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Dua Lipa : “‘Radical Optimism’, c’est la liberté du Summer of Love”

2 mai 2024 à 23:01

En une dizaine d’années de carrière, une révélation avec un premier album pop, Bubblegum, puis une confirmation avec le très club Future Nostalgia, la Britannique Dua Lipa, nouvelle égérie des dancefloors, a dessiné soigneusement les contours de la pop star des années 2020. Un grand mix entre la chanteuse, l’influenceuse (88 millions d’abonné·es sur Insta), la fashionista, l’égérie (pour Saint Laurent entre autres), l’actrice, la féministe et l’intello (à travers son site Service95 où elle partage son goût pour la littérature).

Devenue une habituée des tabloïds et des raouts VIP où chacun de ses changements de look, comme de partenaire, est guetté avec minutie pour alimenter la machine à clics, à tue et à toi avec Madonna, Elton John ou Megan Thee Stallion, Dua Lipa franchit une étape décisive avec Radical Optimism. Un troisième album où, décidée à élargir son univers club vers un son plus pop et psychédélique, la future diva a rassemblé autour d’elle Kevin Parker de Tame Impala (décidément sur tous les bons coups ces derniers mois), Danny L Harle, le jeune producteur anglais sur qui tous les yeux sont rivés, et ses vieux compères du début, Caroline Ailin et Tobias Jesso Jr.. Une bande de jeunes en folie réuni·es à Malibu, dans un lieu idéalement situé entre le studio d’enregistrement et le resort, qui transpire la moiteur et le farniente de l’été. Tous les sillons du disque, en particulier le morceau Anything for Love, s’en font l’écho.

Précédé par Houdini et Training Season, deux petits bijoux de dance-pop parfaitement ciselés, et tout récemment Illusion, où Dua modèle avec brio les contours de sa version du psychédélisme, Radical Optimism ouvre Dua Lipa à d’autres territoires, plus organiques mais aussi mainstream. Un bouquet de power-pop dansante et ensoleillée, où l’électronique et l’acoustique s’embrassent à qui mieux mieux, dans lequel les torch songs tonitruantes succèdent à des ballades plus intimes au piano, et à travers lequel Dua distille des clins d’œil au flamenco comme au funk psyché de Sly & The Family Stone. Un album qui devrait logiquement la propulser dans les étoiles.

Si vous aviez à décrire ce troisième album ?

Dua Lipa – C’est un nouvel univers musical qui s’ouvre à moi. Le son est plus organique, et plus honnête, je dirais. C’est aussi un disque plus mature, j’ai beaucoup évolué en tant qu’artiste et autrice-compositrice. Musicalement, il est très psychédélique, tout en abordant les thèmes de la persévérance et de la résilience. Le message principal est que, quand les choses ne se passent pas vraiment comme prévu, il faut continuer tout simplement à avancer.

C’est pour cette raison que vous l’avez appelé Radical Optimism ?

Je pense vraiment qu’aborder la vie de manière positive est essentiel. Fatalement, les gens vont vous décevoir. Certains événements de la vie, et tout ce qui se passe en ce moment dans le monde, tout ça est encore plus déprimant. Mais, il est primordial de cultiver une énergie positive, c’est tellement bénéfique pour la santé mentale et, surtout, ça aide à rester fort malgré l’adversité.

Cet “optimisme radical” correspond à un changement dans votre vie ?

Oui, mais tout simplement parce que j’ai grandi ! Traverser différentes étapes de son existence, aimer des gens, en quitter d’autres, et en prendre conscience, ce sont des expériences, bonnes ou mauvaises d’ailleurs, dont on ne peut que tirer des leçons.

Cet optimisme est doublé d’un sens de l’humour certain, à l’image de la pochette de l’album, qui vous voit dans l’eau, tout sourire, alors qu’un requin rôde à quelques centimètres.

En vérité, c’est quelque chose qui s’est produit totalement par accident alors que nous étions en train de tourner une vidéo, et notre réaction a été, avec toute l’équipe, de rester très calmes. Quand on a commencé à réfléchir sur la manière d’illustrer ce concept “d’optimisme radical” et sa signification, rester gracieuse et calme au milieu du chaos ou lorsque les choses ne se déroulent pas de la manière dont vous l’aviez envisagé, cette image s’est imposée. C’est la manière dont vous traversez le feu, pas le feu en lui-même, qui est le plus important. Moi, sereine dans des eaux dangereuses, reflète exactement ce qu’évoque l’album. 

C’est votre manière d’aborder la vie ?

J’aimerais penser que oui [rires].

Quand vous avez commencé à travailler sur cet album, vous saviez où vous vouliez arriver ?

