéma de l’Iranien Mehran Tamadon semble se mouvoir. Dans Bassidji (2009), il tentait de tisser une discussion avec les personnalités parmi les plus extrémistes de son pays. Dans Iranien (2014), le cinéaste athée proposait à un groupe de mollahs de se confiner avec lui dans un petit appartement pendant deux jours. Établir un pont par la parole qu’il obtient grâce à la singularité d’un dispositif de cinéma, c’est ce que produisent et travaillent, à leur tour, ses deux nouveaux films.

Autant conçus en diptyque que comme des contrepoints qui entrent en collision l’un avec l’autre, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas offrent un témoignage d’une grande force sur les pratiques tortionnaires mises en place par le régime islamique pour contrôler et faire parler ses opposant·es.

Aussi complexe et versatile que pervers, Mon pire ennemi procède à la reconstitution des interrogatoires menés par les Bassidjis, les agents du régime iranien. Sauf qu’ici les personnes qui incarnent les interrogateur·rices sont des ancien·nes prisonnier·ères. Face à elles et eux, le cinéaste incarne un détenu. Pourtant, le traumatisme est trop profond pour que les néo-acteur·rices aillent plus loin et poursuivent le jeu de rôle.

Le réalisateur se tourne alors vers Zar Amir Ebrahimi (primée à Cannes pour Les Nuits de Mashhad). La jeune femme a subi des interrogatoires continus pendant un an. La voilà désormais chargée d’interroger Mehran Tamadon comme s’il était un prisonnier. Le simulacre devient progressivement cruel et humiliant : elle lui ordonne de se mettre en sous-vêtements, le propulse sous un jet d’eau glacée. Dans cette exploration de l’extrême violence psychologique et physique d’un diabolique jeu de manipulation, ce n’est plus seulement la toute-puissance du tortionnaire que le cinéaste questionne.

Les lignes se troublent et le film se retourne sur lui-même dans un grand trouble réflexif. Ainsi, pour déstabiliser le réalisateur, Zar Amir Ebrahimi commence à lui reprocher la nature même de son projet et la façon malsaine dont la reconstitution d’une situation oppressive réveille des traumatismes chez tous·tes celles et ceux qui l’ont vécue. Qui est alors le bourreau et la victime de ce jeu de rôle ? La troublante expérience sadomasochiste se transforme, en une fraction de seconde, en réflexion éthique sur l’image.

Dans une forme documentaire plus conventionnelle, Là où Dieu n’est pas poursuit la recherche du premier film. Mehran Tamadon y recueille les témoignages de trois ancien·nes détenu·es politiques, dans une prison reconstituée à l’intérieur d’un entrepôt de la banlieue parisienne. Une nouvelle sobriété, volontairement moins performative, qui s’écrit simplement dans l’écoute attentive des récits. Le cinéaste iranien nous projette ainsi dans la tête d’un·e captif·ve et dans la nécessaire résilience qu’il ou elle doit mettre en place pour survivre : “C’est dur de faire de la prison sans s’illusionner”, avoue l’une des personnes interrogées.

Mon pire ennemi de Mehran Tamadon, avec Zar Amir Ebrahimi, Taghi Rahmani, Mojtaba Najafi (Fr., Suis., 2023, 1 h 23). En salle le 8 mai.
Là où Dieu n’est pas de Mehran Tamadon (Fr., Suis., 2023, 1 h 52). En salle le 15 mai.

Entre fiction et ethnographie, “La Fleur de Buriti” est aussi envoûtante que politique

28 avril 2024 à 07:00

Dans chaque plan de La Fleur de Buriti, c’est l’urgence et la force de tout un peuple autochtone qui semblent crier. Alors que la menace de l’industrie agroalimentaire brésilienne pèse en permanence sur les Krahô, la caméra se glisse à leurs côtés, au nord-est du Brésil, et saisit leur lutte perpétuelle contre l’oubli.

