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Bières, bricolage et indie-rock : en virée montréalaise dans le quotidien de Corridor

Difficile de repérer l’entrée depuis la rue. Situé Boulevard Saint-Laurent, l’une des principales artères de Montréal, Le Plongeoir peine à se distinguer avec sa devanture mal éclairée, coincée entre un spa et une boutique vintage. À l’intérieur, le bar n’est pas plus lumineux, mais dévoile rapidement ses charmes, notamment ce billard installé en son centre, à quelques centimètres du comptoir. “À la base, on t’avait donné rendez-vous à L’Esco, mais on s’est dit que ça faisait trop cliché d’inviter un journaliste dans un lieu où toute l’industrie musicale se réunit.”

Dominic Berthiaume, dit Dom, n’a pas besoin de s’excuser : en cette journée glaciale, -16°C, on comprend que le bassiste ait préféré rester à proximité de chez lui. Le Montréalais habite à quelques pas du Plongeoir et y a ses habitudes, très bien. L’idée est de toute façon de retrouver les gars de Corridor dans un lieu où ils aiment traîner. Très vite, on voit ainsi débarquer les autres membres du groupe, Jonathan Robert (chanteur-guitariste), Julien Bakvis (batteur) et Samuel Gougoux (multi-instrumentiste), mais aussi l’ingé son Miguel Marcel-Pitre, Emmanuel Ethier, producteur de leurs trois premiers albums, et d’autres personnes dont on n’a hélas pas retenu les prénoms. La faute au bruit, au jetlag, peut-être aussi à l’alcool. Cinq ans après Junior (2019), les Québécois sont visiblement détendus. Leur quatrième album est prêt. Sub Pop est ravi. Bonsound, leur label montréalais, l’est aussi. Quant à Dom, Julien, Jonathan et Sam, ils s’apprêtent à débuter leur tournée la semaine suivante dans le cadre de l’édition mexicaine du Pitchfork Music Festival.

Brèves nouvelles du comptoir

Ce jeudi soir, les compères ont donc envie de trinquer, et disent avoir le temps. “Tu sais, c’est la première fois que l’on fait ça avec un journaliste, se voir un soir autour d’un verre avant de remettre le couvert le lendemain au studio, confie Dom. D’habitude, on enchaîne les interviews sur une journée et on ne se souvient plus de rien, si ce n’est des pires et des meilleures questions.” Dom en profite illico pour parler du temps où il pigeait pour Vice Québec, des questions qui reviennent à chaque entretien et de tous ces articles où il regrette de retrouver les mêmes termes que ceux placés au sein de leur communiqué de presse. Blasé, le Dom ? Pas vraiment ! “C’est juste que j’aimerais lire de vraies analyses, des textes qui posent un vrai regard, crédible ou non, sur nos morceaux.”

Alors que les verres se vident et se remplissent continuellement, la discussion dévie sans cesse. Un temps, il est question de la place de l’IA dans nos vies. Un autre, on évoque les JO de Paris, “le bordel que ça va causer”. Y passent aussi les disquaires montréalais (mention spéciale à La Rama, Sonorama et Phonopolis, situés à deux pas les uns des autres rue Bernard O), l’impossibilité d’apporter médiatiquement son soutien à la Palestine, les menaces de Poutine, qui se disait alors prêt à utiliser une bombe nucléaire, mais aussi de la vie à Montréal, des loyers qui augmentent, des artistes qui s’exilent toujours plus au nord de la ville et de cette frontière entre les scènes anglophones et francophones. “Ce clivage, tu ne le ressens pas lors des gros concerts, comme ceux d’Arcade Fire, affirme Dom. En revanche, pour tout ce qui est local, la frontière est plus prononcée : d’un côté, tu as Pottery ou Sorry Girls qui vont toucher un public anglophone ; de l’autre, tu as La Sécurité, Chocolat et un groupe comme le nôtre qui vont essentiellement toucher un public francophone.” Sympa, Julien profite de cet interlude artistique pour parler de Population II, ces mecs “qui mettent tout le monde d’accord avec leurs mélodies fucking cool !”.

Du café, des archives et des magasins de bricolage

Le lendemain, la discussion est nettement plus posée, centrée autour du nouvel album de Corridor, Mimi. Pour cela, les gars tiennent à ce que l’on se retrouve au 180g, un café-disquaire où Dom travaille. “Ici, tu as surtout de la world, de la pop, du funk, de l’électronique et toutes sortes de musiques rythmées. On est moins dans l’indie-rock ou l’alternative”, précise-t-il. Si le rendez-vous a été donné ici, c’est moins pour faire la publicité d’un spot que dans l’idée d’être à quelques mètres à peine du studio où leur quatrième album a été enregistré.