La tonalité du disque s’est mise en place progressivement, je devais d’abord être dans un état d’esprit créatif. Quand je m’attelle à un nouveau disque, je travaille toujours selon le même principe, en me demandant de quelle manière je vais pouvoir repousser mes limites. Comment je vais pouvoir grandir avec ma musique ? Comment je peux évoluer et me transformer ? Tout en passant ces différentes interrogations à travers un filtre pop. Mon processus créatif prend toujours du temps pour se mettre en route. La vérité, c’est que j’ai passé plus d’une année à écrire et composer tous les jours, jusqu’à ce que j’arrive à un certain point d’équilibre. Illusion a été la première chanson où je me suis dit : “Je sais maintenant dans quelle direction je veux aller.”

Ce morceau semble indiquer une nouvelle étape de votre carrière ?

Oui, c’est nouveau pour moi, les influences, la touche “club”, sont bien là, c’est quelque chose que j’ai déjà expérimenté sur mes précédents disques, mais c’est aussi différent, les morceaux sont plus organiques. J’adore cette nouvelle direction, pour avoir passé énormément de temps en tournée en 2022, j’ai pris goût aux versions live de mes titres et je souhaitais apporter cette sensation et cette énergie dans mon nouvel album.

Comment avez-vous choisi les artistes qui collaborent à cet album ?

C’est un mélange d’amis et de personnes avec lesquelles je rêve de travailler depuis longtemps. Un mélange de gens très énergiques et avec de forts caractères. Il y a Caroline Ailin et Tobias Jesso Jr. avec qui j’ai déjà collaboré. Danny L Harle, que j’admire, était dans mon radar depuis un moment et quelqu’un nous a présenté lors d’une soirée en disant : “Tiens, je te présente Danny, il est consultant en rave.” Ce à quoi j’ai répondu : “Parfait, c’est exactement ce dont j’ai besoin pour mon nouvel album !”

C’est un job de rêve !

[Rires] Oui, un boulot parfait qui m’irait parfaitement d’ailleurs ! Et puis, il y avait aussi Kevin Parker avec qui je rêve de collaborer depuis de nombreuses années, parce que je suis fan number one de Tame Impala. On l’a contacté, il était partant, et le premier jour où on a commencé à répéter ensemble on a composé Illusion, le lendemain Happy for You, le jour d’après What You’re Doing. Cette semaine d’écriture a été si fructueuse qu’on s’est dit : “Vu que ça marche si bien et qu’on s’amuse autant, pourquoi ne pas continuer sur notre lancée et passer plus de temps ensemble ?”

“Nous étions en roue libre, on faisait de la musique, on expérimentait, on s’amusait, on allait là où la musique nous guidait”

Vous dites vouloir explorer la pop psychédélique avec cet album. Ça signifie quoi pour vous ?

C’est retrouver l’énergie, l’hédonisme et la liberté du “Summer of Love”. C’est comme si, après le choc provoqué par la pandémie, le monde se mettait à sortir dans la rue, se retrouvait et se rassemblait de nouveau. Un peu comme si un nouveau “Summer of Love” se préparait, non ? Une soudaine résurgence de toute cette énergie. Pour moi, le côté psychédélique de cet album tient surtout au fait qu’en studio et pendant les sessions d’enregistrement, nous étions en roue libre, on faisait de la musique, on expérimentait, on s’amusait, on allait là où la musique nous guidait, le tout sans formules préétablies. C’était une merveilleuse expérience, car rien n’était calculé, on lançait des pistes, des mélodies, en se disant, “soyons vraiment bizarres, et si le résultat est vraiment trop étrange, on fera demi-tour. Mais regardons d’abord où ça nous mène, jusqu’où l’on peut aller dans cette direction, comment repousser les limites au maximum…” Les idées naissaient spontanément, les mélodies étaient fortes et amusantes, ça a été un moment très fort.

C’est ce que j’appelle le dualipadelism. Est-ce que Kevin vous a aidée à finaliser ce mélange subtil entre dance, rave et pop psyché ?

Totalement, ce disque c’est la combinaison de Kevin, Danny et moi ensemble dans la même pièce. Certains jours, nous étions guidés par la production, une autre fois par une mélodie, d’autres, tout simplement par le mood du quotidien, comme sur le morceau Training Season. Je trouve que cet amalgame et ce mélange de tant d’énergies différentes, au final, ont façonné cette ambiance psychédélique et étrange. C’était beau de constater que nos univers propres et notre manière de composer de la musique se rejoignaient spontanément.

Votre musique est très axée club. À quel point danser est important pour vous ?

Déjà, j’adore sortir, danser et tout simplement bouger. Mais, j’aime aussi la danse comme forme d’expression, aussi pour l’état dans lequel ça me plonge, et cette sensation de communauté que permet la danse, ce langage universel, cette faculté à réunir des gens venant d’horizons différents. Je suis persuadée que nos corps expriment souvent mieux ce que l’on ressent que la parole. 

