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Comment Taylor Swift emprisonne les Swifties dans sa toile

Par : Elsa Pereira
7 mai 2024 à 15:49

“Je ne comprends pas qui écoute ça en France”, nous lance-t-on alors que démarre notre quête de témoignages auprès des fans français·es. Pourtant, il semblerait que l’artiste originaire de Pennsylvanie n’a plus rien à prouver. Après des débuts dans la country, Taylor Swift s’est doucement imposée comme une pop star de référence, raflant pour la 4e fois le trophée du meilleur album à la dernière cérémonie des Grammy Awards – mieux que Stevie Wonder et Frank Sinatra.

Ses chiffres de ventes donnent le tournis : plus de 170 millions de disques à travers le monde et 51 millions rien qu’aux États-Unis, où Taylor Swift détient le record du XXIe siècle. Ses tournées remplissent les plus vastes enceintes et sa dernière, la Reputation Stadium Tour en 2018, a carrément battu des records de recettes historiques. Mais au-delà des chiffres, Taylor fascine par son impressionnante fanbase, les Swifties. Sur Instagram, ses 284 millions d’abonné·es suivent avec ferveur chaque détail de sa vie. Aujourd’hui, à seulement 34 ans, Taylor Swift est sur le toit du monde. Dix-sept ans après ses débuts, elle règne en maîtresse incontestée de l’industrie musicale. Décryptage.

Au Royaume de Taylor

Si elle est difficile à quantifier, la communauté française des Swifties est bien présente comme le montrent les 22 000 abonné·es du compte @TSwiftNewsFR sur Twitter. Cependant, elle apparaît plus éclatée en France qu’outre-Atlantique. Contrairement aux Swifties américain·es qui forment une masse soudée exprimant bruyamment son amour pour Taylor, le fandom tricolore semble privilégier une passion plus individuelle. Beaucoup préfèrent suivre l’actualité de leur idole de manière autonome, les fans français·es exposent leurs sentiments de façon plus discrète sur les réseaux, égrenant likes et commentaires sur TikTok, Instagram, Twitter ou encore Reddit. 

Amber, journaliste en herbe de 25 ans et sûrement la plus investie des Swifties interrogées, décrit une dynamique sociale complexe au sein de la communauté française des Swifties. Elle relate des interactions quotidiennes entre fans à travers des discussions de groupes sur Instagram et un désir commun de partager leur passion pour Taylor Swift. Mais elle souligne une différence de comportement entre les fans français·es et américain·es, notamment lors de la mise en vente des billets pour le Eras Tour, illustrant des subtilités culturelles qui animent la communauté des Swifties à travers le monde. Elle déplore un manque de solidarité en France, contrairement à l’élan de camaraderie observé outre-Atlantique. Certaines personnes se sont notamment montrées agressives lorsqu’elles n’arrivaient pas à obtenir le fameux sésame pour assister au concert de leur idole, rejetant la faute sur le dos des fans plus récentes n’ayant découvert Taylor “que” depuis Midnights, son dixième album studio sorti en 2022. Ces désagréments n’empêchent aucunement Amber de se réjouir à l’idée d’assister à pas moins de six dates du Eras Tour. “Avec ma meilleure amie, on a lancé le compte @inesandamber sur TikTok pour suivre la tournée en Europe”, partage-t-elle avec enthousiasme. Sur ce compte dédié, les deux meilleures amies s’apprêtent à documenter les concerts de leur idole et pourquoi pas, créer un nouveau lieu de rendez-vous virtuel pour les Swifties français·es.

Nostalgie adolescente

Quand Taylor Swift apparaît pour la première fois sur la scène musicale internationale, elle captive par sa candeur et sa fraîcheur. Dotée d’un visage angélique entouré de boucles blondes, accompagnée de sa guitare acoustique, elle semble être le symbole même de l’innocence (et du puritanisme) à l’américaine. Pour Lena, alors âgée de 12 ans, l’attrait pour cette nouvelle icône est instantané. Elle se souvient distinctement de la première fois où elle entend les accords de Crazier dans le film Hannah Montana en 2009. Enveloppée par une mélodie envoûtante et des paroles évocatrices, elle est transportée dans un monde où les rêves semblent à portée de main. Pendant des heures, Lena se plonge dans les paroles de Taylor Swift, décryptant chaque mot avec une passion dévorante.

Cependant, ce conte de fées musical est tempéré par la réalité crue d’un concert, le tout premier de Taylor Swift prévu en France au Zénith de Paris en mars 2011. Lorsque Lena a l’opportunité de voir son idole en chair et en os, elle se confronte à une vérité déconcertante : derrière le voile scintillant des projecteurs se cache une jeune femme consciente de son pouvoir médiatique, une artiste qui maîtrise son image publique avec une précision chirurgicale. C’est le début d’une compréhension plus profonde de la complexité de l’industrie musicale, mais aussi le début d’une loyauté indéfectible envers une artiste qui incarne à la fois les rêves et les réalités de toute une génération. Pour Lena, aujourd’hui âgée de 27 ans et journaliste, cette révélation est à la fois troublante et révélatrice, bien que n’ayant pas entamé sa passion pour Taylor Swift ni son attrait pour la pop culture.


Taylor Swift (© Suzanne Cordeiro / AFP)
Taylor Swift (© Suzanne Cordeiro / AFP)

La passion a ses raisons

Dans la relation singulière entre l’artiste et ses adeptes, l’engagement continu de Taylor Swift envers sa fanbase joue un rôle central. Au-delà de la simple admiration pour sa musique, c’est l’interaction constante entre Swift et ses Swifties qui renforce ce lien unique. Des gestes aussi simples que répondre aux messages sur les réseaux sociaux ou organiser des rencontres surprises avec ses fans montrent l’importance qu’elle accorde à cette communauté qui la soutient sans faille. Cet engagement mutuel soulève aussi des questions plus larges sur le pouvoir des personnalités dans la société actuelle, ainsi que sur la manière dont les réseaux sociaux ont complètement transformé la dynamique entre les artistes et leur public. Dans l’univers numérique des Swifties, chaque recoin de la toile est un terrain de chasse fertile pour traquer les moindres indices laissés par leur déesse musicale. Ève, scénariste de 27 ans et Swiftie assumée depuis le collège, apprécie particulièrement ce voyage labyrinthique à travers la créativité de Taylor Swift. “Quand tu tombes dedans, tu vas écouter certains sons et puis tu vas voir passer des choses sur TikTok où des personnes analysent ses chansons par rapport à sa vie privée et tu as l’impression de rentrer dans un roman”, témoigne-t-elle. Les easter eggs, ces clins d’œil dissimulés par l’artiste dans ses chansons, ses vidéos et même ses apparitions publiques, sont l’objet d’une véritable chasse au trésor pour les Swifties du monde entier.

En partageant des détails de sa vie privée, Taylor entretient une relation parasociale avec ses fans, leur donnant l’impression qu’elles et ils font partie de son intimité au quotidien. Cependant, pour certain·es fans ultra-dévoué·es comme Amber, c’est au contraire Taylor Swift qui fait partie intégrante de leur vie. Elle nous confie considérer Taylor Swift non pas comme une amie mais comme une “Mother”, comprenez une icône en langage Gen Z. Si ce terme s’est répandu sur internet pour qualifier Beyoncé ou encore Lana Del Rey, son usage est loin de son sens originel. Dans la scène ballroom des années 1980, être désignée comme Mother signifiait endosser un rôle réel de soutien communautaire. Au-delà du symbolique, ces figures devaient protéger et défendre les jeunes rejeté·es. Or la culture fan numérique déshistorise ces notions issues des luttes LGBTQIA+. Sur les réseaux, pour Amber comme pour beaucoup de fans, qualifier une célébrité de Mother est devenu un signe d’admiration comme un autre, dénué de la portée militante.

Amber le concède, “une grande partie de ma vie tourne autour de Taylor”. Elle passe des heures à suivre les concerts en ligne, à chercher les vidéos éditées par les fans et à discuter avec ses nombreuses amies Swifties. Même sa décoration d’intérieur s’inspire de l’univers de Taylor Swift. Cet attachement profond à une figure publique s’inscrit dans un processus complexe de construction identitaire chez les adolescent·es et jeunes adultes, incluant la dimension parasociale de cette relation asymétrique avec une célébrité. Comme l’a analysé David Hesmondhalgh, sociologue des industries culturelles et professeur à l’Université de Leeds, la musique joue un rôle crucial dans l’élaboration d’un “sentiment de soi”. Dans son article Musique, émotion et individualisation publié en 2007 dans la revue Réseaux, il explore la façon dont la musique participe à la construction identitaire des individus. En choisissant leurs artistes favori·es, les fans s’approprient, selon lui, certains traits esthétiques ou idéologiques qu’ils ou elles intériorisent. Dans le cas des Swifties les plus dévoué·es, Taylor Swift devient presque une prolongation d’eux-mêmes.