Le film navigue dans cette communauté, dont l’autosubsistance est assurée par la chasse et la pêche, via la figure du jeune Patpro (Ilda Patpro Krahô) qui nous guide à travers trois périodes de résistance de son peuple. Peu à peu, la chronologie se brouille, les temporalités se percutent, oubliant la linéarité de son récit au profit d’un mélange de mythes et de légendes, de pratiques rituelles, jusqu’à se clore sur une manifestation contre les agissements du gouvernement Bolsonaro.

La Fleur de Buriti invite ainsi moins à se connecter à la trajectoire de son personnage qu’à rendre compte d’un monde et du mode de vie qui l’entoure. Contemplative et quasi spectrale, l’image 16 mm – comme une réminiscence du cinéma de Jean Rouch – dépasse dès le prologue le terrain de la pure ethnographie pour nous projeter au cœur d’une expérience sensorielle saisissante, enrichie par l’impressionnant travail d’immersion sonore sur les pulsations de la flore. Une hybridation des images qui permet de mieux cerner les spécificités des croyances ancestrales du peuple et son rapport politique au territoire.

Mettant en scène des personnages interprétés par des acteur·rices amateur·rices autochtones, ce dispositif permet d’éviter l’exotisme d’un regard occidental pour, au contraire, révéler par petites touches successives et méditatives l’organisation de la communauté, son rapport au monde et, peut-être le plus bouleversant, le rapport oral à la mémoire comme forme de résistance.

La Fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora, avec Ilda Patpro Krahô, Francisco Hỳjnõ Krahô (Bré., Por., 2023, 2 h 03). En salle le 1er mai.

“Un jeune chaman”, la rencontre réussie du sacré et du profane

23 avril 2024 à 11:44

À l’intérieur d’une yourte sombre, une silhouette vêtue d’un costume à franges et d’un masque couvrant le visage surmonté de yeux peints danse et tape contre un tambour. Cigarette à la bouche, la voix caverneuse du chaman est en train d’invoquer les esprits. Quelques minutes plus tard alors que la cérémonie s’est close, on découvre que derrière le masque se cache le jeune visage d’un adolescent. Zé, 17 ans, est à la fois un garçon rempli d’un esprit ancestral et un écolier studieux rêvant d’ascension sociale. Mais bientôt la découverte de ses sens et surtout la rencontre avec Maralaa vont perturber ce quotidien bien en place.

La jeune cinéaste mongole Lkhagvadulam Purev-Ochir mène avec une grande sensibilité cette quête d’identité et de spiritualité de ce jeune homme tiraillé entre ses croyances, son premier amour et un système scolaire d’une grande violence. À la grande cruauté répressive de l’institution écolière, le film lui répond de belles explorations d’une rébellion adolescente qui a soif de liberté (une fugue pendant un cours de sport, une coloration de cheveux ou une escapade en boîte de nuit).

Alchimie

Pourtant, dans le parcours de son protagoniste, le film n’oppose jamais la modernité et la tradition. Le personnage de Zé semble ainsi autant mû par la spiritualité que par les pulsations sensibles et organiques d’un corps en puberté. C’est dans cette alchimie, ce gracieux point de jonction qu’Un jeune chaman organise cette belle rencontre du sacré et du profane.

Ne basculant jamais dans le merveilleux ou le réalisme magique, la caméra de Purev-Ochir parvient à saisir lors de vibrants silences, de longs temps morts, quelque chose de l’ordre de l’indicible. Film de rencontre et de tissage plutôt que d’opposition, Un jeune chaman trouve dans ces images un naturalisme empreint d’une spiritualité intensément magnétique.

Un jeune chaman de Lkhagvadulam Purev-Ochir Au cinéma le 24 avril

“Borgo” : Hafsia Herzi insaisissable dans un thriller carcéral passionnant

15 avril 2024 à 06:00

C’est une prison bien étrange, et pour cause. L’unité 2 du centre pénitentiaire corse de Borgo fonctionne à régime ouvert. Pendant toute la durée du jour, les portes des cellules sont laissées béantes et les prisonniers – tous des hommes corses – sont libres de circuler de pièce en pièce. Dès les premières minutes, la mise en scène de Stéphane Demoustier renverse l’idée du champ panoptique rendu possible par le fonctionnement carcéral.