Qu’est-ce qui fait un bon morceau club selon vous ?

C’est une question difficile ! Il y en a tellement, dans tous les styles, du heavy metal à la danse. J’aime beaucoup World Is Empty de Skream, ce morceau qui sample les Supremes. Mais, je peux aussi danser sur du Jamiroquai, sur le Lady de Modjo ou les titres de The Blaze, que je trouve très entraînants. On peut mettre tellement de genres sous étiquette “dance” et ça dépend vraiment du moment et du contexte.

Vous avez déclaré vouloir retrouver l’énergie des raves anglaises des nineties. Comment expliquez-vous la nostalgie de cette époque que votre génération n’a pas connue ?

[Rires] Je ne pense pas que ce soit seulement un phénomène anglais. En France aussi, on sent ce besoin de sortir de nouveau, cette envie d’énergie. On a juste besoin de s’amuser parce qu’on travaille dur. J’aime cette dualité entre le travail et le droit de s’amuser comme une forme de libération.

Vous êtes très suivie par la communauté LGBTQ+, c’est important ?

Oui, définitivement. J’ai une plateforme d’expression et si je peux l’utiliser pour, d’une certaine manière, donner de la visibilité à des personnes qui en ont besoin, alors je peux me considérer comme une alliée de la communauté queer. Je crois au pouvoir d’exprimer les choses. Vu la manière dont les choses évoluent, il est important que quiconque se sente menacé et affecté par l’étroitesse d’esprit de certain·es puisse s’exprimer. Je leur offre un espace safe où ils et elles sont écouté·es, respecté·es et valorisé·es pour ce qu’ils et elles sont. C’est une manière de leur dire à quel point je suis reconnaissante du soutien qu’ils et elles m’apportent et que je veux leur redonner ce qu’ils et elles m’ont offert.

Vous entretenez une relation forte avec la France, qu’est-ce qui vous plaît dans le lifestyle frenchie ?

La gastronomie, le vin, la vie nocturne, la langue, j’adore tout ! Je n’ai que de bons souvenirs et notamment des concerts que j’ai donnés à Paris et en régions. Vous m’avez accueillie avec tant de gentillesse et d’amour que je suis d’une infinie reconnaissance envers mes fans français·es. J’ai une affinité particulière avec la France, mais aussi l’Europe. Je m’y sens chez moi en fait !

Propos recueillis par Patrick Thévenin

Radical Optimism (WEA). Sortie le 3 mai. En concert les 12 et 13 juin aux Arènes de Nîmes.

Faut-il encore écouter les Pet Shop Boys quarante ans après “West End Girls” ?

25 avril 2024 à 06:00

Après plus de quarante ans de carrière, quatorze albums, des tubes passés dans l’inconscient populaire et une avalanche de compilations, Pet Shop Boys, et sa faculté à creuser le même sillon, sera un jour soigneusement étudié à l’université. Ce n’est pas Nonetheless, produit par l’inévitable James Ford et succédant à la trilogie réalisée avec Jacques Lu Cont (Electric en 2013, Super en 2016 et Hotspot en 2020), qui nous convaincra du contraire.

Soyons honnêtes, malgré notre amour indélébile pour ce joyau de la couronne britannique et son aisance à s’emparer de la quintessence du son des eighties, les derniers disques du tandem, en forme de cavalcades eurodance teintées de jeunisme opportuniste, nous avaient laissé·s de glace.

Un mélange d’hymnes emphatiques et de ballades sentimentales

Il fallait donc revenir en 2016 et à The Pop Kids, leur dernier soupçon de tube, qui retrouvait ce mélange de naïveté sautillante et de gravité camp qui a fait leurs riches heures. Comme si, englués dans une electro pompeuse et tapageuse, loin de la finesse rythmique et mélodique de leurs débuts, Neil Tennant et Chris Lowe ne savaient plus comment faire évoluer leur recette magique sans tomber dans le piège du pastiche.

Mélange d’hymnes emphatiques et de ballades sentimentales, Nonetheless pioche à droite, à gauche dans la discographie du duo comme pour mieux en retrouver sa substantifique moelle et l’updater. Loneliness, premier single pétaradant, pourrait figurer sur Nightlife (1999) ; le déchirant New London Boy ne déparerait pas leur chef-d’œuvre Behaviour (1990) ; Why Am I Dancing? a la puissance symbolique et martiale de Go West. Et Dancing Star rend hommage à West End Girls, leur tube légendaire qui fête son quarantième anniversaire, cité récemment par Drake et repris par les sales punks de Sleaford Mods.