Derrière le rideau

Dans les coulisses de l’industrie musicale, la Swiftmania révèle également un versant mercantile. Derrière le glamour et les projecteurs, c’est un ballet incessant de négociations financières et de stratégies marketing qui s’opère, façonnant l’image publique de l’artiste tout en alimentant la frénésie des Swifties. L’affaire du rachat des masters en est l’illustration la plus controversée. Lorsque Scooter Braun, magnat de l’industrie musicale, rachète le label Big Machine Records en 2019, il met la main sur les précieux enregistrements originaux des six premiers albums de Taylor Swift déclenchant ainsi une bataille juridique et médiatique sans précédent. Depuis, Swift réenregistre ses anciens albums afin d’en reprendre les droits, donnant ainsi naissance aux Taylor’s Versions. Pourtant, malgré les tourments, la machine Taylor Swift continue de tourner, alimentée par une stratégie marketing sans faille. Les “eras”, ces périodes distinctes qui jalonnent la carrière de l’artiste, deviennent des moments de culte pour les Swifties, qui se précipitent à chaque nouveau chapitre de cette saga s’appropriant et prolongeant à leur manière les thématiques et esthétiques déployées lors de chaque ère.

Dans la Swiftmania, une réalité est souvent occultée, celle de l’engrenage financier de la culture fan. Ève, qui regarde son idole avec autant d’admiration que de recul, la surnomme ironiquement “la présidente du capitalisme”. Pour Lena, qui préfère la formule “petit génie du capitalisme”, cela se traduit concrètement par des produits dérivés aux prix exorbitants : tee-shirts entre 35$ et 55$, casquettes à 35$, hoodies à 75$. Et ce n’est pas tout : chaque nouvel album est accompagné de goodies variés – mugs, porte-clés, vide-poches, carnets, plaids… Lena, pourtant grande fan, se souvient avec une pointe de regret d’avoir renoncé à une boule à neige proposée lors de la sortie de l’album Evermore (2020), en raison de son prix prohibitif. Mais ce n’est pas seulement les produits dérivés qui font mal au portefeuille des fans ; les places de concert atteignent des sommets, allant de 97 € pour une place en fosse à 247 € pour un siège en catégorie Prestige à l’Accor Arena. Pourtant, malgré les critiques et les débats sur les excès du capitalisme culturel, la machine Taylor Swift continue de tourner à plein régime. Si certains peuvent invoquer la dialectique d’Adorno et Horkheimer sur l’industrie culturelle pour pointer du doigt ces abus, d’autres demeurent captivé·es par l’univers de Taylor Swift, prêt·es à suivre cette épopée musicale jusqu’au bout du monde, peu importe son coût financier.


Taylor Swift, le 11 octobre 2023 © VALERIE MACON / AFP
Taylor Swift, le 11 octobre 2023 © VALERIE MACON / AFP

Apprenties Swifties

De manière surprenante, de nouvelles recrues – loin de l’adolescence – affluent vers le royaume des Swifties, intriguées par un univers qu’elles n’auraient jamais imaginé rejoindre autrefois. Adélaïde 28 ans, se rappelle des jours où évoquer Taylor Swift suscitait davantage de sourires en coin que d’enthousiasme. Mais au fil des années, elle observe une transformation notable chez Taylor Swift, passant de ses modestes mélodies folk à des productions pop sophistiquées, en grande partie grâce à la magie de Jack Antonoff. “Il travaille avec beaucoup d’artistes que je trouve assez révolutionnaires dans la manière dont on écoute la pop aujourd’hui et comment elle est faite”, explique-t-elle, soulignant le rôle crucial du producteur dans l’évolution du son de Swift. Analysée récemment dans un article de The Atlantic, l’étroite collaboration entre Antonoff et Swift sur l’album Midnights peut être perçue comme une fusion de nostalgie et de modernité. L’article met en lumière comment Antonoff réinterprète habilement des rythmes et des sonorités du passé, en les combinant avec des techniques de production modernes. Les références explicites à Bruce Springsteen, la jangle pop de R.E.M. et les synthés caractéristiques des eighties sont soigneusement tissés dans les compos de l’album. Ces influences rétro se marient harmonieusement avec les thèmes abordés par Swift, créant ainsi une expérience musicale à la fois familière et innovante.

Zénaïde, 38 ans et communicante dans l’art contemporain, reflète parfaitement ce changement de perspective. Initialement attirée par la french pop de Fishbach ou Bonnie Banane, elle découvre un peu par hasard l’album Midnights (2022) de Swift sur Spotify. Elle est immédiatement captivée par sa fraîcheur, loin des stéréotypes associés à la pop star habituellement, et admet s’être dit, “je vais peut-être arrêter de la snober et écouter un peu plus”. Comme quoi les étiquettes culturelles peuvent souvent restreindre nos horizons.

Symbole de résilience ?

Bien qu’incarnant une figure privilégiée en tant que femme blanche richissime, Taylor Swift parvient à transcender les barrières pour séduire des fans de tous horizons. Au-delà des apparences, plusieurs facteurs expliquent cette identification massive. D’abord son image de girl next door, à qui chacun peut s’identifier. Mais aussi par sa capacité à mettre des mots sur les désillusions d’une génération, de plus en plus anxieuse face à un avenir incertain. Symbole de résilience aussi face à une société qui tente de la déstabiliser, que ce soit sur le plan politique ou personnel. Dans ce climat de défaitisme ambiant, où l’American Dream ne fait plus rêver grand monde après tant de promesses non tenues, Taylor Swift apparaît alors comme un espoir pour les millennials.

Parallèlement, une prise de conscience croissante émerge au sein des communautés de fans concernant l’importance de l’inclusivité et de la représentation. En 2020, le magazine Rolling Stone mène une enquête éclairante sur les défis auxquels sont confronté·es les fans racisé·es pour se sentir pleinement intégré·es dans les fanbases pop dites traditionnelles. Si dans l’imaginaire collectif, la musique de Taylor Swift ne semble pas spécialement s’adresser à un public racisé, Lena, qui est d’origine indienne, observe que l’artiste essaie de briser cette image notamment dans le clip Lavender Haze (2023) où on la voit s’amouracher de l’acteur dominicain Laith Ashley, une première dans son univers visuel. Lena partage avoir passé son adolescence sans avoir réellement conscience de ne pas être une personne blanche. Ainsi, elle écoute de la musique sans tenir compte de la couleur de peau des artistes. “En comparaison, je pense que c’est mieux d’assumer d’être une femme blanche plutôt que de faire du blackfishing à la Ariana Grande afin de brouiller les pistes”, poursuit-elle. Ève, qui est d’origine marocaine, insiste sur le fait que Taylor Swift parle de ses expériences personnelles et ne prétend pas faire autre chose. ‘C’est une femme blanche privilégiée et richissime qui écrit des textes sur ce qu’elle connaît et ça s’arrête là”, déclare-t-elle. “Ça va parler à certaines personnes donc forcément c’est excluant pour d’autres mais elle n’est pas l’étendard de toute l’humanité”, conclut Ève.

Un engagement politique mi-figue mi-raisin

La swiftie-sphère transcende les frontières du genre, de l’âge et des origines sociales. Elles et ils ne sont pas simplement des spectateur·ices, mais des acteur·ices engagé·es dans la création d’un safe space où les paroles de Swift résonnent profondément. Cette communauté vibrante est le produit de notre société, illustrant parfaitement les ressorts de la celebrity culture 2.0. Livré·es avec le guide d’utilisation des réseaux sociaux, les Swifties ont une interaction directe et personnelle avec leur idole – du moins c’est l’image soigneusement entretenue par Taylor. En partageant des pans de sa vie personnelle et en interagissant avec ses fans en ligne, elle renforce ainsi leur lien affectif. Le cas de Swift et de ses fans revêt une pertinence toute particulière dans le paysage médiatique contemporain, car il illustre la capacité des célébrités à mobiliser leurs admirateur·ices autour de causes sociales et politiques. En utilisant sa voix pour promouvoir des enjeux tels que les droits LGBTQIA+, l’importance du vote ou l’égalité des sexes, Swift a su galvaniser sa fanbase pour soutenir des causes qui leur tiennent à cœur, offrant ainsi un exemple éloquent de l’influence croissante des célébrités dans les débats sociétaux.

