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Peut-on faire du postpunk minimaliste ? La réponse éclatante de Bibi Club

Protagonistes de la communauté musicale indépendante de Montréal, la chanteuse et claviériste Adèle Trottier-Rivard et le guitariste Nicolas Basque forment depuis 2015 un couple à la ville comme à la scène. Amorcé en 2016, leur projet répondant au doux nom de Bibi Club les amène à faire ensemble “de la party music de salon”, pour citer le court texte de présentation figurant sur leur page Bandcamp.

Tout à fait fidèle à ce descriptif, l’EP Bibi Club, paru au printemps 2019, marque l’acte de naissance officiel du groupe. Il contient quatre chansons empreintes d’une fraîcheur pétulante, simples et directes, dans un style do it yourself, oscillant entre electro-pop diaphane et postpunk minimaliste. Brut, sans rien de superflu, le charme opère – et emporte – instantanément, en particulier sur Jean René, la seule des quatre en anglais, cavalcade de poche au crescendo irrésistible.

On pense à Beach House et à une plage abandonnée

Délivrant huit morceaux, dont un long et absorbant instrumental atmosphérique (Bellini), leur premier album Le Soleil et la Mer, judicieusement sorti durant l’été 2022, s’inscrit dans la même veine avec une accentuation un peu plus rêveuse. Tout en grâce légère et en mélancolie diffuse, il semble flotter à travers une plage abandonnée, lentement happée par le crépuscule, où l’on croise notamment les ombres de Brigitte Bardot, Claudine Longet et Beach House.

Au cœur de ce printemps 2024, Bibi Club franchit à présent le cap du deuxième disque avec Feu de garde. On peut y découvrir onze nouvelles chansons, en grande majorité en français. Très imagées, les paroles cultivent un lien étroit avec la nature et les éléments. Toutes deux parcourues de frémissements ardents, La Terre – ode doucement hallucinée à la nature – et Le Feu – brûlante échappée au bout de la nuit – en offrent deux superbes illustrations.

Divers éclats poétiques surgissent ailleurs. “Tes yeux noirs sont un lac infini”, attrape-t-on par exemple sur L’Île aux bleuets, trépidante déclaration d’amour fou. Quant à la musique, toujours aussi richement économe, elle se révèle plus nerveuse que sur Le Soleil et la Mer, donnant davantage d’importance dynamique à la guitare. Évoquant souvent de précieux trésors du rock indé britannique (Young Marble Giants, Marine Girls, Virginia Astley…), ce disque cristallin compte d’ores et déjà parmi nos favoris de 2024. ♦ Jérôme Provençal

Feu de garde (Secret City/Modulor). Sortie le 10 mai. En concert au Popup du Label, Paris, le 6 juin.

Percutant et accrocheur, Arab Strap ne fait pas ses 30 ans de carrière

I’m Totally Fine with It Don’t Give a Fuck Anymore pourrait figurer parmi les titres les plus démissionnaires de l’histoire de la pop. Pourtant, loin du je-m’en-foutisme tranquille que l’on pourrait imaginer, ce nouvel album est un brûlot qui joue des coudes pour s’extirper de son passé et bousculer son époque. Et quel passé !

Alors qu’Arab Strap achève une tournée célébrant le vingt-cinquième anniversaire de Philophobia (1998), monument romantique écorché qui soignait le manque d’amour et le sexe triste à grand renfort de bière tiède et de dope premier prix, le groupe choisit de ne plus regarder dans le rétro pour se concentrer sur son avenir. Tous crocs dehors, Aidan Moffat et Malcolm Middleton envoient riffs lourds et textes mordants prononcés avec l’accent de Glasgow, beaux comme une lande foudroyée.

Un immanquable mélange de rock, d’electro et de folk

Revitalisé comme jamais, Arab Strap ose le mélange des styles (rock, electro et folk) et aborde intelligemment la question de notre humanité dans un monde hyperconnecté et complotiste, sans jamais sonner comme de vieux réacs sentencieux. Séparé, puis réuni de nouveau, le duo écossais regarde droit devant lui, et on le suit les yeux fermés. Percutant et accrocheur, ce disque s’impose aisément comme l’un des immanquables de ce début d’année.

I’m Totally Fine with It Don’t Give a Fuck Anymore (Rock Action Records/PIAS). Sortie le 10 mai.

“Mon pire ennemi” et “Là où Dieu n’est pas”, un vrai-faux diptyque choc à découvrir absolument

C’est toujours porté par une quête de dialogue que le cinéma de l’Iranien Mehran Tamadon semble se mouvoir. Dans Bassidji (2009), il tentait de tisser une discussion avec les personnalités parmi les plus extrémistes de son pays. Dans Iranien (2014), le cinéaste athée proposait à un groupe de mollahs de se confiner avec lui dans un petit appartement pendant deux jours. Établir un pont par la parole qu’il obtient grâce à la singularité d’un dispositif de cinéma, c’est ce que produisent et travaillent, à leur tour, ses deux nouveaux films.

Autant conçus en diptyque que comme des contrepoints qui entrent en collision l’un avec l’autre, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas offrent un témoignage d’une grande force sur les pratiques tortionnaires mises en place par le régime islamique pour contrôler et faire parler ses opposant·es.