Sur le meilleur album des Pet Shop Boys depuis une bonne décennie, James Ford a l’intelligence d’épurer les rythmiques, de faire exploser leur science des mélodies lacrymales comme de consolider leur mix habile entre électronique et symphonique. Comme un clin d’œil malicieux du producteur star au goût prononcé du tandem pour le drama, la musique classique et les marches militaires.

Nonetheless (Parlophone/WEA). Sortie le 26 avril.

Avec “Liberosis”, Canblaster unit à merveille dancefloor et musique de film

17 avril 2024 à 06:00

Présentés dans les années 2010 comme les quatre chevaliers de l’électronique,  sauveurs d’une French Touch 2.0 aux couleurs fluokid, le groupe Club Cheval (Canblaster, Myd, Panteros666 et Sam Tiba) n’aura pas réussi, avec un seul album sous le coude (Discipline, 2016), à relever le défi qui l’attendait, à savoir bousculer la club music dans ses certitudes. Après le succès critique et public de Myd, c’est au tour de Canblaster de relever la tête avec un album-concept ambitieux. Soit Liberosis, un triptyque en hommage aux synthés modulaires, la dernière passion de celui qui fut l’enfant prodige des logiciels de composition.

Exploration des arcanes de la drum’n’bass, du UK garage et du breakbeat, cet opéra électronique déploie son univers fantasque et grandiloquent sous la forme de plages cinématographiques inquiétantes, de vocaux fantomatiques et de beats décalés. Liberosis dessine les contours d’un R&B futuriste et dystopique qui évoque autant le psychédélisme post-liquide des débuts de l’ambient house, façon Future Sound of London, que les ambiances jungle éthérées de LTJ Bukem.

Un pied de nez à l’époque

Au final, ce disque de Canblaster s’apparente à un reset des mutations fascinantes de la club music des nineties, passé au crible de l’emphase cinématique des productions actuelles, mais surtout à un pied de nez à l’époque tic et toc qui nous répète ad libitum que le format album est désormais mort et enterré.

Liberosis (Anima63/Believe). Sortie le 19 avril. En concert à Rock en Seine, Saint-Cloud, le 25 août.

Gossip, le grand retour en force d’un groupe pas comme les autres

5 avril 2024 à 17:00

Novembre 2023. Le come-back surprise de Gossip avec Crazy Again, un premier single au titre prophétique, illumine un monde au bord de la bascule. Un retour d’autant plus surprenant que Beth Ditto restait plutôt évasive à propos d’une éventuelle reformation du groupe lors de la tournée organisée à l’occasion du dixième anniversaire de Music For Men, en 2019 :

“Je ne crois pas que ce soit si simple. Je ne sais pas vraiment ce qui va arriver, mais je ne pense pas qu’on enregistrera un album comme ceux qu’on a fait avant. Hannah [Blilie, la batteuse] et moi en parlons beaucoup en ce moment, parce qu’on a toujours aimé faire de la musique ensemble. Mais on ne sait pas si on a envie de travailler de nouveau avec Nathan [Howdeshell, le guitariste], c’est devenu tellement compliqué. Quand je lui ai dit qu’on devait réfléchir à se séparer, que j’allais sortir un disque toute seule, j’ai eu l’impression que ça a été pour lui comme un soulagement.”

On a véritablement craqué pour Gossip en 2006, avec la sortie du single Standing in the Way of Control. Un brûlot de rock en fusion et de disco tonitruant, porté par la voix soul à tomber par terre de Beth Ditto ; un plaidoyer anti-Bush et pro-mariage gay (“Nous vivons nos vies en nous opposant à ceux qui veulent nous contrôler”), devenu en l’espace d’un instant un tube queer, un Smells Like Teen Spirit repeint couleur arc-en-ciel comme on n’en avait pas entendu depuis longtemps. “La rencontre entre Bauhaus et Donna Summer”, résume alors si bien Nathan Howdeshell. Le morceau résonne, repris en chœur par la foule, plusieurs fois par nuit au bar rock Le Pop In (Paris XIe) comme au club lesbien Pulp (Paris IIe), et s’affirme comme le signal d’une révolution queer qui pavera la voie à des artistes comme Planningtorock, Lil Nas X, Kim Petras, Christine and the Queens ou Troye Sivan.

“Ce disque m’a appris à être plus à l’écoute et à ne plus fuir les problèmes.” Beth Ditto

Contemporain du retour du rock qui, à l’aube des années 2000, s’acoquine avec l’électronique et se souvient du groove du post-punk (LCD Soundsystem et la bande du label DFA, Klaxons, MGMT), Gossip en profite également pour faire un joli doigt d’honneur à une hype indie rock bobo portée aux nues par les médias. Une scène que Beth Ditto, jamais la langue dans sa poche, fustige à l’époque dans Libération : “Ces groupes issus de l’indie rock, ces petits Blancs qui faisaient partie, malgré leurs guitares et leurs cheveux faussement mal peignés, de la majorité bourgeoise et dominante.”