Cependant, derrière cette image de porte-drapeau de combats sociétaux, certaines voix discordantes se font entendre au sein de la communauté des Swifties. Ève partage son point de vue : “on lui associe des idéologies mais elle n’est pas du tout militante, avant de prendre la parole sur un sujet féministe, c’est probablement relu et vérifié par toute une équipe de communication, ce qu’elle dit a tellement d’impact qu’elle ne peut pas dire grand-chose finalement”. Ces propos sont confirmés par Amber, qui semble bien renseignée, “au début de sa carrière, jusqu’à Reputation, son équipe lui disait de ne pas s’exprimer sur des sujets politiques”. Ève rappelle également: : il y a un aspect financier là-dedans, à partir du moment où tu es une machine à fric tu essaies de ne rien dire ou faire qui puisse compromettre ça”. En effet, même les Swifties les plus investi·es reconnaissent les failles de l’engagement de leur idole: “l’utilisation excessive de son jet privé, le manque de prise de position autour des questions écologiques ; ce sont des choses qui me déçoivent un peu”, confie Amber. En dix-sept ans de carrière, “sa seule démarche politique a été d’appeler au vote”, rappelle Ève. Pour Adélaïde, Taylor Swift est difficile à cerner, même si elle salue le réenregistrement de ses albums, percevant cela comme une tentative de reprendre le contrôle sur son art et sur son histoire. Cependant, elle remarque que les réactions de Swift face aux deepfakes pornographiques à son effigie ont été discrètes, orchestrées en coulisses par le biais d’Universal Music. En laissant son label gérer les représailles, Swift se désolidarise d’un débat plus vaste et crucial concernant la protection de la vie privée, le consentement et la sécurité en ligne. Ce contraste entre son engagement public sur certaines questions et sa réaction plus privée face à d’autres problèmes sociaux et éthiques pose question. L’engagement politique mi-figue mi-raisin de Taylor Swift révèle une facette complexe de la célébrité contemporaine.

Taylor Swift peut-elle vraiment sauver l’Amérique ?

4 mai 2024 à 17:00

Alors que le coup de sifflet final vient de retentir dans le M&T Bank Stadium de Baltimore en ce dimanche 28 janvier 2024, un frisson parcourt la foule – pour ne pas dire l’Amérique – lorsque Taylor Swift traverse la pelouse et se jette dans les bras de son beau Travis Kelce, la star des Chiefs de Kansas City, qui viennent pour la quatrième fois en cinq saisons de se qualifier pour le Super Bowl face aux Ravens, qui jouaient pourtant à domicile. La victoire est nette (17 à 10) et l’exploit sportif, remarquable pour les Chiefs ; mais ce dont tout le monde parle, dans le stade, à la télévision, sur les réseaux sociaux, c’est de Taylor “porte-bonheur” Swift. C’est la douzième fois qu’elle assiste à un match de son boyfriend depuis le début de leur relation, six mois plus tôt, et c’est la dixième fois qu’il gagne – deux semaines plus tard, il remportera le trophée suprême face aux 49ers de San Francisco. 

De la puissante NFL (la fédération du football américain) aux chaînes de télévision qui retransmettent le championnat de sport le plus populaire outre-Atlantique, des journaux qui commentent les matchs à celles et ceux qui s’intéressent aux frasques de la pop star, personne n’est avare en superlatifs pour décrire l’émulation que sa présence dans les stades crée. Grâce à celle qui a été nommée, en décembre, personnalité de l’année par le vénérable Time, le football et son commerce ne se sont jamais aussi bien portés, notamment auprès des jeunes femmes – pourtant pas forcément le cœur de cible du ballon ovale. Taylor Swift en profite aussi : sa tournée Eras, avec ses 152 dates réparties sur tous les continents (ne lui restera que l’Europe au moment où cet article sera publié), est la plus lucrative de l’histoire avec plus d’un milliard de dollars de recettes rien qu’en 2023 (devançant celle des adieux d’Elton John), et des retombées économiques aux États-Unis estimées à plus de 5 milliards de dollars.

Les économistes ont même un petit nom pour ce phénomène qui a revigoré le tourisme un peu partout aux États-Unis l’été dernier : “Swiftonomics”. Elle vient elle-même, le 2 avril, d’entrer officiellement dans le classement Forbes des milliardaires avec un patrimoine évalué à 1,1 milliard de dollars ; c’est la première fois qu’un·e artiste y parvient uniquement grâce aux revenus tirés de sa musique. Et tout le pays semble s’en faire une joie, communiant comme rarement autour d’elle.

Toute l’Amérique ? Il y a hélas bien longtemps qu’un tel concept n’existe plus. Car dès le lendemain de ce succès, le 29 janvier, depuis les tréfonds de ce qu’on appelle aux États-Unis la “magasphere” (soit les sympathisant·es de Donald Trump et de son slogan “Make America great again”), se mettent à grouiller les théories complotistes les plus folles. Sur le réseau social X (ex-Twitter), devenu la caisse de résonance privilégiée de ce mouvement néofasciste, l’ancien candidat à la primaire républicaine Vivek Ramaswamy ouvre le bal, spéculant sur la victoire truquée des Chiefs au Super Bowl et le soutien du power couple honni à Joe Biden lors de la présidentielle à venir.

Avec une véhémence frôlant le comique, d’autres commentateur·rices se lâchent ensuite dans la myriade de médias trumpistes (y compris Fox News) ; qui pour dénoncer la complicité de la NFL (pourtant dirigée par des milliardaires peu soupçonnables d’accointances gauchistes) dans cette machination forcément ourdie par le sempiternel George Soros, qui pour rappeler que Travis Kelce n’était de toutes façons plus digne de confiance depuis son soutien public à la vaccination contre le Covid, qui enfin pour ôter à la démoniaque Taylor Swift son masque d’agent du Pentagone engagée pour mener une campagne de manipulation psychologique à grande échelle… Et la liste est loin d’être exhaustive.

“L’une des raisons pour laquelle le libéralisme [au sens américain du terme, la gauche] survit à sa déconnexion de la normalité (ou ce qu’il en reste) est l’incapacité du conservatisme à être lui-même normal, ne serait-ce qu’un instant”, déplore ainsi Ross Douthat, chroniqueur au New York Times qui, en tant que conservateur modéré, voit dans ce genre de comportement une authentique “anomalie à droite” risquant de l’éloigner encore une fois du pouvoir. Le contraste est en effet saisissant : d’un côté, la célébration joyeuse d’un couple princier parvenu au sommet de la musique et du sport, de l’autre, une tornade de conjectures bizarres, un ouragan de soupçons trempés dans le ressentiment le plus rance. Et c’est dans ce clair-obscur que s’inscrit l’histoire de Taylor Swift, désormais projetée malgré elle au cœur d’une controverse dépassant les limites de la raison, reflet d’une société totalement fracturée.

Grandeur et décadence

Rien pourtant ne la prédestinait à cela. Née pile au moment où l’Amérique triomphe de la guerre froide en 1989, Taylor Swift grandit dans une petite ville de Pennsylvanie sous la frondaison des douces années Clinton, au sein d’une famille de la moyenne bourgeoisie, au milieu des sapins de Noël que son père s’est mis à cultiver et à vendre après avoir été trader. Inspirée par sa grand-mère chanteuse d’opéra, elle se met très jeune à la musique et joue dans les orchestres d’école, avant d’enregistrer ses premières démos de reprises de standards country (Dolly Parton, Patsy Cline, Shania Twain) et de déménager à Nashville l’année suivante, à 14 ans, pour y commencer sa carrière, partageant son temps entre le lycée et les radio-crochets.

Repérée en 2005 par un ancien cadre de Dreamworks, Scott Borchetta, elle sort un premier album de country qui la branche d’emblée sur le courant continu irriguant un sous-continent de 400 millions de paires d’oreilles. Il y a là tous les éléments non pas d’un conte de fées (toujours plus sordide et accidenté qu’on veut le croire), mais plutôt d’une trajectoire absolument lisse vers ce que l’Amérique a de plus américain à offrir – une quintessence de success story ni trop aisée ni trop dure, aussi onctueuse qu’un smoothie.

Le succès du deuxième album légèrement teinté de pop, Fearless, est déjà stratosphérique ; il devient l’album le plus vendu aux États-Unis en 2009 et lui offre sa première moisson de Grammy Awards (dont celui du meilleur album de l’année). Mais il lui attire aussi ses premières embrouilles. Lorsque You Belong with Me – où elle chante “elle porte des talons hauts, moi je porte des baskets”, parce que Taylor n’est pas une aguicheuse – remporte le prix du meilleur clip lors des MTV Music Awards, Kanye West déboule sur scène et sort son fameux “Yo, Taylor, je suis vraiment content pour toi, et je vais te laisser finir, mais Beyoncé a fait l’un des meilleurs clips de tous les temps !” (avec Single Ladies, reparti bredouille).