Les bières ont été remplacées par des double allongés, le débit de parole est plus maîtrisé, mais les sourires sont toujours là, sincères, complices. On en profite surtout pour parler plus longuement avec Jonathan et Samuel, accaparés par d’autres débats la veille. D’emblée, un même constat : “Après Junior, on a vraiment eu l’impression de se faire couper l’herbe sous le pied”, clament-ils d’une même voix. Et “Joe” de préciser : “On avait une grosse tournée de prévue, on venait de signer chez Sub Pop et, alors qu’on était au Texas, le Covid a tout fait planter. Le Québec a déclaré l’état d’urgence et on a dû traverser les États-Unis en diagonale histoire de rentrer au plus vite. Ça nous a pris trois jours non-stop, en van…”

Les gars de Corridor s’autorisent alors l’interdit – c’est-à-dire se réunir à cinq alors qu’ils ne sont pas issus d’un même foyer familial – et filent se réfugier dans une cabane à une heure et demi de Montréal, où les soirées et les beuveries s’enchaînent. Les sessions également ! Pour tuer le temps et trouver l’inspiration, les compères réécoutent même toutes les idées enregistrées sur leurs portables depuis 2014. C’est ainsi que né Mourir demain, dont les notes placées en ouverture datent de 2017. Le texte, lui, a bien été écrit sur l’instant, et fait possiblement partie des plus personnels jamais écrits par Joe – pourtant généreux en rimes intimes et mélancoliques sur ses albums solos, enregistrés en tant que Jonathan Personne. “Toutes ces réflexions sont nées au même moment, rembobine-t-il. Un après-midi, je me rends chez Canadian Tire (équivalent de Brico Dépôt, ndr) pour acheter un coupe-bordure. Là, je vois des promotions sur les souffleurs de feuille, et je finis par m’en procurer un également. Une fois de retour chez moi, dans mon jardin, j’ai bloqué. Comment, alors que je fais partie d’un groupe de rock, que l’on est signé chez Sub Pop et que l’on aime faire la fête, je peux désormais avoir un enfant, une assurance vie et des après-midis semblables à ces papas qui passent leur temps dans des magasins de bricolage ?”

“Anti-rock’n’roll”

Aucunement malheureux, Joe a simplement conscience de vieillir, et préfère s’en amuser. D’où Mourir demain, qui s’intéresse à la contraction d’une assurance vie, Jump Cut, où il donne l’impression d’errer dans une époque qu’il ne comprend plus (“un peu comme ma mère face à un lecteur DVD en 1999”, rigole-t-il), ou Mon argent, dont le titre n’a pas fait d’office l’unanimité. “Je me souviendrai toujours du jour où je leur ai présenté ce texte, raconte-t-il, entre deux éclats de rire. En vrai, je voulais simplement aborder un thème quelque peu tabou au sein de l’indie-rock, où l’on préfère parler de ses bobos.” Au fond, Joe aime surtout l’idée d’avoir des textes “anti-rock’n’roll”, sans aucune revendication ni supposée coolitude. Ses partenaires et lui aiment aussi l’idée de ne pas forcer le refrain, persuadés qu’un mot répété tel un slogan, qu’une ligne de guitare tranchante ou qu’une boucle mélodique peut encourager la réécoute. Samuel : “C’est une vérité facilement vérifiable avec la musique électronique, et c’est ce qui explique les textures synthétiques de ces huit morceaux, voire même la présence d’éléments pensés directement sur Ableton.”

Mimi n’est pas pour autant une révolution. Corridor fait du Corridor, et c’est très bien. La formation a simplement appris à ajouter de nouvelles nuances, héritées de la dance ou du krautrock, dans sa formule faite de guitares cavaleuses, de chants éthérés, de paroles faussement naïves, parfois drôles, d’autres fois assez inquiétantes, et de structures labyrinthiques, presque hypnotiques. “Pour tout dire, Mimi a été enregistré dans le même studio que les précédents”, confie Julien. Celui-ci étant actuellement en travaux, et finalement semblable à tant d’autres studios (des murs sans fenêtre, une atmosphère boisée, un canapé pour chiller entre deux jams), on ne s’éternise pas et on remonte doucement la rue vers le métro. Avec, une fois encore, cette question des loyers qui augmentent, cette nécessité de créer et ces discussions autour d’une vie normale qui, ils l’espèrent, ne les rattrapera pas.

Mimi (Sub Pop/Modulor). Sortie le 26 avril. En concert à Paris (La Maroquinerie), le 6 novembre.

“Hyperdrama” : Justice signe un grand retour gorgé de groove et de guests

En 2007, on avait été ébloui·es par le culot, la liberté et la fureur du premier album de Justice, sa faculté à façonner des hymnes générationnels en érigeant un impressionnant mur du son, fait de grosses turbines, de sons saturés et de beats puissamment rock. On découvrait alors le savoir-faire mélodique, parfois à la limite de la pop, de Xavier de Rosnay et Gaspard Augé, qui ne se doutaient probablement pas que ce premier LP alimenterait leur légende naissante.