La domination par le regard n’est plus monopolisée par le gardien qui épie à travers l’œilleton d’une cellule. Cette surveillance est désormais partagée. Ou plus que ça : “Ici, ce sont les détenus qui surveillent les gardiens et non l’inverse”, avouera la directrice du centre à Mélissa (Hafsia Herzi), une jeune surveillante fraîchement arrivée de Paris.

Hitchcockien par excellence, ce renversement du voyeur ou de la voyeuse devenu·e objet du regard, et donc potentiellement en danger, va lancer avec force toute la matière de thriller de Borgo. Regardée, surveillée en permanence, Mélissa se transforme en grande sœur autoritaire mais empathique qui décide de prendre soin des détenus (elle rigole avec eux, leur fait passer des cigarettes).

Le trouble s’installe à l’image et complexifie le rapport de force : la surveillante souhaite-t-elle simplement instaurer une certaine humanité dans son travail ou veut-elle faciliter son intégration ? Alors que son implication criminelle se concrétise, cette question va progressivement glisser vers une autre : est-elle l’objet d’une instrumentalisation ou complice ?

À chaque image, Borgo accepte d’être devant ce mystère qu’il n’arrive pas à percer. Son autre merveilleux mystère, c’est Hafsia Herzi qui, quelques mois après Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck, prolonge un motif passionnant sur le mensonge. Dans les deux films, ses protagonistes se projettent dans la vie de quelqu’un d’autre et bientôt vont croire à leur propre mythomanie. Tout en contrepoint et contradiction, le personnage herzien est si insaisissable que l’on ne sait jamais si le mensonge qu’il emmène est subi ou s’il a une véritable jouissance à le porter.

L’instruction judiciaire, dont on suivra par intermittence le point de vue, se retrouve face à l’abyme. Les deux inspecteurs (Michel Fau et Pablo Pauly) auront beau récolter une multitude d’angles de caméra de sécurité (le film résume son enquête à un huis clos fondé sur l’analyse d’images de surveillance), le mystère restera non résolu. Et même lorsque les deux enquêteurs passeront des vidéos au réel lors d’un interrogatoire, ils n’arriveront pas à faire parler Mélissa. Car que peut-on faire dire à un mensonge qui dit la vérité ?

 

Borgo de Stéphane Demoustier, avec Hafsia Herzi, Moussa Mansaly, Florence Loiret Caille (Fr., 2023, 1 h 58). En salle le 17 avril.

“Quelques jours pas plus” : que vaut cette rom com sociale avec Camille Cottin et Benjamin Biolay ?

2 avril 2024 à 07:51

Pour son premier long métrage, Julie Navarro tente de mêler audacieusement rom com et film social autour de la crise migratoire. Alors qu’il tombe amoureux de Mathilde (Camille Cottin) dans une scène d’évacuation d’un camp de migrant·es, le critique rock Arthur Berthier (Benjamin Biolay) accepte d’héberger Daoud (Amrullah Safi) un jeune Afghan afin de se rapprocher de la responsable de l’association humanitaire.

À la lecture de son pitch, on redoute le pire. Pourtant sur l’échelle du cinéma de droite déguisé en film-humaniste-social-dem qui a trouvé son incarnation la plus sournoise et élaboré dans le cinéma de Toledano-Nakache, Quelques jours pas plus se place autre part.

Une violence institutionnalisée silenciée

Ici, c’est non pas par son sous-texte insidieusement autoritaire que le film refroidi mais par son manque d’ambition voire d’intérêt politique. Au-delà de l’examen du sujet migratoire qui restera minoritaire, l’enjeu principal du film qu’il conduira jusqu’à son ultime image sera la constitution ou non du couple Biolay/Cottin. Plus préoccupée par les conséquences personnelles que par les réalités systémiques auxquelles sont confronté·es les migrant·es, cette approche laisse de côté toute critique sérieuse de la politique répressive de l’État.