Mine de rien, c’est déjà toute l’histoire de la pop music contemporaine qui se joue en miniature dans cet incident. La muflerie de Kanye, la résilience de Taylor (restée coite sur scène) et la frustration (légitime) de Beyoncé apparaissent rétrospectivement comme un avant-goût de dynamiques futures, y compris sociales et politiques (féminisme vs. masculinisme, affrontements communautaires). “Tout est plus sombre désormais”, écrira l’essayiste Ta-Nehisi Coates dans un texte important pour The Atlantic en 2018, après la chute du rappeur dans les latrines du trumpisme. Il y reconnaît que, contrairement à son premier instinct, “l’assaut contre Taylor Swift ne relevait pas uniquement d’une colère justifiée, mais d’une réaction plus erratique et inquiétante, témoignant d’un manque de sagesse de plus en plus récurrent” chez Kanye. Chez Kanye et chez un nombre croissant d’Américain·es, n’allait-on pas tarder à constater…

Mais en 2009, ce dernier apparaît comme un génie populaire en pleine possession de ses moyens, et la jeune Taylor, 19 ans, n’ose pas lui rentrer dedans – Obama, en revanche, ne s’en privera pas, le traitant de “jackass” (abruti) dès le lendemain. Malgré l’humiliation, elle se réconcilie donc avec Yeezy, allant dîner avec lui, le saluant chaleureusement lors d’événements publics, l’appelant “mon ami”, manifestement désireuse de s’intégrer au sein de cette aristocratie musicale dont elle gravit rapidement les échelons.

Durant la première moitié des années 2010, elle fait ainsi tomber les records les uns après les autres et s’impose comme un poids lourd de l’industrie du disque, s’éloignant peu à peu de la country pour s’emparer du marché encore plus vaste de la pop. Speak Now (2010), Red (2012) et 1989 (2014) incarnent ainsi cette transition. Le sirupeux We Are Never Ever Getting Back Together (sur Red) devient son premier numéro 1 au Billboard 100. Mais c’est avec l’album nommé d’après son année de naissance (à notre humble avis son meilleur), produit notamment par le nouveau manitou des charts Jack Antonoff, qu’elle devient incontournable. Elle quitte Nashville pour New York, Shake It Off devient un hymne synthpop dans le monde entier, on commence à la comparer à Mickael Jackson et Madonna, et la tournée triomphale qui s’ensuit est la plus lucrative de l’année, générant 250 millions de dollars.

C’est à partir de là que les choses se compliquent pour elle, avec plusieurs polémiques plus ou moins sérieuses, quelques accidents de parcours qui ont au moins le mérite de donner à sa trajectoire un peu de relief. Les légendes s’écrivent dans l’adversité, et la “sweetheart of America” en manquait cruellement jusqu’ici. Kanye, tout d’abord, sort en avril 2016 un single extrait de son album The Life of Pablo intitulé Famous, dans lequel il a l’élégance de rapper qu’il “sent qu’il pourrait toujours faire l’amour avec Taylor”, parce qu’après tout, c’est lui qui “a rendu cette garce célèbre”.

Dans le clip (très beau et fascinant, il faut en convenir), on voit Kanye au pieu avec de multiples sosies (ou des poupées de cire) nus et endormis, dont un de Taylor Swift (mais aussi de Donald Trump, Bill Cosby, George W. Bush…). La chanteuse, accablée par cette misogynie et trahie par celui qu’elle pensait être son “ami”, lui fait part de sa consternation. Lui affirme qu’il l’a prévenue et qu’elle a consenti. À la suite de quoi Kim Kardashian publie sur Snapchat un enregistrement de son mari discutant amicalement de la chanson avec Swift. La voici de nouveau humiliée, subissant de surcroît une vague de harcèlement en ligne par les fans de KimYe qui déversent dans les commentaires de son Instagram des emojis serpent, symboles de fourberie.

Cette paire de gifles, surnommé le “Snakegate”, constitue indéniablement le point le plus bas de la carrière de Taylor Swift, à tel point qu’elle disparaît pendant plus d’un an de la sphère publique, désactivant ses réseaux sociaux et affichant une page noire sur son site internet, tandis que sa nemesis Kanye, lui, triomphe… C’est aussi à cette époque qu’elle s’embrouille avec son ex Calvin Harris, Nicky Minaj ou encore Katy Perry, et qu’on commence à l’accuser de tous les maux.

“Le monde entier semblait alors s’être retourné contre elle”, se souvient Taffy Brodesser-Akner, journaliste au New York Times, experte ès Swift et autrice d’un long portrait de la star qu’elle n’a pourtant jamais rencontrée. Pour ses nombreux·ses détracteur·rices, poursuit-elle, “il était désormais clair que son féminisme n’était pas réel ; qu’il consistait seulement à aligner ses jolies amies (le squad), pour la plupart blanches, sur scène pour prendre des photos ou porter des maillots de bain assortis le 4 juillet”. C’est aussi à cette époque que certaines franges de l’extrême droite tentent de la récupérer, faisant d’elle une “déesse aryenne”… Mais Taylor a grandi avec internet et en connaît parfaitement les règles. Elle a donc “observé tout cela calmement, sachant qu’il était inutile de lutter contre le courant venu la tirer vers le large”.

Retour en grâce

Lorsqu’elle refait surface en août 2017, les emojis serpent ont tous disparus de son Instagram (avec l’aide de la plateforme). Les remplace une vidéo granuleuse du même animal, qu’elle poste cette fois-ci elle-même. On l’accuse d’être un serpent ? Elle en fera son emblème, car rien n’est plus empowering que de s’approprier un juron. Quelques mois plus tard, elle sort un sixième album aux accents hip-hop (pas du meilleur goût), Reputation, dans lequel elle règle ses comptes. Et comme d’habitude, c’est un carton, en tête des charts (certes moins que 1989), multi-récompensé, accompagné d’une tournée record à 350 millions de dollars. Quant à Kim et Kanye, elle les renvoie une bonne fois pour toutes dans les cordes en publiant l’enregistrement du fameux coup de fil, mais cette fois-ci in extenso, prouvant qu’elle n’a en effet jamais consenti à être qualifiée de “bitch” dans Famous. “Alors, j’ai mis un coup de hache sur la palissade réparée/Mais je ne suis pas la seule amie que tu as perdu… Si seulement tu n’étais pas si sournois”, ironise-t-elle dans le féroce This Is Why We Can’t Have Nice Things. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Une autre mésaventure est venue, ces dernières années, renforcer l’aura de Taylor Swift, et nourrir son récit de serpent qui mord quand on la menace : l’affaire des masters. En 2019, alors qu’elle est pleine promotion de son septième album au succès moindre, Lover, elle apprend que Scott Borchetta, l’homme qui l’a découverte, met en vente son label, Big Machine Records. Et avec lui tout son catalogue de masters, qui représente le cœur des royalties. Elle essaie de les racheter elle-même, mais quelqu’un lui grille la priorité : Scooter Braun. Or cet homme n’est autre que le manager de Kanye West. Elle s’en plaint publiquement, allumant une nouvelle polémique où chacun·e est sommé·e de choisir son camp, et elle se fait encore quelques ennemi·es au passage (dont Justin Bieber).

Voyant qu’elle n’a aucun recours, elle a une “idée de génie”, affirme Alexandra Schwartz, co-animatrice du podcast Critics at Large du New Yorker : puisqu’elle a perdu ses masters et qu’elle hait de tout son coeur la personne qui les détient désormais, elle décide de les réenregistrer. À l’identique. Note par note. Et de les ressortir, avec un macaron “Taylor’s Version”, à partir de 2021. Une manœuvre parfaitement légale que personne n’avait jamais osé faire, et qui lui permet de reprendre pleinement possession de sa musique.

Bien sûr, rien n’empêche les gens d’écouter ou de synchroniser les anciennes versions, mais sa fanbase dévouée se rue sur les rééditions et les porte à nouveau au sommet. Dans My Tears Ricochet, une ballade enregistrée sur Folklore, un des deux albums plus intimistes sortis en plein Covid, elle adresse ces mots à son ancien manager Borchetta : “Et c’est encore à toi que je parle, quand je hurle vers le ciel/Et quand la nuit tu ne trouves pas le sommeil, ce sont mes berceuses volées qui parviennent à tes oreilles.” “Il s’agit d’un geste héroïque qui doit être replacé dans son contexte, insiste Alexandra Schwartz. Ce n’est pas juste une artiste qui se bat contre un label, c’est une femme qui se bat contre des hommes ; une femme qui abat son plafond de verre et refuse d’être contrôlée par une conjuration masculine. Qu’on aime ou pas sa musique, ça reste quelque chose.”