Quand en 1999, à la sortie de l’adolescence, les trois ami·es originaires d’un bled paumé au fin fond de l’Arkansas forment Gossip, il·elles ne s’imaginent pas dépasser un jour les frontières, résigné·es par la pauvreté, autant physique qu’intellectuelle, dans laquelle il·elles ont grandi. “J’ai été élevée par des femmes, des loups et des K7 de musique”, écrit Beth Ditto dans Diamant brut, son autobiographie parue en 2012, dans laquelle elle revient sur ces années de vaches maigres, élevée dans un mobile home par une mère infirmière et célibataire au milieu de six frères et sœurs et de beaux-pères qui se succédaient.

Elle se souvient de ce père disparu qu’elle n’a jamais connu, de son oncle aux mains baladeuses, des remarques récurrentes sur son obésité, de la musique soul comme un refuge, de son admiration sans bornes pour Aretha Franklin ou Janis Joplin, de sa passion pour le gospel qu’elle entonne très jeune à la chorale de l’église, de la découverte de son homosexualité. Comme elle se rappelle en riant s’être rasé le crâne et habillée comme un homme parce qu’elle pensait que c’était ce que devait faire une lesbienne ; mais surtout sa rencontre avec Kathy Mendonça (la première batteuse du groupe) et Nathan Howdeshell qui, abasourdi·es par son timbre de voix, l’invitent illico dans leur groupe, changent le cours de sa vie et font de cette fille paumée une diva queer et féministe, grande gueule et timide, XXL et hors norme.

Naissance d’une machine à danser

Nous sommes en 1999, The Gossip naît en plein cœur d’Olympia, dans l’État de Washington, où le trio a emménagé en colocation. Une ville célèbre parce que Courtney Love y a vécu et où la scène punk très dynamique a vu émerger une poignée groupes radicaux, queer et féministes (Huggy Bear, Sleater-Kinney, Bikini Kill), fers de lance du mouvement Riot grrrl qui, porté par des filles en colère, dénonce le machisme dans la musique à grands coups de riffs de guitares acérés. Le groupe, porté par la vague grunge et les Riot grrrls chez lesquelles Beth Ditto trouve une ligne de conduite militante, sort trois albums de punk-rock crasseux et énervé, vivote péniblement de quelques concerts et de jobs alimentaires.

Alors que la chanteuse se destine à une carrière de coiffeuse, le succès, modeste, commence à se dessiner ; les premiers dollars tombent, les demandes de concert se multiplient… mais aussi les premières entailles douloureuses dans l’amitié : “Nous étions tous les trois très soudés, et d’un seul coup Le Tigre [le groupe formé par Kathleen Hanna, ex-Bikini Kill] nous a proposé la première partie de leur tournée, mais Kathy ne voulait pas quitter son job dans une pizzeria, se souvient-elle. À l’époque, j’avais 20 ans, il était impensable qu’on refuse de partir en tournée avec mes idoles. Aujourd’hui, avec le recul et la maturité, je réalise que la vie d’artiste n’était pas faite pour Kathy. Sa réponse à la pauvreté qu’elle avait subie était de travailler dur pour s’en sortir ; la nôtre, à Nathan et moi, était de se laisser emporter par le chaos. On a pris la décision, et ça n’a vraiment pas été facile, de la remplacer par Hannah Blilie.”

Beth Ditto est parfaitement à l’aise dans son rôle d’agitatrice militante, féministe et lesbienne

Porté par le jeu de batterie très funk et disco de Hannah, inspiré de groupes postpunk comme ESG ou Gang of Four, Gossip (qui a enlevé le The devant son nom) trouve la formule magique et se transforme en imparable machine à danser, quitte à perdre les fans punk des débuts qui les accusent d’avoir cédé aux sirènes de la célébrité.

Emporté par le raz-de-marée de Standing in the Way of Control (2006) et de l’album éponyme, Gossip signe le point de départ d’une révolution et d’un électrochoc queer, fort de lives impressionnants où Beth Ditto, bête de scène, siffle des bouteilles de Jack Daniel’s au goulot et finit le plus souvent en sueur, juste vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge, reprenant Careless Whisper de George Michael ou What’s Love Got to Do with It de Tina Turner. Beth Ditto, croisement entre Divine, l’égérie de John Waters, et Leigh Bowery, la créature qui a secoué le Londres nocturne des eighties, est parfaitement à l’aise dans son rôle d’agitatrice militante, féministe et lesbienne. Assumant son corps et sa féminité, son goût pour la mode et ses choix politiques, elle slalome, comme un poisson dans l’eau, entre l’extrême pauvreté de son enfance et l’hyper luxe de la célébrité, sans jamais être dupe de tout ce cirque.