Aussi complexe et versatile que pervers, Mon pire ennemi procède à la reconstitution des interrogatoires menés par les Bassidjis, les agents du régime iranien. Sauf qu’ici les personnes qui incarnent les interrogateur·rices sont des ancien·nes prisonnier·ères. Face à elles et eux, le cinéaste incarne un détenu. Pourtant, le traumatisme est trop profond pour que les néo-acteur·rices aillent plus loin et poursuivent le jeu de rôle.

Le réalisateur se tourne alors vers Zar Amir Ebrahimi (primée à Cannes pour Les Nuits de Mashhad). La jeune femme a subi des interrogatoires continus pendant un an. La voilà désormais chargée d’interroger Mehran Tamadon comme s’il était un prisonnier. Le simulacre devient progressivement cruel et humiliant : elle lui ordonne de se mettre en sous-vêtements, le propulse sous un jet d’eau glacée. Dans cette exploration de l’extrême violence psychologique et physique d’un diabolique jeu de manipulation, ce n’est plus seulement la toute-puissance du tortionnaire que le cinéaste questionne.

Les lignes se troublent et le film se retourne sur lui-même dans un grand trouble réflexif. Ainsi, pour déstabiliser le réalisateur, Zar Amir Ebrahimi commence à lui reprocher la nature même de son projet et la façon malsaine dont la reconstitution d’une situation oppressive réveille des traumatismes chez tous·tes celles et ceux qui l’ont vécue. Qui est alors le bourreau et la victime de ce jeu de rôle ? La troublante expérience sadomasochiste se transforme, en une fraction de seconde, en réflexion éthique sur l’image.

Dans une forme documentaire plus conventionnelle, Là où Dieu n’est pas poursuit la recherche du premier film. Mehran Tamadon y recueille les témoignages de trois ancien·nes détenu·es politiques, dans une prison reconstituée à l’intérieur d’un entrepôt de la banlieue parisienne. Une nouvelle sobriété, volontairement moins performative, qui s’écrit simplement dans l’écoute attentive des récits. Le cinéaste iranien nous projette ainsi dans la tête d’un·e captif·ve et dans la nécessaire résilience qu’il ou elle doit mettre en place pour survivre : “C’est dur de faire de la prison sans s’illusionner”, avoue l’une des personnes interrogées.

Mon pire ennemi de Mehran Tamadon, avec Zar Amir Ebrahimi, Taghi Rahmani, Mojtaba Najafi (Fr., Suis., 2023, 1 h 23). En salle le 8 mai.
Là où Dieu n’est pas de Mehran Tamadon (Fr., Suis., 2023, 1 h 52). En salle le 15 mai.

“La Vie selon Ann”, petit guide new-yorkais du vide existentiel à la sauce BDSM

Sœur lo-fi de Lena Dunham et petite-fille rebelle de Woody Allen, Joanna Arnow explore dans ce premier long qu’elle a écrit, interprété, réalisé et monté un territoire de cinéma connu – celui de l’autofiction à tendance existentielle, mêlant relations dysfonctionnelles et sexualité frontale –, tout en repoussant ses contours.

Produit par Sean Baker et présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2023, La Vie selon Ann (The Feeling that the Time for Doing Something Has Passed, en VO, magnifique titre à l’adaptation française peu heureuse) raconte le quotidien morose d’une trentenaire new-yorkaise, partagée entre un emploi de cadre assommant, une sexualité BDSM où elle joue le rôle de la soumise auprès de plusieurs maîtres et ses (véritables) parents qui ne cessent de se chamailler. On pourrait aussi résumer Ann à la façon dont elle se décrit sur une application de rencontres : “J’aime les plats consistants qui restent sur l’estomac et je n’aime pas les gens qui sont obsédés par le 11 Septembre.”

Génialement tragicomique, le film avance au rythme de saynètes dans lesquelles se déploient un spleen et un malaise abyssaux. À travers la soumission ou la tentative d’une relation “vanille” (conventionnelle), auprès de sa famille ou au travail, Joanna Arnow se confronte à la difficulté du lien à l’autre et à soi-même, à l’ennui aussi, au sens de la vie en somme. Sa radicalité est de ne pas opposer grand-chose à la question du vide existentiel, à accepter, comme l’ont fait conjointement Ovidie et Mallarmé, que la chair est triste hélas, qu’on est et reste seul·e et que la vie n’a aucun sens, à vivre avec ce sentiment, saisi par le titre original, qu’il est trop tard pour que les choses changent.

De cette capitulation naissent paradoxalement une forme de réconfort et aussi les prémices d’une désobéissance. Avec une certaine finesse, La Vie selon Ann parcourt le catalogue de nos répressions et normes sociales, familiales, relationnelles, sexuelles et professionnelles. Pour mieux les faire voler en éclats ?

La Vie selon Ann de et avec Joanna Arnow, Scott Cohen, Babak Tafti (É.-U., 2023, 1 h 27). En salle le 8 mai.

“L’Esprit Coubertin” : Benjamin Voisin, Emmanuelle Bercot et du rififi aux JO

Quelque chose bouge du côté de la comédie française, incarnée par une nouvelle génération certes pas encore assez dotée en star power pour prendre la relève des mastodontes des années 2010 mais tout de même assimilable par le divertissement populaire. Le Dernier des Juifs de Noé Debré ou Bis Repetita d’Émilie Noblet ont récemment confirmé un vent de fraîcheur, apportant dans son sillage des objets plus en phase avec l’époque, empreints de subtilité et rétifs à un certain beaufisme qui avait dominé l’ethos de la comédie de ces deux dernières décennies.