Fine observatrice de la vie culturelle américaine qu’elle analyse chaque semaine dans son podcast, elle qualifie cette histoire de “fable” qui a permis à Taylor Swift d’assoir encore davantage son règne sur la pop music et de cimenter l’admiration que lui porte son public, composé majoritairement de jeunes femmes – ainsi que de femmes moins jeunes, comme la journaliste Taffy Brodesser-Akner du New York Times, 48 ans et Swiftie assumée. “Taylor Swift raconte comment les filles deviennent des femmes. Elle énumère les expériences qui nous font grandir, explique-t-elle, admirative. J’ignore pourquoi il a fallu si longtemps pour quelqu’un s’empare aussi bien de ce sujet dans des chansons, mais les siennes y parviennent vraiment.” On ajoutera que, contrairement à nombre de ses collègues qui évoquent frontalement la sexualité (Beyoncé, Cardi B, Ariana Grande, Doja Cat…), Taylor Swift, elle, s’intéresse plutôt à la romance, au sentiment amoureux et aux déceptions inévitables qui l’accompagnent. Un sujet évidemment moins clivant, dans un pays toujours en proie au puritanisme.

Une voix qui porte

Jusqu’en 2016 donc, la pop star cultive une image œcuménique à même de rallier les deux côtés de l’échiquier politique. Venant de la culture country, traditionnellement blanche et républicaine (du moins avant que Lil Nas X et Beyoncé ne s’en emparent), Swift n’a pas intérêt à trop afficher ses opinions, ce qu’elle assume d’ailleurs dans le documentaire Miss Americana sur Netflix : “Pas envie d’être les Dixie Chicks”, lâche-t-elle nonchalamment en référence à ce groupe de country féminin qui a subi un violent backlash après avoir dit, lors d’un concert à Londres en 2003, qu’elles avaient honte de venir du même État que George W. Bush (le Texas).

Mais lorsque Donald Trump s’installe à la Maison Blanche, d’aucuns lui reprochent son silence durant la campagne, alors que Beyoncé ou Demi Lovato enchainaient les levées de fond pour Hillary Clinton. Et elle-même se met à culpabiliser… Le déclic se produit en 2018, lorsqu’elle soutient deux démocrates dans son État d’adoption du Tennessee tout en traitant la sénatrice de l’État, Marsha Blackburn, de “Trump avec une perruque”. Elle accuse plus particulièrement cette dernière de s’attaquer aux “droits humains élémentaires” en se drapant dans les soi-disant “valeurs chrétiennes du Tennessee”. Or, “je suis du Tennessee. Je suis chrétienne. Et ce ne sont pas nos valeurs”, cingle-t-elle dans le documentaire Miss Americana.

Ce coup de gueule n’empêchera pas Blackburn de remporter l’élection, mais à partir de là, le virus de la politique ne quitte plus Taylor Swift. En 2020, elle appelle ainsi à voter pour Biden. Régulièrement (encore très récemment lors des primaires), elle encourage les gens à s’inscrire sur les listes électorales – avec un effet notable, estimé à 35 000 inscriptions (essentiellement des jeunes) en septembre 2023 grâce à un seul post sur Instagram, où elle parle à plus de 280 millions de followers. Elle défend par ailleurs le droit à l’avortement, les droits LGBTQI+, les droits civiques… Bref, elle choisit son camp. Et pourtant, miraculeusement, l’autre camp ne cesse de l’aimer. Pas autant, certes, mais selon un sondage de l’université Monmouth publié en février, 24 % des républicain·es se disent fans contre 33 % des démocrates – un écart acceptable, et extrêmement rare en ces temps ultrapolarisés.

“Elle est aimée de tous, je crois, parce que les Américains ont besoin d’une figure à aimer en ce moment. Quelqu’un autour de qui communier quelles que soient leurs opinions politiques”, analyse Alexandra Schwartz du New Yorker. Même Beyoncé, dont le Renaissance Tour a talonné le Eras Tour, avec pourtant moins de dates, n’atteint pas de tels sommets de popularité. Il est cependant intéressant de noter qu’avec son nouvel album de country, Cowboy Carter, elle contribue elle aussi, puissamment, à combler le fossé culturel entre les deux Amériques qui ne se parlent plus. “Je suis un peu dubitative quant au concept de ‘monoculture’ évoqué un peu partout pour décrire sa domination sur la culture, mais Taylor incarne indéniablement un ‘désir de monoculture’ : une sorte de joie générale à être, à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, dans le même wagon.”

Une forme de réconciliation sur l’autel de la musique, donc, qui exclut toutefois, encore, la frange la plus indécrottable du trumpisme : 18 % des sondé·es sont d’accord avec les diverses théories complotistes accusant la star de truquer les matchs de NFL et l’élection à venir… En s’attaquant à une figure aussi populaire, y compris dans une partie de son électorat potentiel, Trump commet-il une erreur stratégique ? Si Alexandra Schwartz se refuse désormais à faire de tels pronostics, tant l’ancien président s’est montré capable de “tirer parti des situations même les plus accablantes”, elle note que ce dernier ne sait puiser son énergie que dans le ressentiment, alors que Taylor Swift ne parle au fond que d’empowerment, même dans ses chansons un peu agressives.

Espérant qu’une telle énergie positive le portera vers un second mandat le 5 novembre, Joe Biden ferait en tout cas tout son possible, selon une information du New York Times, pour obtenir à nouveau un soutien officiel de la chanteuse, restée pour l’instant silencieuse. Et Trump lui-même, dans ses discours, ne cible pas directement Taylor Swift, laissant ses sbires (tel Vivek Ramaswamy ou divers lobbys réactionnaires) le faire à sa place. Lui qui la trouvait jadis (en 2012) “formidable” s’est contenté en février 2024 de dire sur Truth Social, son propre réseau, qu’il “ne croyait pas une seconde” qu’elle puisse lui être “déloyale”, alors qu’il lui a “fait gagner tellement d’argent en signant le Music Modernization Art”, une loi de 2018 qui régule notamment les plateformes de streaming et sur laquelle le président n’a eu aucune influence. Peu lui importe que Taylor Swift ait déjà soutenu Biden en 2020 : Trump n’a juste pas envie de provoquer la superstar.

C’est que, selon plusieurs politologues, un mot de sa part serait susceptible, non pas de retourner des républicain·es convaincu·es, mais plus prosaïquement de mobiliser les indécis·es, particulièrement nombreux chez les jeunes cette année (beaucoup plus qu’en 2020) et chez les indépendant·es, notamment chez les “femmes de banlieues aisées” – une démographie jadis plutôt conservatrice mais désormais au cœur de la coalition démocrate face au repoussoir misogyne qu’incarne Trump. Brandon Valeriano, professeur de sciences politiques dans une université du New Jersey, se demande pour sa part si les jeunes “iront voter pour un homme plus âgé que leurs grands-parents ou s’ils le tiendront responsable des atrocités à Gaza” – deux épouvantails pour Biden.

Or “un soutien de Swift aurait l’avantage de recentrer le débat sur un de ses sujets phares : le droit à l’avortement”. Une thématique grâce à laquelle les démocrates ont systématiquement taillé des croupières aux républicain·es ces deux dernières années, lors des élections de mi-mandat en 2022 ou lors d’élections partielles ou locales. Ce ne serait quoi qu’il en soit pas la première fois qu’une mega célébrité s’engage derrière un candidat. On pourrait citer Frank Sinatra derrière John Fitzgerald Kennedy, Willy Nelson derrière Jimmy Carter, James Stewart, Cary Grant et Charlton Heston derrière leur collègue Ronald Reagan… L’exemple le plus célèbre étant celui d’Oprah Winfrey avec Barack Obama durant la primaire démocrate de 2008 : une étude de micro-économie avait à l’époque quantifié ce soutien à près d’un million de voix – un coup de pouce gigantesque qui avait permis au jeune sénateur de l’Illinois de s’imposer face à Hillary Clinton.

Taylor Swift pourrait-elle avoir un tel impact en novembre 2024 ? Notre politologue en doute. Et il souligne que, selon un sondage commandé en début d’année par Newsweek, si 18 % des électeur·rices se disent prêt·es à voter pour un·e candidat·e soutenu·e par Swift, il·elles sont 17 % à affirmer que cela les en dissuaderait (et 55 % s’en fichent). Confirmation que c’est moins un “effet de souffle” qu’espère Joe Biden qu’un effet de perception : il est un vieil homme blanc certes, mais il doit apparaître avant tout comme un défenseur des jeunes et des femmes. Ce qui a toujours été le cas – quand il était vice-président déjà – mais qu’il est nécessaire de marteler.