Nouveau départ

La suite est une success-story comme l’Amérique les adore : une signature sur Music with a Twist, la division de Sony dédiée aux artistes LGBTQI+ et drivée par Rick Rubin, qui en profitera pour leur concocter l’impeccable Music for Men (2009). Un album puissant, inspiré de I Was Made for Loving You de Kiss, et porté par Heavy Cross, leur plus gros tube à ce jour, qui ne fera qu’asseoir à la perfection la popularité comme le rock FM de Gossip. Sans compter l’avènement de Beth Ditto en égérie moderne des années 2000, transformant son surpoids en acte militant, avec des couvertures de mode par dizaines pour celle qui se prête à toutes les folies des stylistes. On se souvient de sa une en 2007 du vénérable NME dans le plus simple appareil, juste vêtue d’un rouge à lèvres vif, après avoir été élue personne la plus cool de l’année par le magazine l’année précédente.

Elle est complimentée par Noel Gallagher qui la trouve “fookin immense”, ses escapades avec Kate Moss, sa meilleure amie, sont paparazzées, elle dessine des lignes de vêtements grandes tailles pour des marques de fast-fashion, signe un featuring sur le synthwave Cruel Intentions de Simian Mobile Disco, fait quelques petits tours sur les catwalks de Jean-Paul Gaultier, sort une ligne de maquillage pour les cosmétiques MAC, fait une échappée solitaire en 2017 avec un Fake Sugar guère inspiré et convaincant, décroche des rôles dans des séries et au cinéma… Comme une volonté de dispersion et d’agitation de la part de Beth, qui dissimule mal l’épuisement ressenti à l’intérieur d’un groupe qui ne se parle plus trop, assure ses concerts comme un service après-vente inévitable et sur le point d’imploser à tout moment.

“Juste avant l’épidémie de Covid, j’ai décidé d’enregistrer un second album avec Rick Rubin.”
Beth Ditto

“À l’époque de la tournée anniversaire de Music For Men, je n’aurais jamais pensé que la reformation de Gossip soit de l’ordre du possible, explique Beth Ditto, venue défendre seule, comme d’habitude, Real Power, nouveau départ inespéré pour le groupe. Nathan était reparti dans l’Arkansas pour s’occuper de la ferme de son père décédé, je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi il ne l’avait pas vendue. Il s’était marié et avait viré ‘new born Christian’, Hannah bricolait à droite à gauche et moi, j’étais persuadée que je devais désormais conjuguer ma carrière en solo. Juste avant l’épidémie de Covid, j’ai décidé d’enregistrer un second album avec Rick Rubin. Je ne savais pas avec qui le composer, alors j’ai demandé à Rick : ‘Et si j’appelais Nathan ?’ Il m’a répondu oui, mais que ce ne serait pas mon disque, mais un nouveau Gossip, et j’étais totalement d’accord avec lui.

Nathan avait perdu sa femme, il était déboussolé, son retour dans la ferme natale lui pesait. On a commencé à composer comme lorsque nous étions adolescents, qu’on n’avait pas besoin de se parler et qu’à la fin de la journée, on avait dix chansons en poche. C’est là que j’ai réalisé que notre relation avait tout le temps été tortueuse mais qu’elle était toujours aussi forte. On se connaît depuis des années, on est issus du même bled, on a quitté ensemble l’Arkansas où l’on étouffait pour Olympia, où tout a commencé. Mais surtout, on fonctionne de la même manière, bordélique et imprévisible !

Sur Real Power, référence évidente à Iggy Pop et ses Stooges, enregistré en plusieurs étapes, entre 2019 et 2021, à cause des confinements successifs, Rick Rubin a su retrouver l’énergie brute, le dynamisme dansant et la colère enfouie qui faisaient tout le sel de Gossip. Un grand mix qui manquait cruellement à A Joyful Noise, leur précédent album composé avec Brian Higgins (Xenomania, Sugababes), qui propulsait le groupe vers une pop-dance fade et dispensable. S’il signe le retour en force et en grande forme de Gossip, Real Power est avant tout l’histoire d’un groupe pas comme les autres, d’une famille dysfonctionnelle, d’une bande de potes indécrottablement punk, qui apprend à nouveau à s’aimer et à danser ensemble, tout en lavant son linge sale dans l’intimité d’un studio d’enregistrement.