L’omniprésence des forces de l’ordre et des autorités sera traitée avec une légèreté troublante, comme si ces éléments étaient des événements autonomes plutôt que les instruments d’une violence institutionnalisée.

Affects

L’autre choix regrettable du film est de traiter l’accueil et la gestion des migrant·es comme une question exclusivement morale et non politique, privilégiant toujours la dimension affective de son sujet au détriment d’une analyse critique, à froid.

Au cœur des images, il n’y aura ainsi jamais de véritable expression d’un réel politique mais un entassement de dilemmes et de questionnements moraux où la culpabilité est reine, réduisant par exemple celui ou celle qui n’accueille pas un·e migrant·e à de l’égoïsme. En détournant – volontairement ou pas – le regard, le film évite d’aller là où ça fait mal, de traiter l’angoisse sécuritaire, la peur de l’étranger ou encore la fétichisation et le fantasme du jeune Arabe.

Quelques jours pas plus de Julie Navarro avec Benjamin Biolay et Camille Cottin. Au cinéma le 3 avril.

Jaione Camborda : “J’essaie de montrer que les corps et la nature sont la même chose”

27 mars 2024 à 17:10

Pouvez-vous nous raconter la genèse de O Corno, une histoire de femmes ?

Jaione Camborda – Il était important pour moi d’explorer cette idée, la capacité des femmes à donner naissance ou à décider de ne pas le faire. Je me posais beaucoup de questions à ce sujet. Lorsque je commence un film, je multiplie les interrogations, si j’ai beaucoup de réponses, ce n’est pas intéressant pour moi. Et normalement, je termine sans en avoir. Je ne cherche pas à obtenir de réponses sur les grandes problématiques des êtres humains. Il s’agit plutôt d’un dialogue.

La question du féminin et de la sororité transparaît non seulement dans les images du film, mais dans la manière dont il est fabriqué

Je pense que O Corno parle de la façon dont nous regardons le monde. Mais il faut aussi que cela se traduise dans la réalité. C’est pourquoi, le film est produit par trois femmes. Cela s’est fait de manière naturelle, parce que c’était un thème qui était très important pour nous. Il y avait aussi beaucoup de femmes dans les rôles principaux. Il y a aussi quelques hommes, comme Rui Poças, directeur de la photographie, qui est un véritable maître de la lumière. Il a un regard très sensible sur le monde. Il est également féministe, et a une sensibilité féminine d’une certaine manière.

Avez-vous ressenti une différence par rapport à votre premier film ?

Arima a été très difficile à réaliser. Parce que je l’ai autoproduit, j’ai été très seule dans la production. Le budget était vraiment réduit, au total, il a fallu 16 ans pour financer le film et trois semaines pour tourner. Il y avait aussi beaucoup de femmes, et même si l’équipe était moins nombreuse, nous étions une grande famille. C’était vraiment difficile de tourner Arima, mais le bon côté des choses, c’est que j’ai beaucoup appris, et j’en suis très fière. À travers ce film, j’ai essayé d’explorer l’être humain de manière plus psychologique, cette partie corporelle et mammalienne de l’être humain.

Le choix de la danseuse Janet Novás pour interpréter le rôle principal s’inscrit-il dans cette même direction d’explorer le corps plutôt que la psychologie ?

Oui, bien sûr. Pour moi, il était essentiel de revenir au corps, de se rappeler que nous sommes aussi des animaux. Il était important de pouvoir ressentir ce personnage de manière physique. La relation avec le monde et les émotions se faisait à partir du corps et vers le corps. Janet est une danseuse extrêmement intéressante. J’ai eu la chance de la voir danser il y a 10 ans. J’ai vu qu’elle avait une grande présence. De plus, elle travaille beaucoup à l’instinct. Je l’ai invitée au casting, et j’ai pu constater qu’elle avait un talent pour développer des mouvements émotionnels de manière cinématographique.