L’Esprit Coubertin en est. Son auteur, Jérémie Sein, a officié comme réalisateur des bientôt quatre saisons de Parlement (créée par Debré, coréalisée par Noblet). Ancien journaliste sportif, ce n’est pas aux arcanes de la politique mais à celles de l’olympisme qu’il a consacré son premier long, centré sur le parcours chaotique d’un champion de tir aux JO de Paris. L’introverti Paul (Benjamin Voisin), véritable malaise ambulant aux manières brusques et autistiques, n’en est pas moins le dernier espoir de médaille d’une délégation française humiliée à domicile – mais à mesure que son épreuve approche, sa concentration se disperse entre querelles de dortoir et montées d’hormones.

Le film est parfaitement réussi dans le ton, et pourtant totalement cryptique quant à ses intentions : il semble limite buller, mener la barque de son récit au petit bonheur la chance, au gré des humeurs aléatoires de personnages assez bien brossés pour donner à l’ensemble un souffle de tableau vivant – mention spéciale à Laura Felpin, parfaite dans un rôle d’intendante du village olympique sans doute écrit pour elle. Le but n’est somme toute pas si éloigné de Parlement : Sein ne s’intéresse certainement ni à la politique européenne ni au sport (on verra d’ailleurs très peu de scènes d’épreuves – le budget ne semble pas y être pour rien), mais passionnément à la ménagerie bureaucratique grouillant autour de l’arène.

Dans quel but ? C’est un peu le mystère, tant le film se plaît à brouiller tout ce qui pourrait ressembler à une trajectoire motivée du héros, être attachant mais veule qui, s’il progresse sans nul doute, pour autant n’apprend rien. Tant sur le plan politique que sur celui des sentiments, Paul est entouré de gens plus matures et structurés que lui et essaie de se hisser à leur niveau, mais la part du mûrissement sincère et celle du strict mimétisme restent chez lui indiscernables. Un épilogue assez génial en donne sans doute la clé : interrogé des années plus tard sur le coup d’éclat de son olympiade, le jeune adulte accrédite mollement les questions toutes faites d’une journaliste qui l’érige en symbole (“C’était politique ? – Ah, bah oui…”).

L’Esprit Coubertin s’affirme à la lumière de cette coda comme une comédie sensible sur la perte collective de sens et la gesticulation des humain·es à l’intérieur de récits creux auxquels ils et elles font semblant de croire : l’exploit, le travail, l’effort, la vertu s’évanouissent instantanément sous son beau regard d’absolue désinvolture.

L’Esprit Coubertin de Jérémie Sein, avec Benjamin Voisin, Emmanuelle Bercot, Rivaldo Pawawi (Fr., 2024, 1 h 18). En salle le 8 mai.

Avec “Here in the Pitch”, Jessica Pratt met de la lumière dans son folk gothique

Here in the Pitch est un disque qui commence presque par la fin : l’ouverture Life Is sonne comme un générique qui viendrait idéalement clore un doux mélo, secrètement déchirant. Mais surtout, ce titre magnifique installe l’une des nouveautés de ce quatrième album : une section rythmique qui insuffle discrètement aux grandioses miniatures de Jessica Pratt une pulsation larvée, tapis moelleux ou
goutte-à-goutte obsédant (Nowhere It Was), pour accompagner son phrasé velouté et le piquant de sa voix.

En troquant l’intimisme de sa guitare fragile pour une orchestration ouvragée, qui doit autant à la bossa qu’à Brian Wilson, Pratt pousse les murs mais conserve le murmure. C’est le premier miracle de Here in the Pitch, le plus évident : malgré ses dimensions propices à l’écho, l’endroit où sa musique nous installe reste un confessionnal. Un espace solitaire.

Des signes calmes et du mystère

Si l’album quitte un peu les atmosphères gothiques de Quiet Signs (2019) pour faire entrer un soupçon de lumière californienne, on pourrait lui apposer le même titre : des “signes calmes”, c’est exactement ce qui habite ce disque, réclamant qu’on les débusque avec soin. Un disque qui vous demande – vous intime – de passer un bout de temps avec lui et de lui accorder une attention semblable à celle que l’on devrait toujours réserver aux mystères de l’existence.

Here in the Pitch (City Slang/PIAS). Sortie le 3 mai. En concert à l’Alhambra, Paris, le 2 juin.

Kamasi Washington déploie son jazz soul cosmique en toute liberté

La pandémie est passée, sa fille est née, et Kamasi Washington célèbre le bonheur d’être en vie. Ainsi, le disque s’ouvre sur Lesanu, foisonnante prière tirée de la Bible éthiopienne où s’allient claps et piano dingo. S’ensuit une démonstration chorale mêlant jazz, soul et rap à la vitalité contagieuse, Asha the First.

Les ombres de Pharoah Sanders et Sun Ra planent toujours et le cercle d’amis du jazzman venu d’Inglewood ne lui fait pas défaut : Thundercat, le frère batteur de celui-ci Ronald Bruner Jr., le saxophoniste Terrace Martin, Brandon Coleman aux claviers, le contrebassiste Miles Mosley…

Une musique viscéralement affranchie

S’y ajoutent André 3000 (à la flûte sur l’instrumental Dream State) et des valeurs sûres du hip-hop indie américain tels BJ the Chicago Kid (au micro de Together) et les jumeaux Taj et Ras Austin. Cerise pailletée sur le gâteau, on retrouve aussi une star du Black Power dans ce qu’elle a de plus funky, à la fois métaphorique et radicale : George Clinton, sur le frétillant Get Lit.