“Ça peut paraître stupide, nous confie Beth Ditto, plus sensible et confidente que jamais, mais ce disque m’a appris à être plus à l’écoute et à ne plus fuir les problèmes. Comme il m’a permis de comprendre que Nathan m’aimait vraiment et réciproquement, malgré toutes les embrouilles qui nous ont barré le chemin. Nous parlons le même langage, nous avons les mêmes références, le même humour, et puis c’est lui qui m’a offert les mémoires de Kim Gordon. Si ce n’est pas la preuve que c’est la personne qui me connaît le mieux au monde !”

Real Power (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 22 mars. En concert à Rock en Seine, Saint-Cloud, le 22 août.

“Gamma”, la sombre expérience rock de Gesaffelstein

27 mars 2024 à 17:14

Depuis Aleph, son premier album en 2013, violent brûlot d’électro froide, instrumentale et sans concessions, le producteur français Mike Lévy aura construit de toute pièce la créature fantasque Gesaffelstein. Un prince noir de la production, adulé par le show-business américain (ses collaborations avec Kanye West, The Weeknd, Kaycyy et récemment Lil Nas X et Charli XCX), nimbé de mystère, comme l’affirmation que séparer l’homme de l’artiste semble plus que nécessaire.

Culture du mystère

Comme à son habitude, le Lyonnais a laissé planer le mystère le plus opaque sur Gamma, son troisième LP annoncé en février dernier via un long clip-medley signé du très branché Jordan Hemingway, distillant les écoutes au compte-gouttes et balayant toute proposition d’interview.

Si Aleph avait imposé le producteur français comme un petit génie des boucles synthétiques avec sa techno violente et crissante, Hyperion (2019), le suivant, avait surpris tout le monde avec ses featurings mainstream (The Weeknd, Pharrell Williams) et son R&B du futur. Gamma, quant à lui, inverse la vapeur comme si le producteur avait décidé d’embrasser de nouveau l’underground et de quitter la lumière pour l’obscurité.

Une expérience rock

À l’écoute du disque, ses références eighties, Depeche Mode et Suicide en tête, l’erreur serait de penser que le démiurge des circuits imprimés revient aux sources électro d’Aleph, alors que Gamma permet surtout à Gesaffelstein de se frotter au rock le plus primal et de trouver sa voix. En l’occurrence celle de Yan Wagner, prodige de la scène électro-pop, avec qui il avait lancé un projet new-wave début 2010.

Un DJ, producteur et chanteur, protégé d’Étienne Daho, dont les intonations de crooner mal dégrossi s’imbriquent parfaitement dans ce blues du futur. “Mike m’a proposé d’essayer quelque chose sur un titre, explique Yan Wagner. J’ai été enchanté par ce morceau à la croisée de Silicon Teens et Suicide. Mike recherchait une énergie brute. C’était une évidence qui vient de notre terreau commun autour de l’EBM (electronic body music, ndlr), la new-wave, DAF, Fad Gadget, Cabaret Voltaire… C’est un disque punk, coup de poing, un objet intense à avaler d’un trait.”

Mélange de tourbillons indus et de déflagrations apocalyptiques, de beats phats et martiaux, de synthés coupants comme des riffs de guitare, les onze morceaux de Gamma, courts et ramassés, à la construction (couplet/refrain) ultra-pop, alternent le fouet et la caresse, les froissements de métal et les divagations bucoliques, l’amour et la violence. Comme si Gesaffelstein avait posé ses machines dans l’arrière-fond des cabarets mal famés de Memphis pour distiller un blues de soleil et d’acier où la voix de Yan Wagner joue au poor lonesome crooner en mode Depeche mood.

Gamma (Columbia/Sony Music). Sortie le 29 mars.

On a classé les 6 albums de Gossip

26 mars 2024 à 17:33


6. That’s Not What I Heard (2001)

Enregistré dans le garage de Kathy Mendonca, la batteuse de l’époque, That’s Not What I Heard est un cri de rage qui signe la naissance de The Gossip. Quatorze morceaux courts (d’une à deux minutes), rageux et abrasifs de rock garage – guitare, batterie, chant – plus minimal tu meurs ! S’il signe le départ du trio d’ami·es d’enfance du trou du cul de leur Arkansas natal pour Olympia, haut lieu du renouveau punk et du mouvement Riot Grrrls, le disque reste un poil interchangeable, même si certains n’hésitent pas à le comparer à une version queer des White Stripes. Sans aller aussi loin, c’est surtout la voix de Beth Ditto, très influencée par le gospel, même si pas encore suffisamment déployée, qui ouvre la voie au disco-punk qui va faire le succès de Gossip.