Votre film s’ouvre sur une scène d’accouchement à couper le souffle. Comment avez-vous réalisé cette scène très puissante ?

Je savais que cette scène était très importante alors j’ai essayé d’y apporter beaucoup de soin. Nous avons eu suffisamment de temps pour le faire pendant le tournage. J’ai tourné des prises très longues, d’environ 20 minutes. J’ai voulu saisir ces moments entre les spasmes de douleur, ces moments où rien ne se passe et où quelque chose est suspendu dans l’air, dans le temps. Je pense que ces moments n’ont pas été assez montrés au cinéma alors que c’est très important. Accoucher, c’est un long moment. Ce n’est pas seulement la dernière minute quand le bébé arrive. Ce moment, on l’a vu plein de fois au cinéma, mais pas le temps d’avant, ce lent processus. Je voulais aussi me souvenir de cet aspect animal dans ces scènes. Lorsque j’ai eu mon propre enfant, j’ai vu que c’était l’un des moments où la vie se souvient de vous et que, très clairement, que vous êtes un animal mammalien.

“Lorsqu’une fille meurt à la suite d’un avortement clandestin, le meurtrier n’est pas la femme qui l’a aidée, mais le patriarcat”

Pouvez-vous nous parler du dialogue que le film établit entre les corps de ces femmes et la nature qui les entoure ?

Pour moi, il ne s’agit pas d’une relation ou d’un dialogue. J’essaie de montrer que les corps et la nature sont la même chose, font partie d’une même entité. On ne peut pas les séparer. J’essaie de le faire d’une manière cinématographique avec les cadres sans ciel, avec les gens, avec tous les personnages très liés à la terre. Cela passe aussi, par exemple, par les costumes, les couleurs qui sont les mêmes ou quelque chose qui ressemble à la nature qui les entoure. J’essaie d’éliminer la distance entre le personnage et la nature.

À l’heure où l’avortement et son accompagnement sont menacés par les gouvernements réactionnaires du monde entier, ce n’est pas seulement l’Espagne des années 1970 que regarde le film. C’est aussi notre époque ?

Il était important de replonger dans une époque où il y avait cette interdiction des corps afin d’établir un dialogue avec le présent. C’est pourquoi j’ai choisi d’aller vers l’Espagne franquiste tout en créant une esthétique atemporelle pour que le spectateur puisse oublier que le film se passe dans les années 1970 et qu’il ait une impression et une expérience d’aujourd’hui. Certains partis politiques pensent qu’il faut revenir au passé en ce qui concerne l’avortement ou les droits des femmes. Il faut ce souvenir de cela et comprendre que lorsqu’une fille meurt à la suite d’un avortement clandestin, le meurtrier n’est pas la femme qui l’a aidée, mais le patriarcat. C’est cette interdiction qui tue. Il faut aussi se rappeler que ce sont les femmes qui font l’avortement. Ce n’était pas légal et elles mettaient leur vie en danger. J’admire beaucoup ce qui s’est passé en France avec la constitutionnalisation de l’avortement. Évidemment, nous voulons à à notre tour que ce droit soit inscrit dans la constitution espagnole. Nous allons devoir nous battre pour cela.

O Corno ­– Une histoire de femmes de Jaione Camborda, avec Janet Novás, Julia Gómez, Nuria Lestegás (Esp., Por., Bel., 2023, 1 h 45). En salle le 27 mars.

“O Corno” : une exploration vibrante de la condition féminine sous le franquisme

24 mars 2024 à 07:00

Lorsqu’elle tombe enceinte accidentellement, une jeune femme demande de l’aide à María, qui pratique l’avortement dans l’Espagne des années 1970. “Si tu ne m’aides pas, je le ferai seule” : ainsi s’exprime la douleur de cette femme, contrainte à une lutte pour la survie dans un régime dictatorial. Prenant pour cadre les dernières années du franquisme, O Corno est une exploration vibrante de ce que vivent les femmes dans une société autoritaire et liberticide. À la manière d’une contre-histoire centrée sur les hors-la-loi, la cinéaste Jaione Camborda rend compte de cette campagne galicienne appauvrie, peuplée de survivant·es qui tentent de tisser un réseau secret de solidarité et de sororité face à la violence répressive des institutions.