Plus ramassé que Heaven and Earth (2018), le bien nommé Fearless Movement cultive un groove panafricain, intrépide et propice à la danse. Et c’est sur une réinvention du Prologue du bandonéoniste argentin Ástor Piazzolla que Kamasi Washington prend congé, nous laissant presque essouflé·es par cette musique viscéralement affranchie, autant sur terre que dans le cosmos.

Fearless Movement (Young/Wagram). Sortie le 3 mai.

Mdou Moctar enflamme le rock touareg sur “Funeral for Justice” 

Dans un récent portrait pour Pitchfork, Mdou Moctar se confiait sur son art de la protest song : “Quand on veut envoyer un message politique, on a besoin de quelque chose de lourd, fort, rapide et fou – que tu ressentes l’urgence. C’est la même chose quand tu entends la sirène d’une ambulance. La guitare doit faire le même son de taré.”

Pour ce fan de Van Halen jamais en reste pour s’emparer des questions géopolitiques qui concernent le Niger, tout son rapport à la musique semble contenu dans cette citation : la tentation psychédélique dans la comparaison avec une entêtante sirène d’alerte, son rapport vigoureux à la guitare, son engagement politique, notamment anticolonialiste.

Une leçon d’activisme

Si le patchwork d’Afrique victime (Mdou Moctar n’est pas fan des enregistrements en studio), son précédent album, avait des allures d’aboutissement artistique, Funeral for Justice persiste dans l’engagement électrique et le renouvellement du rock touareg. Un alliage détonnant pour confronter la France (et autres “occupants”) aux conséquences de son interventionnisme colonial. Une leçon d’activisme, aussi bien sur le fond que dans la forme.

Funeral for Justice (Matador/Wagram). Sortie le 3 mai. En concert au Petit Bain, Paris, le 25 août.

“L’Ombre du feu” : une curiosité virtuose réalisée par Shin’ya Tsukamoto

Propulsé à la fin des années 1980 par le mémorable Tetsuo, premier volet d’une trilogie radicale ayant posé les bases esthétiques du mouvement cyberpunk au cinéma, Shin’ya Tsukamoto aura par la suite connu une carrière aux circonvolutions inattendues (pour ne pas dire en dents de scie), néanmoins travaillée par d’inextinguibles obsessions : l’auto-destruction, la mutation, la souffrance (physique comme mentale), l’horreur de la guerre, et ce regard profondément nihiliste porté sur le monde et la nature humaine.

La guerre après la guerre

L’Ombre du feu ne déroge pas à la règle, et nous aspire dans un Japon décimé par la Seconde Guerre mondiale, qui tente péniblement de se relever, et de panser ses plaies béantes. De ce pays traumatisé par les bombardements américains, on ne voit longtemps qu’une sorte d’antichambre conceptuelle : un bar délabré, aux murs jaunis par les flammes, qui sert de refuge à une jeune femme, unique rescapée de sa famille, qui se prostitue pour survivre.

Une scène d’exposition suffit à infuser ce sentiment de désespoir, qui innerve toute la filmographie de Tsukamoto. Pourtant, de ce chaos ambiant laissé hors-champs, va se faufiler l’ombre d’un espoir.

Un petit orphelin chapardeur et un jeune soldat démobilisé trouvent bientôt refuge dans le bar, formant avec la jeune femme un improbable trio, aux allures de famille de fortune. Jusqu’à ce qu’hélas, les traumas profondément ancrés et l’horreur emmagasinée ressurgissent implacablement, faisant bifurquer le film de manière inattendue.

Une curiosité bicéphale

La première partie de L’Ombre du feu, figurée en un huis clos tour à tour oppressant et bizarrement réconfortant (comme un îlot cerné par le chaos du monde), est une grande réussite, et Tsukamoto oppose à un manque de moyen manifeste, et à la frugalité de son décor (parfaitement dépouillé), sa virtuosité formelle, et son sens prodigieux du découpage et de la suggestion.

La seconde partie, qui voit le film muter en un récit d’apprentissage opaque, perd en maîtrise formelle ce qu’elle gagne en énigme, et nous fait suivre, quelque peu hagard, l’itinéraire cahoteux du jeune orphelin lancé dans le monde extérieur, où l’espoir s’entrevoit par soubresauts, à travers une fange épaisse.

Film en point d’interrogation, qui nous laisse sciemment interdit, L’Ombre du feu est un curieux objet, virtuose dans son premier acte, nébuleux dans son second, hypnotique de bout en bout. Le visage de son jeune acteur (Oga Tsukao), magnétique et sublimé par le regard énigmatique que lui porte Tsukamoto, y est pour beaucoup.

L’Ombre du feu de Shinya Tsukamoto, avec Shuri, Mirai Moriyama et Oga Tsukao. Sortie en salles le 1er mai 2024.

“Border Line” : émigrer ou craquer, le huis clos d’un couple sur la brèche

C’est un couple dans une voiture qui se met en route pour l’aéroport de Barcelone, direction New York pour plier définitivement bagage et s’installer outre-Atlantique. Lui est vénézuélien, elle est espagnole. Dans le taxi, l’autoradio pose le contexte, à l’ère d’une Amérique trumpiste, qui s’acharne sur la question de la construction d’un mur à la frontière mexicaine.

Arrivé aux États-Unis, le couple pose un premier pied à la douane où, après examen des passeports, un contrôle supplémentaire semble requis. Quelque chose cloche. Enjoints à patienter dans un endroit plus confidentiel, en rade d’informations, ils commencent à cogiter. Et nous avec. 