Il y a enfin un denier élément à prendre en compte : le système des grand·es électeur·rices aux États-Unis a pour conséquence un resserrement de la bataille autour d’une demi-douzaine d’États-clés très disputés, où quelques dizaines de milliers de votes font la différence. Dans ce contexte, le soutien d’une personnalité aussi populaire que Swift peut être déterminant. Le 30 mars, le réalisateur Rob Reiner (Quand Harry rencontre Sally), en train de tourner la suite de Spinal Tap, a écrit sur X que même s’il aimerait que “Taylor Swift fasse une apparition dans le film, [il] donnerait n’importe quoi pour qu’elle soutienne Joe Biden”. Et d’ajouter : “Elle sauverait pratiquement à elle seule la démocratie américaine.” 

16 concerts à ne pas rater en mai 2024

Par : Théo Lilin
30 avril 2024 à 16:27

El Perro del Mar – Badaboum, 6 mai

Voilà quelques mois que Sarah Assbring, alias El Perro del Mar, a sorti son sixième disque, Big Anonymous. Écrit à l’origine pour un concert-performance au théâtre dramatique de Stockholm, le Dramaten, la chanteuse exporte ses mélodies somptueuses et ses sonorités empruntées à la cinématographie. Jusqu’au Badaboum le 6 mai prochain, pour un concert unique à ne pas manquer.

Festival Jazz sous les pommiers – Coutances, du 4 au 11 mai

Sarah McCoy, Jeff Mills, ou encore le trio de breakbeat frénétique GoGo Penguin sont à l’affiche de la prochaine édition du festival coutançais, Jazz sous les pommiers, au début du mois de mai pour sept jours sous le signe du jazz, mais pas que. La programmation tend ses bras à d’autres variations musicales, du blues au rock en passant par les musiques électroniques.

Taylor Swift – Paris La Défense Arena, du 9 au 12 mai

Après la sortie du film sur sa tournée, et de son nouvel album vendredi dernier, Taylor Swift pose ses bagages à Paris La Défense Arena pour quatre dates uniques dans le cadre de son “The Eras Tour”. Pour ses dates parisiennes, la chanteuse américaine accueillera en guest le groupe Paramore.

The Libertines – Trabendo, 12 et 13 mai

C’est peut-être l’une des dernières chances de voir le légendaire groupe britannique fouler la scène à Paris avant un certain temps. L’occasion pour celles et ceux qui auraient manqué leur passage fracassant à la 35e édition des Inrocks Festival. Après All Quiet on the Eastern Esplanade, leur quatrième album, il faudra donc taper du pied au Trabendo, pour deux dates uniques. 

Lætitia Sadier – Petit Bain, 15 mai

Chanteuse du mythique groupe franco-britannique Stereolab, la multi-instrumentiste rejoint sur la scène du Petit Bain le reste de son groupe Source Ensemble pour une date unique, le 15 mai. Avide d’expérimentations et de ballades poétiques, l’artiste et sa bande risquent bien de dérouler, à l’occasion d’une soirée organisée par les compères du magazine Gonzaï, quelques titres extraits de son dernier disque sorti en février dernier, Rooting for Love.

Bonnie Banane – Trianon, 15 mai

Source d’expérimentations musicales mêlées à des références à la chanson française, le catalogue musical de Bonnie Banane s’est récemment vu complété par son dernier disque, Nini. Douze morceaux que l’artiste jouera en live sur la scène du Trianon, le 15 mai prochain.

Étienne Daho – Zénith, 15 et 16 mai 

Juste avant son passage au festival Art Rock, et après la sortie en fin d’année dernière d’une version amplifiée de son disque Tirer la nuit sur les étoiles, c’est au Zénith de Paris La Villette qu’Étienne Daho convie son public pour deux soirées. Le musicien retrouve la chaleur des grandes salles, propices à une scénographie et à des effets de lumière particuliers.

Calypso Valois – La Boule Noire, 15 mai

Comme l’indique l’un des morceaux de son dernier album Apocalypso, il faudra danser pour elle le 15 mai à La Boule Noire. Au piano, la musicienne confond pop, disco, énergie punk et influences cinématographiques. Le tout ponctué par des ballades en proie à la mélancolie.

Papooz – La Cigale, 16 mai

Une soirée aux allures de retour aux sources. Le duo parisien, désormais exilé aux États-Unis, fera son retour à la capitale (dont il connaît bien les scènes, donc) pour une soirée à La Cigale. Un concert qui s’inscrit dans sa tournée initiée à l’occasion de la sortie de Resonate, un quatrième disque paru en janvier dernier. L’occasion d’apprécier, en live, le groove des deux compères, magnifié à grand renfort de synthés, guitares et voix sémillantes.

Art Rock – Saint-Brieuc, du 17 au 19 mai 

Pour le coup d’envoi du marathon des festivals d’été, cap sur la Bretagne, où Art Rock fera vibrer Saint-Brieuc trois jours durant – les 17, 18 et 19 mai. Une flopée d’artistes trié·es sur le volet y performeront : The Libertines, Fat Dog, Sam Quealy, Lou Doillon, Julien Granel, Zaho de Sagazan… On pourra aussi y découvrir la carte blanche d’Étienne Daho, qui a pris les rênes de la programmation pour la journée du 19 mai, et explorer deux expositions : l’une est signée des photographes Richard Dumas et Antoine Giacomoni, l’autre traite de l’art antique et la mythologie grecque dans l’art contemporain. Des cours de yoga seront également proposés aux festivalier·ères.

Malice K – Hasard Ludique, 21 mai

De New York à Paris. Malice K se produira au cœur de la capitale, au Hasard Ludique, où il fera résonner sa musique indie emplie d’influences ninetees et de fines mélodies acoustiques. Une unique date tricolore suite à laquelle il filera vers la Belgique, avant de retourner chez lui, aux States. Son nouvel album, dont le nom reste pour l’instant inconnu, paraîtra d’ailleurs cette année chez Jagjaguwar Records.

Soirée hommage à Jean-Louis Murat – La Coopérative de Mai, 25 mai

Une soirée-hommage. Un an après la disparition de Jean-Louis Murat, la Scène de Musiques Actuelles de Clermont-Ferrand rassemblera une pléiade d’artistes ayant côtoyé – et compté pour – l’artiste auvergnat, lors d’un événement musical dédié. C’est Denis Clavaizolle, son collaborateur historique pendant une trentaine d’années, qui s’est chargé de lancer les invitations auprès d’Alex Beaupain, Laura Cahen, Jeanne Cherhal, Morgane Imbeaud, Frédéric Lo, Florent Marchet, JP Nataf, Armelle Pioline, Alain Bonnefont, Jérôme Caillon, The Delano Orchestra, PAR.SEK et Koum. Tous·tes ont répondu présent·e. La scénographie, imaginée par Biscuit Production, accordera une place de choix à la journaliste Pascale Clark, à l’écrivain Éric Reinhardt – qui entretenait une correspondance avec Murat – ainsi qu’à Laetitia Masson, la réalisatrice de Falling in Love Again, documentaire qui retrace l’enregistrement de son album Le Cours ordinaire des choses, paru en 2009.

Fat White Family – La Cigale, 27 mai

Que l’on se prépare : Fat White Family investira la scène de La Cigale de ces morceaux incendiaires et de sa subversion bienvenue, le temps d’une soirée parisienne, à la fin du mois. Une (furtive) escapade en France, qui s’inscrit dans la tournée européenne du quintet londonien, entamée pour la sortie de Forgiveness is Yours, leur quatrième album tout juste paru. Un concert qui s’annonce galvanisant.

Beth Gibbons – Salle Pleyel, 27 mai

Elle s’apprête à poursuivre sa traversée solitaire, sur les scènes. Une dizaine de jours après la sortie de son nouveau disque (le premier qu’elle signe en son nom) – Lives Outgrown, à paraître le 17 mai chez Domino Records – Beth Gibbons ouvrira les hostilités de sa tournée solo, avec une soirée dans la prestigieuse Salle Pleyel. L’occasion de découvrir ses nouvelles mélodies et d’écouter sa voix prodigieuse, laquelle résonnait déjà au sein du groupe Portishead. Sortes de retrouvailles avec le public, donc.