5. A Joyful of Noise (2012)

Alors que le groupe montre des signes d’essoufflement, se déchire dans l’intimité et que Beth affirme de plus en plus des velléités d’indépendance, le groupe mise sur Mark Ronson pour lui insuffler un nouvel élan créatif. Si le choix est pertinent – on aurait adoré que Mark pousse le trio dans ses retranchements soul –, le timing n’est pas à la célébration. Miné par la mort d’Amy Winehouse, la collaboration tourne court et Brian Higgins de Xenomania, connu pour ses productions chamallow pour Kylie Minogue, Sugababes ou Girls Aloud, est appelé à la rescousse. S’il s’ouvre clairement sur la pop, avec ses gimmicks eurodance, sa production clinquante et ses refrains faciles, A Joyful of Noise, malgré quelques tubes, gomme les racines punk et riot du trio, met en sourdine les guitares électriques et dissout la colère brute de Gossip dans un rock FM lisse, sans âme et peu convaincant.

4. Movement (2003)

Deux ans après leurs débuts, le son du trio, tout en restant fidèle à son ADN, s’est affiné, certainement grâce à leur collaboration avec John Goodman, connu pour son travail avec Sleater-Kinney. La sensation punk-rock féminine de l’époque dont le trio a assuré les premières parties. Album moins brouillon et plus dansant, porté par la voix de Beth qui commence à prendre ses aises, la rage bienvenue des Riot Grrrls a laissé la place au garage rock des débuts. C’est l’époque où, frisson de succès oblige, le groupe commence à s’internationaliser. Benoît Rousseau, le premier à les faire venir en France au Point Éphémère, se souvenait dans Les Inrocks : “Je les avais payés 300 euros, ils dormaient à l’Étap Hotel de l’avenue Jean-Jaurès, dans le XIXe arrondissement. Beth portait une robe rouge, elle était un peu moins forte que maintenant. Le concert a été une grosse claque, elle avait l’attitude hyper punk, hurlait du début à la fin, se roulait par terre. Elle a fini en culotte. On sentait qu’il allait se passer quelque chose avec ce groupe.” Cinq ans plus tard, le groupe se produisait devant 18 000 personnes dans un Bercy en sueur !

3. Standing In the Way of Control (2006)

Disque de l’explosion médiatique de Gossip, qui en profite pour virer “The” de son nom, ce troisième album studio est marqué par le remplacement de Cathy aux percussions par Hannah Blilie de la scène de Seattle. Une batteuse réputée, qui a traîné avec les Chromatics et va apporter son jeu très punk-funk et dansant inspiré par Gang of Four, Liquid Liquid ou ESG. Produit par l’ex-Fugazi Guy Picciotto et porté par le tube éponyme Standing In the Way of Control, véritable protest-song en forme d’hymne queer, l’album est un écrin de guitares saturées, portées par un beat post-disco, dans lequel la voix de Beth Ditto déploie en écho toute sa puissance et sa rage.

2. Real Power (2024)

Après douze ans de silence et l’annonce officielle de leur séparation par Beth Ditto en 2016, un disque solo peu convaincant et du papillonnage entre le cinéma et la mode pour elle, Gossip annonçait son come-back en grande forme avec le single Crazy Again en novembre dernier. Initialement pensé comme un second disque solo pour Beth, produit par Rick Rubin, qui va appeler Nathan et sa guitare à la rescousse, le sixième album studio de Gossip renoue avec l’énergie et la rage contagieuses des débuts. Mélange de tubes explosifs et de riffs cinglants (Act of God, Real Power), ce retour inespéré du trio en pleine possession de ses moyens marque une maturité certaine et se permet des embardées très Talking Heads (Give It Up for Love), des ballades soul et lacrymales (Light It Up, Tough) ou de rendre hommage à Young Marble Giants sur Crazy Again. Le tout emporté dans les cieux par la voix de Beth Ditto plus soul et hurleuse que jamais, qui en fait la Tina Turner du XXIe siècle.

1. Music for Men (2009)

Alors que Beth Ditto est devenue une célébrité adulée par la mode et se balade au bras de Karl Lagerfeld ou fait les 400 coups avec Kate Moss, quand elle ne pose pas à poil en couverture de magazines chic, Gossip est signé par Columbia qui a vite flairé le potentiel du trio. Avec dans les pattes le producteur Rick Rubin, Music for Men, tout en s’inscrivant dans la veine de Standing in the Way of Control, écartèle l’univers du trio entre disco-punk et soul-garage en s’inspirant du I Was Made for Loving You de Kiss et perfusant le tout d’une basse très chic-ienne. Tout en offrant une profusion de tubes plus mainstream au trio, du petit bijou de blues écorché Dimestore Diamond au très no-wave Four Letter Word en passant par le rouleau compresseur Heavy Cross. Leur plus gros tube à ce jour en forme de déflagration électrique, addictive et irrésistiblement dansante.

Real Power (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 22 mars.

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