Un huis clos sous tension

Border Line, premier film des vénézuéliens Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez, s’enferme ainsi très vite intégralement entre quatre murs, dans un petit bureau qui fait office de coulisse de l’immigration. Se met en place un jeu de dupes, d’influences et de manipulation, où s’exerce un pouvoir qui fait grimper le malaise et la paranoïa, notamment via une agente implacable, jouée par Laura Gómez (Orange is the New Black), et dont les origines sud-américaines viennent se mêler à la nature des interrogatoires. 

Le huis clos se révèle par moment haletant, s’ouvrant par bribes avec une grande simplicité, se concentrant sur l’essentiel : sa mise en tension et l’ambiguïté qui se module selon ce qui reste tapi dans l’ombre ou se dévoile, ce qui résiste et ce qui lâche. Naissance d’un suspense où se déploient les incertitudes, où le couple, de plus en plus vulnérable, vacille à mesure que les pressions s’intensifient.

Il se dessine alors le portrait de deux amants que l’on apprend à connaître uniquement par le biais des entrevues, où la parole privée est abolie. Tout un ballet bureaucratique et d’emprise se met en place dans un théâtre à l’éclairage net, tel un tribunal, où tout est froidement analysé. L’intimité, progressivement et cliniquement mise à mal, y devient alors le dernier rempart possible. La dernière frontière. 

Border Line d’Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez. AEn salles le 1er mai 2024.

“A Dream Is All We Know” : The Lemon Twigs propulsent les seventies dans le futur

En huit ans de carrière, les Lemon Twigs ont largement confirmé tous les espoirs suscités par leur premier album, l’époustouflant Do Hollywood (2016). Si Brian et Michael D’Addario ont parfois cédé à certains excès de leur âge (concepts barrés, looks improbables, audacieux mélange des genres), leur musique, elle, n’a jamais pâti de cet esprit fantasque qui fait leur force.

Rares sont les artistes aussi jeunes et aussi prolifiques qui parviennent à nous épater à chaque nouvelle sortie. C’est encore le cas de leur nouvelle livraison, A Dream Is All We Know. Sur la pochette, les deux frères nous fixent, impassibles, l’un debout, l’autre la tête en bas dans la posture du poirier – on peut y voir une métaphore de leur propre musique, capable des pirouettes les plus acrobatiques mais qui retombe toujours sur ses pieds.

Des Byrds aux Zombies en passant par le tandem Lennon/McCartney

Le ton est donné dès l’inouï premier single, My Golden Years, bijou power pop qui ouvre ce cinquième LP inspiré. Les deux chanteurs, compositeurs et multi-instrumentistes y célèbrent un âge d’or, ces années bénies qu’ils sont en train de vivre à fond et qui passent en un clin d’œil.

Leurs héros ne sont pas difficiles à deviner, des Beach Boys à Big Star, des Byrds aux Zombies en passant par le tandem Lennon/McCartney. Pourtant, les Lemon Twigs n’ont jamais fait dans le pastiche poussiéreux, ni dans l’hommage trop scolaire – on sent leur respect, leur admiration pour ces légendes, mais aussi le grain de folie de deux vingtenaires new-yorkais pour qui la musique est autant une passion qu’un jeu.

Des mélodies accrocheuses, des guitares qui carillonnent, des harmonies vocales célestes et des instrumentations luxuriantes

Douze morceaux s’enchaînent ainsi en un peu plus de trente minutes. Avant de se conclure par des riffs glam rutilants sur Rock On (Over and Over), les pépites s’enchaînent, portées par des mélodies sans cesse accrocheuses, des guitares qui carillonnent dans nos cœurs, des harmonies vocales célestes et des instrumentations luxuriantes (on privilégie ici le vintage au digital).

Plusieurs musicien·nes viennent leur prêter main-forte, dont Sean Ono Lennon à la basse et à la coproduction d’une chanson (tout le reste a été produit par la fratrie D’Addario), le tendre slow In the Eyes of the Girl, qui aurait pu sans rougir être une face B des Beach Boys. On leur souhaite de prolonger encore longtemps ces good vibrations enchanteresses.

A Dream Is All We Know (Captured Tracks/Modulor). Sortie le 3 mai.

Entre fiction et ethnographie, “La Fleur de Buriti” est aussi envoûtante que politique

Dans chaque plan de La Fleur de Buriti, c’est l’urgence et la force de tout un peuple autochtone qui semblent crier. Alors que la menace de l’industrie agroalimentaire brésilienne pèse en permanence sur les Krahô, la caméra se glisse à leurs côtés, au nord-est du Brésil, et saisit leur lutte perpétuelle contre l’oubli.

Le film navigue dans cette communauté, dont l’autosubsistance est assurée par la chasse et la pêche, via la figure du jeune Patpro (Ilda Patpro Krahô) qui nous guide à travers trois périodes de résistance de son peuple. Peu à peu, la chronologie se brouille, les temporalités se percutent, oubliant la linéarité de son récit au profit d’un mélange de mythes et de légendes, de pratiques rituelles, jusqu’à se clore sur une manifestation contre les agissements du gouvernement Bolsonaro.