Les Inrocks Super Club – La Boule Noire, 29 mai

Ce mois-ci, le rendez-vous mensuel (et immanquable) des Inrocks offre, comme à l’accoutumée, une programmation à la croisée des chemins musicaux. Direction La Boule Noire, mythique salle du XVIIIe, pour écouter la chanson française et tout en poésie d’Arthur Fu Bandini, le post-rock aux contours psyché d’Atsuko Chiba, ainsi que le post-punk obscur de Hot Garbage – deux groupes tout droit venus de Montréal.

We Love Green – Bois de Vincennes, du 31 mai au 2 juin

Le mois de mai se clôturera les pieds dans l’herbe (ou dans la boue, c’est selon) au bois de Vincennes, où se déroulera la 11e édition du festival We Love Green. Au programme de ces trois journées de concerts : des performances rap avec des artistes tel·les que Tif, Lala&ce ou Hamza, les sonorités hyperpop d’Éloi, le rock foisonnant des Australiens de King Gizzard and The Lizard Wizard, la fusion R&B et néo-soul de SZA, les couleurs électro de Four Tet et Justice… De quoi satisfaire toutes les chapelles.

 

Taylor Swift : son nouvel album se hisse en tête du classement Billboard 200

Par : Louise Lucas
29 avril 2024 à 14:44

Si l’on avait encore un doute sur le phénomène Taylor Swift, les chiffres achèvent de convaincre. Plus d’une semaine seulement après la sortie de The Tortured Poets Department, son onzième disque studio, l’artiste américaine se hisse au premier rang du classement Billboard 200 – lequel recense les meilleures ventes musicales aux États-Unis, tous styles confondus. Et ce, avec pas moins de 2,61 millions de disques vendus au total – dont 1,9 million de CD et 859 000 vinyles – selon Billboard.

Succès chiffré

The Tortured Poets Department est le quatorzième album de Taylor Swift à atteindre le sommet des charts. Voilà qui vaut à la musicienne d’être, à cet égard, à égalité avec Jay-Z. L’ultime record est toujours détenu par les Beatles, avec 19 albums ayant investi la première place dudit classement.

Toutefois, ce nouveau disque permet à Taylor Swift de battre ses propres performances : 1,5 million de vinyles ont ainsi été écoulés aux États-Unis en une semaine seulement, par exemple. Semaine qui s’avère d’ailleurs être la plus dynamique en termes de ventes pour un album depuis décembre 2014, moment où Billboard 200 a commencé à les mesurer. The Tortured Poets Department est également le premier disque à atteindre le milliard de streams sur Spotify. Des chiffres tonitruants pour un succès qui l’est tout autant.

Taylor Swift, Canblaster, A Certain Ratio… Voici les 5 albums de la semaine !

19 avril 2024 à 14:11

A Certain Ratio It All Comes Down To This (Mute/PIAS) 

L’alchimie entre les trois multi-instrumentistes saute aux oreilles, et on ne pourra leur reprocher de manquer d’envie ou d’idées. Au contraire, les Mancuniens balaient comme d’habitude les genres – funk ombrageux, cold wave bouillante ou pop arty – avec une force de frappe enviable.

Par Vincent Brunner

Lire la chronique de It All Comes Down To This

AnNie .Adaa Juste un peu de ciel (Marlaa/PIAS)

Avec Juste un peu de ciel, son deuxième album, AnNie .Adaa hisse encore plus haut son rap infusé de la spiritualité du rap UK et des rythmiques de la bass music d’outre-Manche, de l’approche bruitiste de l’abstract hip-hop ou de surgissements rock indé (il revendique l’influence de James Blake, Kanye West ou Radiohead).

Par Théo Dubreuil

Lire la chronique de Juste un peu de ciel

Canblaster Liberosis (Animal63/Believe)

Exploration des arcanes de la drum’n’bass, du UK garage et du breakbeat, cet opéra électronique déploie son univers fantasque et grandiloquent sous la forme de plages cinématographiques inquiétantes, de vocaux fantomatiques et de beats décalés. Liberosis dessine les contours d’un R&B futuriste et dystopique qui évoque autant le psychédélisme post-liquide des débuts de l’ambient house, façon Future Sound of London, que les ambiances jungle éthérées de LTJ Bukem.

Par Patrick Thévenin

Lire la chronique de Liberosis 

Dog Park Festina Lente (Géographie)

L’adage latin Festina Lente (“Hâte-toi lentement”), qui a donné son nom à ce premier album, illustre parfaitement ces voyages quasi immobiles vécus par l’auditeur à l’écoute de ces 10 titres. Un oxymore idéalement trouvé pour évoquer la dream pop du quatuor : sensible tout en étant parfois noisy et débraillée, lente mais avançant inexorablement droit vers le cœur.

Par Arnaud Ducome

Lire la chronique de Festina Lente

Taylor Swift The Tortured Poets Department (Taylor Swift/Universal)

N’alignant pas les tubes, rusé et produit au millimètre, The Tortured Poets Department est plutôt réussi, mais ne surprend guère. Hormis par sa longueur : aux 16 pistes originelles se sont ajoutées last minute une version Anthology de 15 autres titres, qu’on pourrait d’emblée croire dispensables. À tort. Le rythme s’y ralentit, les ballades sont moins dissimulées derrière une rutilante armure pop. Place à l’organique du piano sur How Did it End? ou de la guitare avec The Prophecy : “Don’t want money / Just someone who wants my company” (“Je ne veux pas d’argent / Juste quelqu’un qui cherche ma compagnie”). Entre toutes ces complaintes, et une baisse de régime prompte à l’ennui, se glisse le slacker rock de So High School, afin de remonter le moral des foules. Et celui de Taylor Swift, par la même occasion. C’est là que réside l’un des enjeux narratifs de The Tortured Poets Department : la manière dont elle se livre à ses fans dans ses morceaux a autant participé à la gloire de son autrice qu’à ses failles affectives. 

Par Sophie Rosemont

Lire la chronique de The Tortured Poets Department

“The Tortured Poets Department” : que vaut le double album surprise de Taylor Swift ?

19 avril 2024 à 13:50

“All my mornings are Mondays / Stuck in an endless February / I took the miracle move-on-drug / The effects were temporary / And I love you / It’s ruining my life” (“Tous les matins sont des lundis / Coincés dans un février sans fin / J’ai pris des pilules miraculeuses pour remonter la pente / Les effets sont éphémères / Et je t’aime / Ça gâche ma vie”). Belle ouverture de pop vaporeuse pour Fortnight, que Taylor Swift partage avec Post Malone, portée par des synthés kavynskiesques. Efficace, et à l’image de l’album. 

Concernant le casting, rien de neuf sous le soleil swiftien. Enregistré entre Los Angeles, Nashville et New York (aux studios Electric Lady, chic), The Tortured Poets Department a été confectionné avec deux de ses fidèles complices, Jack Antonoff et Aaron Dessner, de The National. Deux duos au compteur, Fortnight où l’on entend (un peu) Post Malone, donc, et Florida !!! avec Florence Welch, qui enrobe de dentelle victorienne le mastodonte pop. Et si l’on analyse la structure sonore, la pop imparable de 1989 (son cinquième album sorti en 2015) n’est pas très loin, portée par les beats lo-fi de Guilty as Sin, la guitare slide témoignant des origines country de Swift sur I Can Fix Him (No Really I Can) ou les superbes cordes du London Contemporary Orchestra sur Clara Bow. Côté narration, pas de surprise non plus : Tay-Tay nous raconte comment on lui a brisé le cœur et comment elle s’en est remise, avec quelques plumes en moins mais le panache renouvelé. 

Une jolie blonde ruminant ses chagrins ?

Le morceau-titre, franchement savoureux en termes de songwriting, en témoigne : “Who’s gonna know you, if not me ? I laughed in your face and said, ‘You’re not Dylan Thomas. I’m not Patti Smith. This ain’t the Chelsea Hotel. We’re modern idiots’. And who’s gonna hold you like me? Nobody. Nofuckinbody” (Qui te connaît, sinon moi ? Je t’ai ri au nez et j’ai dit : ‘Tu n’es pas Dylan Thomas. Je ne suis pas Patti Smith. Ce n’est pas le Chelsea hôtel. Nous sommes juste des idiots d’aujourd’hui.’ Et qui va te tenir comme moi ? Personne”).

Plus que la plupart des pop stars américaines, Taylor Swift sait qu’elle a une belle plume et s’en sert comme d’un outil multi-fonctionnel. Lequel est parfois noyé dans des arrangements poussifs, ce qu’on constate sur un But Daddy I Love Him plus acide qu’il n’y paraît… Mais Swift est également consciente qu’on peut la réduire facilement à une jolie blonde ruminant ses chagrins d’amour dévastateurs – d’autant qu’elle en a fait son fonds de commerce. Surtout face à des musiciens au passé sous substances comme son ex Matty Healy, du groupe The 1975, auquel elle fait plusieurs fois référence ici, dézinguant sa respectabilité de bad boy qui se prend pour un poète maudit.