Particulièrement rugueux lorsqu’il s’attache à retranscrire l’expérience de la douleur éprouvée par les corps féminins – sans pour autant en intensifier inutilement la souffrance –, le film trouve sa douceur et sa délicatesse dans le portrait tout en chaleur des personnes aidantes. Au cœur de mouvements de caméra aussi soignés que silencieux, la très belle photo en clair-obscur de Rui Poças (chef opérateur de João Pedro Rodrigues, Miguel Gomes et Lucrecia Martel) opère la bascule d’un portrait de groupe féminin vers des fragments de poésie pure, grâce à la sensibilité des métaphores visuelles et à la sensorialité des textures représentées (le sable mouillé, la terre des champs ou encore l’eau d’une rivière).

Plus que l’époque franquiste, c’est le monde actuel que regarde Camborda. Avec une lucidité sèche, ses images interrogent l’état de nos sociétés contemporaines où les droits à l’IVG de grossesse sont remis en cause par les gouvernements et les partis réactionnaires du monde entier.

O Corno ­– Une histoire de femmes de Jaione Camborda, avec Janet Novás, Julia Gómez, Nuria Lestegás (Esp., Por., Bel., 2023, 1 h 45). En salle le 27 mars.

“Los Delincuentes”, un anti-film de braquage irrésistible venu d’Argentine

23 mars 2024 à 07:00

Discret employé de banque à Buenos Aires, Morán décide un jour de dérober 650 000 dollars à son entreprise, soit exactement le double de ce qu’il gagnerait jusqu’à sa retraite s’il travaillait tous les jours pendant encore un quart de siècle. Il confie ensuite l’argent à un collègue avec qui il partage la somme, en attendant de purger sa peine de prison.

Il y a dans ce geste pragmatique, sans surplus ni excentricité (le voleur prend “seulement” l’argent qu’il aurait touché au cours de sa carrière), toute la sève du film de Rodrigo Moreno : inverser le rapport entre loisir et travail en empruntant à l’imaginaire anarchiste. S’affranchir des modes de production capitaliste pour reconquérir son temps de vie, c’est précisément le ressort de Los Delincuentes, dont le récit va développer un nouveau rapport à la temporalité et rompre avec ce qui se déploie habituellement au cœur d’un cadre fictionnel.

Ainsi, bien plus que par sa durée de 3 h 10 (qui n’est plus un critère pertinent pour évaluer les degrés d’expérimentation narrative d’un long métrage, au regard de l’allongement des blockbusters hollywoodiens), c’est par la façon dont Moreno dynamite les conventions du film de braquage qu’il en inverse les pôles magnétiques.

Moins follement expérimental que ses compatriotes du collectif El Pampero Cine (Mariano Llinás, Laura Citarella, etc.), le cinéaste partage pourtant leur philosophie de la digression, cette façon de sculpter son récit tout en s’émancipant des règles narratives (rythme, structure). Le vol inaugural de Morán sera ainsi expédié et sa mise en scène, relayée par un régime d’images volontairement anti-spectaculaires. À ce qui était destiné à être le grand morceau de bravoure du film Moreno substitue une partie de campagne hédoniste, dont un sublime déjeuner renoirien aux bords d’une rivière. Étiré à l’extrême et d’une grâce irrésistible, c’est ce voyage qui contient toute la visée utopique de Los Delincuentes, son trésor libertaire.

Los Delincuentes de Rodrigo Moreno, avec Daniel Elias, Esteban Bigliardi (Arg., Chil., Br., Lux., 2023, 3 h 10). En salle le 27 mars.

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