La Fleur de Buriti invite ainsi moins à se connecter à la trajectoire de son personnage qu’à rendre compte d’un monde et du mode de vie qui l’entoure. Contemplative et quasi spectrale, l’image 16 mm – comme une réminiscence du cinéma de Jean Rouch – dépasse dès le prologue le terrain de la pure ethnographie pour nous projeter au cœur d’une expérience sensorielle saisissante, enrichie par l’impressionnant travail d’immersion sonore sur les pulsations de la flore. Une hybridation des images qui permet de mieux cerner les spécificités des croyances ancestrales du peuple et son rapport politique au territoire.

Mettant en scène des personnages interprétés par des acteur·rices amateur·rices autochtones, ce dispositif permet d’éviter l’exotisme d’un regard occidental pour, au contraire, révéler par petites touches successives et méditatives l’organisation de la communauté, son rapport au monde et, peut-être le plus bouleversant, le rapport oral à la mémoire comme forme de résistance.

La Fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora, avec Ilda Patpro Krahô, Francisco Hỳjnõ Krahô (Bré., Por., 2023, 2 h 03). En salle le 1er mai.

“Le Tableau volé” décortique avec malice le monde du commerce d’art

André Masson (comme le peintre) est commissaire-priseur dans la célèbre maison de ventes Scottie’s. Être cynique, direct, sans grand tact et l’assumant (joué avec talent par Alex Lutz), il a une stagiaire, Aurore (Louise Chevillotte, hilarante), qu’il rudoie volontiers. À vrai dire, elle n’est pas très franche du collier puisqu’elle ment tout le temps, à tout le monde (y compris à son père, le génial Alain Chamfort, “jeune” acteur découvert dans Don Juan de Serge Bozon) et à tout propos.

Ce duo improbable, destiné à ne pas durer, reçoit un jour la lettre d’une jeune avocate (Nora Hamzawi) qui pense avoir retrouvé une toile d’Egon Schiele à Mulhouse, chez les Keller – un jeune ouvrier, Paco (Matthieu Lucci, vu dans La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory), qui vit seul avec sa mère (Laurence Côte, grande actrice rivettienne). Aurore et André s’y rendent, en compagnie d’une autre experte, l’ex-épouse d’André, Bertina (Léa Drucker, toujours épatante), sans grande illusion sur ce qu’il et elles vont trouver.

À leur grande surprise, non seulement le tableau est vrai, mais il est célèbre pour avoir été spolié à une famille juive par les nazis en 1939. On avait perdu sa trace. Il vaut une fortune. Les Keller ne demandent rien. Les Wahlberg, héritier·ères américain·es des propriétaires du Schiele, veulent le vendre. Masson jubile, parce qu’il est convaincu qu’il va être choisi pour organiser la vente aux enchères. Seulement, dans l’ombre, l’avocat des Wahlberg complote contre lui. On craint aussi à un moment que des copains de Paco subtilisent le Schiele… Les trois femmes, les trois “fées” de Masson, en secret (également des spectateur·rices, qui comprendront a posteriori ce qui s’est passé – c’est l’un des plaisirs que procure le film), vont se lier et s’allier pour tenter d’arranger les choses.

Le titre rappelle L’Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz, dont Pascal Bonitzer avait été à plusieurs reprises le scénariste. Le monde de la vente d’objets d’art est décrit avec une mine d’informations fort précises et tout à fait passionnantes, et chaque personnage porte sa part de romanesque, de secret, de folie. Le récit est huilé, réglé et précis comme une horloge suisse, ménageant d’étonnantes surprises, une circulation de désirs à laquelle on ne s’attendait pas forcément. Et puis la fin, surtout, est extrêmement émouvante, chose assez rare dans le cinéma de Bonitzer, notamment la scène où toute la famille Wahlberg applaudit et remercie chaleureusement le jeune Paco.

Cette histoire (le Schiele spolié, les retrouvailles dans une modeste maison de Mulhouse, etc.) est fidèlement inspirée de faits réels, advenus en 2000. Pour une fois, c’est non seulement une joie d’apprendre que de tels événements arrivent, mais aussi que le réel peut accoucher d’un très bon film.

Le Tableau volé de Pascal Bonitzer, avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte (Fr., 2024, 1 h 31). En salle le 1er mai.

“Big Bang Puzzle”, le premier album patchwork nostalgique de Nit

À l’instar de son comparse Ricky Hollywood – avec qui il a partagé la scène lors d’une tournée de Juliette Armanet – et de bon nombre de musicien·nes de studio, Corentin Kerdraon se distingue par une certaine idée de l’érudition musicale.

Une sorte de curiosité qui aurait muté en désir urgent de (re)créer, de toucher à tout et son contraire, de mettre la main à la pâte, et de mélanger des esthétiques en apparence irréconciliables : la variété chic de Juliette Armanet donc, mais aussi la réinvention de Sébastien Tellier en crooner G-funk et les protest songs soul aux côtés du regretté Cola Boyy.

Puzzle pop

Après une première collection de morceaux balnéaires en 2017 (Les Dessous de plages) et un addictif Megamix en forme d’exercice de style pour quatre morceaux du dernier album en date de Juliette Armanet, Nit a trouvé le titre idoine de son premier album, le bien nommé Big Bang Puzzle. Une idée toute simple qui dit à la perfection la multiplicité de ses influences et de ses obsessions musicales et le casse-tête que suppose leur assemblage : jouer, c’est du travail.