Une artiste ambitieuse, en quête d’amour

Avec My Boy Only Breaks His Favourite Toys, elle souligne par ailleurs la capacité masculine à faire de leur compagne un jouet-trophée pour mieux le disloquer. Quand il fait référence à un groupe WhatsApp, créé par son ancien grand amour Joe Alwyn avec (les irrésistibles) Paul Mescal et Andrew ScottThe Tortured Poets Department n’explore pas seulement son aventure avec Healy : l’album retrace, plutôt avec bienveillance mais aussi parfois avec colère, sa rupture avec l’acteur britannique. En témoigne l’un plus beaux titres du disque, écrit avec Dessner, So Long London : “I’m pissed off you let me give you all that youth for free.” Les rythmiques electro se pressent autour de son angoisse, sans jamais connaître d’explosion salvatrice. “Ça me rend dingue que tu m’aies laissé te donner toute ma jeunesse gratuitement” : qui ne se l’est jamais marmonné à soi-même après l’agonie d’une relation longue durée ? 

Surtout lorsqu’on est une femme soumise aux diktats de péremption imposés par la société patriarcale. Pas le droit d’être amoureuse, malheureuse et de le montrer, sinon on est niaise. Ou croqueuse d’hommes – même Joni Mitchell y a jadis eu droit. Pas le droit d’être une femme d’affaires avertie, sinon on est vénale. Pas le droit de faire de la pop calibrée aux refrains à reprendre en chœur, sinon on n’est bonne qu’à touiller la soupe. Le rap à succès actuel n’étant pas moins formaté, on peut s’interroger sur ces démonstrations de snobisme face à une chanteuse pop qui n’a pourtant jamais cherché à se faire passer pour autre qu’elle-même : une artiste ambitieuse, en quête d’amour de la part du monde entier.

31 titres

Mais puisqu’il s’agit de pop, Swift s’amuse avec des punchlines immédiatement inscrites dans nos rétines : “Now I’m down bad crying at the gym / Everything comes out teenage petulance / ‘Fuck it if I can’t have him’” (“Maintenant, je suis déprimée, je pleure à la salle de sport / Tout ressort avec une pétulance adolescente / ‘Je m’en fous si je ne peux pas l’avoir’”), confesse-t-elle dans Down Bad. Cette aptitude à rendre son écriture immédiatement visuelle, voire cinématographique, ou du moins clipesque, Taylor Swift la cultive toujours avec dextérité.

N’alignant pas les tubes, rusé et produit au millimètre, The Tortured Poets Department est plutôt réussi, mais ne surprend guère. Hormis par sa longueur : aux 16 pistes originelles se sont ajoutées last minute une version Anthology de 15 autres titres, qu’on pourrait d’emblée croire dispensables. À tort. Le rythme s’y ralentit, les ballades sont moins dissimulées derrière une rutilante armure pop. Place à l’organique du piano sur How Did it End? ou de la guitare avec The Prophecy : “Don’t want money / Just someone who wants my company” (“Je ne veux pas d’argent / Juste quelqu’un qui cherche ma compagnie”). Entre toutes ces complaintes, et une baisse de régime prompte à l’ennui, se glisse le slacker rock de So High School, afin de remonter le moral des foules. Et celui de Taylor Swift, par la même occasion. C’est là que réside l’un des enjeux narratifs de The Tortured Poets Department : la manière dont elle se livre à ses fans dans ses morceaux a autant participé à la gloire de son autrice qu’à ses failles affectives. 

Une écriture cathartique

Sur la conclusion du premier volet de The Tortured Poets Department, Clara Bow, elle souligne le gouffre que peut représenter la célébrité. Pour rappel, Bow, à qui Swift a souvent été comparée, avait été réduite au rang de it-girl enchaînant les relations amoureuses. Elle avait choisi de se retirer d’un show-business maltraitant. On a beau lui rappeler ses similitudes avec la chanteuse Stevie Nicks (“In ’75, the hair and lips / Crowd goes wild at her fingertips Half moonshine, a full eclipse”), Swift n’est pas dupe : un jour, on dira à une autre qu’elle ressemble à Taylor Swift. La conclusion de la version Anthology, The Manuscript, en dit long sur ce que signifie livrer un album : aussi intime soit-il, il ne nous appartient plus dès lors qu’on le partage : “The only thing that’s left is the manuscript / One last souvenir from my trip to your shores / Now and then I reread the manuscript / But the story isn’t mine anymore” (“Il ne reste plus que le manuscript / Un dernier souvenir de mon voyage sur tes rivages / De temps en temps je relis le manuscript / Mais l’histoire n’est plus la mienne”). Et si l’on souffre, ne jamais oublier de sourire au public. Côté cœur ou sur scène, the show must go on – un thème récurent de son corpus, qu’elle exprime plus directement dans I Can Do It With a Broken Heart : “He said he’d love me all his life / But that life was too short / Breaking down I hit the floor / All the pieces of me shattered / As the crowd was chanting ‘MORE!’.” 

Paradoxalement, Swift garde le pouvoir sur ce qu’elle a de plus précieux : son écriture cathartique. “I was tame, I was gentle / Til the circus life made me mean / Don’t you worry folks, / We took out all her teeth / Who’s afraid of little old me ?! / Well you should be.” (“J’étais apprivoisée, j’étais douce / Jusqu’à ce que tout ce cirque me rende méchante / Ne vous inquiétez pas les amis / Nous lui avons arraché toutes les dents / Qui a peur de mon petit vieux moi ?! / Eh bien, tu devrais l’être”), chante-t-elle dans Who’s Afraid of Little Old Me.

Si, après l’écoute de The Tortured Poets Department, Taylor Swift ne parvient toujours pas à nous effrayer, elle nous aura un peu plus attaché à ce qu’elle est : une artiste mainstream chargée de symboles (affectifs, politiques, économiques) s’agitant comme des breloques, mais qui puise inlassablement dans l’intimité d’une chambre à coucher. Elle continue d’en fixer obstinément le plafond, habitée par ses rêves d’amour, de gloire et de beauté. Devenus réalités, combien de temps encore pourront-ils lui fournir sa substance musicale ? 

Taylor Swift, The Tortured Poets Department, Polydor/Universal.


Pochette de "The Tortured Poets Department" de Taylor Swift © Taylor Swift / Universal
Pochette de « The Tortured Poets Department » de Taylor Swift © Taylor Swift / Universal

Selon Courtney Love, Taylor Swift “n’est pas intéressante en tant qu’artiste”

Par : Théo Lilin
16 avril 2024 à 14:00

Au moins c’est clair, Courtney Love n’est pas une Swiftie. Pas sûr que la chanteuse et cofondatrice du groupe Hole ne s’arrache le prochain album studio de Taylor Swift, The Tortured Poets Department, dans les bacs ce vendredi. C’est plutôt l’inverse, à en croire la toute dernière interview qu’elle vient d’accorder au média Evening Standard. Au cours de l’entretien, l’artiste a donné son avis sur la chanteuse américaine, assez tranché : “Taylor n’est pas importante. Elle représente peut-être une safe place pour les filles, et c’est probablement la Madonna d’aujourd’hui, mais elle n’est pas intéressante en tant qu’artiste.”

Venue promouvoir une nouvelle série de la radio BBC, Courtney Love’s Women – dont l’objectif est de mettre en avant les musiciennes qui l’ont inspirée au cours de sa carrière –, la chanteuse a également évoqué son rapport à Lana Del Rey, qu’elle “n’aime plus (…) depuis qu’elle a repris une chanson de John Denver”, et lui conseille au passage…de “prendre sept ans de repos”. Concernant Beyoncé et son dernier album Cowboy Carter, là aussi, Courtney Love n’y va pas par les superlatifs : “J’aime l’idée que Beyoncé fasse un disque de country parce qu’il s’agit de femmes noires qui se lancent dans des espaces où seules les femmes blanches étaient autorisées auparavant, mais ce n’est pas que j’aime beaucoup cela. En tant que concept, j’aime ça. C’est juste que je n’aime pas sa musique.”

En des termes plus élogieux, Courtney Love cite parmi ses influences musicales PJ Harvey, Nina Simone, Joni Mitchell ou Patti Smith. Pour sa nouvelle émission de radio composée de huit épisodes, l’artiste affirme modestement vouloir “racheter certaines des femmes qui ont été si mal traitées par l’industrie du disque”, et constate que “les femmes sont toujours marginalisées dans cette industrie, même si elles ont plus de succès”.

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