Pourtant, Justice semble y revenir aujourd’hui. Après les productions épiques d’Audio, Video, Disco (2011) et les arrangements imbibés de soul de Woman (2016), le duo renoue avec ces morceaux tout-terrain, insolents de jusqu’au-boutisme dans des structures pourtant largement exploitées, mais jamais ainsi, avec cette envie inédite de conquérir les sommets de l’entertainment, laissés vacants par la retraite de Daft Punk.

Des nappes de synthés grandiloquentes et des remèdes à la mélancolie

Dans cette quête de hauteur, Justice s’est assuré un joli filet de sécurité avec les participations de Miguel, Kevin Parker de Tame Impala, Thundercat, Rimon, Connan Mockasin ou The Flints. C’est donc aux côtés d’amoureux de la mélodie que Xavier de Rosnay et Gaspard Augé se sont lancés dans leur ambitieuse croisade, sans jamais se reposer à 100 % sur leur présence.

Certes, Kevin Parker fait du Kevin Parker sur Neverender et One Night/All Night, mais cette double collaboration paraît finalement aussi logique que bienfaitrice. Logique, car l’Australien permet au tandem de revendiquer son attachement à un style, le disco. Bienfaitrice aussi, car Justice tient là au moins deux nouveaux tubes au groove aussi arrondi qu’une boule à facettes.

Un duo incapable de choisir entre Giorgio Moroder, Aphex Twin ou François de Roubaix

D’autres morceaux prolongent la même dynamique : Dear Alan avec son rythme bondissant et ses nappes de synthés grandiloquentes ; Explorer, idéal pour soigner sa mélancolie en roulant tard la nuit sur de longues routes désertiques : Moonlight Rendez-Vous, qui donne envie de déclarer ses sentiments avec la même classe que Patrick Dewaere dans un film des années 1970, ou encore Saturnine, sorte de version alternative des derniers singles de The Weeknd, si ce dernier avait davantage pompé Prince et l’electroclash plutôt que Michael Jackson et Depeche Mode.

Mention spéciale à Muscle Memory, peut-être le morceau le plus libre sur le plan formel, celui d’un duo incapable de choisir entre Giorgio Moroder, Aphex Twin ou François de Roubaix, et qui orchestre donc le rapprochement de ces trois légendes dans un élan très cinématographique. Catégorie ? Hyperdrama, forcément.

Hyperdrama (Ed Banger Records/Because). Sortie le 26 avril. En concert à We Love Green, Paris, le 1er juin ; aux Nuits de Fourvières, Lyon, le 17 juin et en tournée française.

“Silence Is Loud” : un peu de mélancolie dans la jungle montée sur ressort de Nia Archives

C’est là la beauté de la bass music, des vocalises R&B et des rythmes piqués à la drum’n’bass : en quelques secondes, on se remet à penser à la grande époque de la jungle, aux premiers albums de Ms. Dynamite, aux meilleures productions de Goldie et on se réjouit qu’une artiste comme Nia Archives puisse éviter à ces sons de tomber dans l’oubli.

La Britannique s’inscrit ainsi dans le sillage d’autres artistes actuelles (Priya Ragu, PinkPantheress), ne s’en démarque pas toujours, mais parvient systématiquement à séduire grâce à des morceaux montés sur ressort, au BPM élevé, qui parlent le langage des clubs avec une certaine mélancolie.

Des beats insatiables et une énergie dancehall

Parmi ses influences, Nia Archives cite autant Grace Jones et Lauryn Hill que Nina Simone et Erykah Badu. Cela s’entend : il y a en effet beaucoup d’âme, de sensibilité, de ces fêlures érigées en force dans la voix raffinée de la protégée de Skrillex, toujours contrebalancée sur Silence Is Loud par des beats insatiables qui puisent leur énergie dans la jungle ou le dancehall – rappelons que Nia Archives est originaire de Jamaïque.

Killjoy! dit l’un des titres les plus intenses de ce premier album. C’est évidemment un mensonge : cette musique, mise en son auprès d’Ethan P. Flynn (FKA Twigs, David Byrne), est pensée pour mettre à mal toute forme de tension ou de nervosité.

Silence Is Loud (Island/Universal). Sortie le 12 avril.

“A La Sala” : le joyeux mélange des genres des Texans de Khruangbin

Il n’y a pas mille façons de s’affranchir des cartes et des territoires : opter pour une déambulation permanente ou refuser d’être défini·e par un lieu, une ville, un quartier. “On a toujours eu l’impression d’avoir une vision universaliste”, confient d’une même voix Laura Lee et Donald “DJ” Johnson, convaincu·es d’être “à la maison un peu partout dans le monde”.