C’est donc à nous qu’incombe la responsabilité de remonter le fleuve des influences de Corentin Kerdraon, d’assembler les pièces de ce puzzle qui convoque aussi bien le Norvégien Todd Terje (Pazzo, Zoom!), la french house filtrée (Looney Tune), l’ambient (Haut), Philip Glass (Bas), l’hédonisme de la soul des années 1990 (Autostop avec David Numwami, Drawn To Me), la bande originale du Professionnel d’Ennio Morricone (Acid Arizona). Un jeu de pistes référentiel convoquant les spectres d’une époque pré-bug de l’an 2000, une entreprise qui prend tout son sens à mesure qu’elle se dévoile : émuler et réactiver une nouvelle fois les mêmes sentiments euphoriques et nostalgiques au cœur de toutes ces musiques elles-mêmes hautement référentielles.

Big Bang Puzzle (Record Makers). Sortie le 26 avril.

Avec “Speed It Up”, Lord$ fait valser les étiquettes, du jazz à la pop en passant par le funk

Vous pouvez ranger vos grillz plaqués or, Lord$ n’est pas un groupe de mumble rap d’Atlanta mais une formation pop tricolore débusquée et signée par l’excellent label de Bertrand Burgalat, Tricatel. Formé en 2021, Lord$ regroupe cinq musiciens (Bastien Bonnefont, l’ex-batteur de Catastrophe, Rémi Klein, Jay Adams, Zablon et Gary Haguenauer) qui respectent les codes du label : inventivité musicale et style assuré.

Si leurs itinéraires d’instrumentistes chevronnés et biberonnés au jazz pourront faire fuir le premier rockeur venu, ces jeunes musiciens s’en cognent et préfèrent faire valser gaiement les étiquettes, du jazz à la pop en passant par le funk et le prog rock.

Le groupe explose le high score dans nos cœurs

Lord$ est une entité plurielle, aussi libre que créative. Le talent mélodique est là, nourri d’influences telles que Louis Cole, Tyler, The Creator, Thundercat ou Jacob Collier… et les jeux vidéo. Geek alert : le quintette a d’ailleurs récemment créé son propre jeu vidéo, Try Again (disponible gratuitement sur Steam), façon retrogaming, afin de faire la promotion de son dernier EP. Avec ce premier album, le groupe fait encore plus fort et explose le high score dans nos cœurs. Level up!

Speed It Up (Tricatel). Sortie le 26 avril.

Faut-il encore écouter les Pet Shop Boys quarante ans après “West End Girls” ?

Après plus de quarante ans de carrière, quatorze albums, des tubes passés dans l’inconscient populaire et une avalanche de compilations, Pet Shop Boys, et sa faculté à creuser le même sillon, sera un jour soigneusement étudié à l’université. Ce n’est pas Nonetheless, produit par l’inévitable James Ford et succédant à la trilogie réalisée avec Jacques Lu Cont (Electric en 2013, Super en 2016 et Hotspot en 2020), qui nous convaincra du contraire.

Soyons honnêtes, malgré notre amour indélébile pour ce joyau de la couronne britannique et son aisance à s’emparer de la quintessence du son des eighties, les derniers disques du tandem, en forme de cavalcades eurodance teintées de jeunisme opportuniste, nous avaient laissé·s de glace.

Un mélange d’hymnes emphatiques et de ballades sentimentales

Il fallait donc revenir en 2016 et à The Pop Kids, leur dernier soupçon de tube, qui retrouvait ce mélange de naïveté sautillante et de gravité camp qui a fait leurs riches heures. Comme si, englués dans une electro pompeuse et tapageuse, loin de la finesse rythmique et mélodique de leurs débuts, Neil Tennant et Chris Lowe ne savaient plus comment faire évoluer leur recette magique sans tomber dans le piège du pastiche.

Mélange d’hymnes emphatiques et de ballades sentimentales, Nonetheless pioche à droite, à gauche dans la discographie du duo comme pour mieux en retrouver sa substantifique moelle et l’updater. Loneliness, premier single pétaradant, pourrait figurer sur Nightlife (1999) ; le déchirant New London Boy ne déparerait pas leur chef-d’œuvre Behaviour (1990) ; Why Am I Dancing? a la puissance symbolique et martiale de Go West. Et Dancing Star rend hommage à West End Girls, leur tube légendaire qui fête son quarantième anniversaire, cité récemment par Drake et repris par les sales punks de Sleaford Mods.

Sur le meilleur album des Pet Shop Boys depuis une bonne décennie, James Ford a l’intelligence d’épurer les rythmiques, de faire exploser leur science des mélodies lacrymales comme de consolider leur mix habile entre électronique et symphonique. Comme un clin d’œil malicieux du producteur star au goût prononcé du tandem pour le drama, la musique classique et les marches militaires.

Nonetheless (Parlophone/WEA). Sortie le 26 avril.

“Apocalypso”, quand Calypso Valois met de l’énergie punk dans sa pop discoïde

Ça commence fort avec les foudres synthétiques du single Danse pour moi qui, très vite, laissent place à une basse groovy et à des “oh oh oh” joliment pop. “Un morceau évident dès la première maquette, très représentatif du disque, conquérant et nostalgique à la fois”, commente Calypso Valois. Parce que la sexualité peut être aussi exaltante que belliqueuse… Si ce biais avait déjà été abordé sur son premier disque, l’excellent Cannibale (2017), la chanteuse et musicienne française à l’épatant pedigree (mère : Elli Medeiros, père : Jacno) a pris plusieurs années pour façonner Apocalypso.

“J’avais conscience que mes textes devaient être plus impactants, mes compositions plus poussées, mes arrangements plus soignés encore. Il fallait que je me dépasse.” Tâche maintes fois empêchée par les confinements liés à la pandémie et des remous personnels : “La genèse, la construction et la fabrication de l’album se sont déroulées durant une période apocalyptique, à tous points de vue. Avec le titre Apocalypse Now, qui associe l’amour à un terrain miné, s’est imposé le terme ‘apocalypso’.”

Avec Yan Wagner et Yuksek en renforts classieux

Après avoir imaginé ces dix nouveaux morceaux au piano, Calypso Valois les a façonnés aux côtés de Yan Wagner, déjà arrangeur et producteur de Cannibale, et en a confié le mixage à Yuksek : “C’était comme s’il comprenait ma musique instantanément, qu’il savait où l’emmener sans qu’on lui formule quoi que ce soit.”

Résolument synthétique, Apocalypso s’accompagne de guitares en version live. Rien d’étonnant : se niche en lui, prête à rugir au moindre instant, une énergie punk revendiquée par des groupes écoutés par Calypso Valois, tel Idles. On retrouve néanmoins ses obsessions littéraires, Huysmans en tête, et cinématographiques, de Kubrick à Claire Denis.

Juste avant l’effrontée conclusion À la française, une ballade incarne les ruptures rythmiques comme sentimentales : La Brèche. “J’ai l’impression de m’être entièrement dévoilée. C’est la chanson la plus intime que j’ai écrite, car elle est dénuée de tous fards, avoue-t-elle. Face à l’amour et à la pulsion de vie, manifestés dans l’uptempo et la danse, il y a la destruction et la pulsion de mort.” La plume de Calypso Valois s’avère acérée, mordant par endroits cet·te autre qu’on séduit, qu’on désire, qu’on repousse… et qu’on aime malgré tout.

Apocalypso (Kwaidan Records/Kuroneko). Sortie le 26 avril. En concert à La Boule Noire, Paris, le 15 mai.

“All Born Screaming” de St. Vincent, ou l’autoportrait d’une musicienne en feu

Voilà plusieurs albums que St. Vincent dissipe certains malentendus qui ont accompagné ses débuts. À celles et ceux qui ont pu la juger trop arty pour plaire au grand public, ou qui ont pris sa pudeur pour de l’insensibilité, elle répond avec sa meilleure arme : sa musique. Après le fabuleux Daddy’s Home il y a trois ans, chaleureux recueil d’inspiration seventies, la chanteuse, compositrice et musicienne est devenue la First Lady du rock américain indépendant.

Il n’est pas donné à tout le monde de parvenir à surprendre encore sur un septième album, dix-sept ans après l’inaugural Marry Me. C’est pourtant son cas sur All Born Screaming. Le premier extrait, Broken Man, basé sur un riff industriel dévastateur, happe comme un cri du cœur. Le clip, réalisé par l’artiste conceptuel Alex Da Corte, montre St. Vincent en pleine combustion spontanée, dévorée par des flammes qu’elle tente d’éteindre.

Un feu sacré né au Prado de Madrid

Cette image forte orne aussi la pochette du disque. Ce concept leur est venu alors qu’ils visitaient ensemble le musée du Prado, à Madrid. “Dans la salle Goya, nous raconte St. Vincent, on a vu Saturne dévorant un de ses fils, avec cette folie dans son regard, et Le Sabbat des sorcières, tous ces tableaux sombres qui semblaient faire tomber la température de plusieurs degrés ! On s’est regardés et on s’est dit : ‘Voilà l’énergie de ce disque.’ Ensuite, j’ai évidemment approfondi tout ça, mais la palette de base était là : du noir et du blanc associés aux couleurs du feu. La vie elle-même est une danse avec le feu, avec les forces de la création et de la destruction.”

Le cinéaste britannique Steve McQueen [Shame, Hunger], avec qui elle échange régulièrement par téléphone, a lui aussi été une source d’inspiration quand elle a façonné et produit seule cet album. “Ça a été un vaste processus d’élagage, explique-t-elle. J’ai retiré tout ce qui était superflu pour retrouver l’état brut, ce qui existe au sous-sol de moi-même. En tant qu’artiste, on se doit d’aller aussi loin, aussi profondément que possible. J’ai travaillé d’arrache-pied pour trouver mon champ lexical sonore.”

“Perdre des proches, ça clarifie tout. C’est là qu’on comprend ce qui compte.”

Des morceaux intenses témoignent de cette démarche, agrémentés de rythmes electro brutaux ou de guitares électriques sous haute tension. Une équipe all-star l’a accompagnée à divers instruments, dont Stella Mozgawa de Warpaint, Dave Grohl des Foo Fighters, ou l’immense Cate Le Bon. On lui demande ce qu’elle veut dire quand elle déclare que cet album a été fabriqué “au bord du précipice entre la vie et la mort” : “Perdre des proches, ça clarifie tout. C’est là qu’on comprend ce qui compte.”

Malgré ses envies d’extrême et cette conscience du caractère éphémère de la vie, St. Vincent poursuit son épanouissement avec audace et vitalité. Elle gagne encore plus en élasticité dans son songwriting – on pense parfois aux mélodies virevoltantes de Tori Amos, tandis que l’élégant et hollywoodien Violent Times pourrait facilement passer pour un générique de James Bond. Comme le faisait remarquer le dernier titre de la franchise 007, Mourir peut attendre.

All Born Screaming (Total Pleasure Records/Virgin Music France/Universal). Sortie le 26 avril.

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