Lancé en éclaireur d’un cinquième album refusant de poser un quelconque accent sur la langue d’une pop apatride, A Love International s’entend ainsi comme la parfaite bande-annonce pour cette musique peu soucieuse des frontières (May Ninth), dont les harmonies et les références participent à un astucieux mélange des styles et des époques.

Un retour salutaire à Houston, Texas

“On avait envie de revenir à ce qui constituait l’ADN de notre musique, explique DJ. En 2010, on n’était encore qu’un groupe instrumental et on avait envie de proposer un nouveau single dépourvu de paroles.” Pour concrétiser ce retour aux sources, Khruangbin est donc retourné là où tout a commencé : à Houston, Texas, où DJ vit toujours.

“Tous nos premiers souvenirs sont liés à cette ville, rembobine Laura, désormais établie à New York. C’est là que nous nous retrouvions tous les mardis pour partager un hamburger au Rudyard’s, que j’ai demandé pour la première fois à DJ de faire partie de mon groupe, que nous avons écrit nos premières chansons ensemble.”

Il existe un vrai mystère autour de Khruangbin, orchestré par le groupe lui-même

À entendre les deux complices – le guitariste Mark Speer ayant visiblement d’autres préoccupations –, rien n’aurait vraiment changé ces quatorze dernières années. Après le succès de Mordechai (2020), “indéniablement notre album le plus disco”, il a toutefois fallu se recentrer, ne pas céder aux certitudes d’une industrie qui aimerait tant voir le groupe réitérer, si ce n’est les collaborations (Leon Bridges, Vieux Farka Touré, Paul McCartney), du moins les succès de So We Won’t Forget et Texas Sun. Malin·ignes, les trois comparses préfèrent puiser dans leur “coffre-fort d’idées” afin de façonner une musique contrastée, riche en suggestions et pourtant profondément énigmatique.

Il existe en effet un vrai mystère autour de Khruangbin, un jeu de piste orchestré par le groupe lui-même, joueur et soucieux de ne jamais trop se dévoiler. À l’image de ces titres, nommés de manière à nourrir un imaginaire (Fifteen Fifty-Three, Farolim de Felgueiras, etc.), de ces concerts régulièrement donnés avec une perruque ou diverses tenues censées susciter la curiosité, ou des rares paroles d’A La Sala, un disque tourné vers l’intime et pourtant suffisamment ambigu pour ne pas verser dans la grande confession.

Une bienfaitrice, connectée au va-et-vient des vagues

“Au sein d’une époque où tout se sait, le mystère nous paraît être une réponse créative. Cela passe par ces personnages que nous créons, par ces textes où nous refusons de trop en dire”, détaille DJ. Et Laura d’ajouter : “Il ne faut pas oublier que nous sommes ici pour faire de l’art. Si tout le monde sait ce que j’ai mangé au petit-déjeuner ou quelle est ma routine quotidienne, quels fantasmes pouvons-nous susciter ?”

Rhétorique, la question en dit long sur cette musique qui, aussitôt entendue, s’installe dans notre esprit et y diffuse des pensées apaisantes. C’est même là tout le charme du groupe : il y a toujours un moment, en écoutant les morceaux de Khruangbin, où l’on se croirait en bord de plage, totalement détendu·e, en compagnie d’une musique bienfaitrice, connectée avec le va-et-vient des vagues.

En bout de course, un titre français se distingue : Les Petits Gris

Et puis il y a la voix de Laura Lee, d’une belle douceur, modérément taciturne, quasi céleste, achevant par sa discrétion d’accompagner l’énergie solaire de ces chansons qui encouragent à l’accalmie, forcent la pop music au mélange des genres (dub, blues, psyché), la condamnent au trilinguisme.

En bout de course, un titre français se distingue : Les Petits Gris. Est-ce là le digne successeur de Connaissais de face ? Une déclaration d’amour au pays de Françoise Hardy, que Laura dit “écouter avec passion” ? Une manière subtile d’accueillir des pensées plus sombres ? “Cette chanson, Mark l’a écrite lors de notre première semaine de studio, nuance DJ.

Avec Laura, on a suivi le mouvement, et ça a donné ce morceau qui a finalement dicté le niveau d’intimité que nous voulions créer avec A La Sala.” Il y a en effet tout Khruangbin dans cette plage instrumentale : cette guitare bienfaitrice, cette justesse dans l’émotion et cette capacité à nous faire danser des slows en solitaire.

A La Sala (Dead Oceans/Modulor). Sortie le 5 avril. En concert au Jardin Sonore Festival, Vitrolles, le 10 juillet et à Musilac, Aix-les-Bains, le 11 juillet, à l’Olympia, Paris, les 4 et 5 novembre.

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