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Dans “Notre monde”, Luàna Bajrami filme une jeunesse kosovare à la soif de liberté empêchée

“Inutile de rêver, l’Occident ne va pas arriver pour tout régler. Ne vous bercez pas d’illusions.” Sur les images d’un vieux caméscope, les mots issus d’un discours politique viennent rompre la joie complice de deux fillettes. Le plan suivant les transforme en deux jeunes femmes de fiction, l’une en rose, l’autre en bleu, code couleur binaire comme pour jouer malicieusement de leurs différences et complémentarité. Nous sommes dans un village reculé du Kosovo, en 2007, pays d’origine de la cinéaste et actrice Luàna Bajrami qui y a vécu jusqu’à ses 7 ans.

Notre monde, son deuxième long métrage, a à peine commencé que déjà les deux amies, âmes sœurs, fomentent leur départ clandestin pour fuir le patriarcat et les mariages qui pleuvent autour d’elles, s’installer en ville, s’inscrire à l’université et peut-être vivre la vie dont elles rêvent. Un trajet narratif vieux comme le monde, source d’un corpus infini,dont Bajrami a la bonne idée de s’emparer sans consentir au fantasme qu’il occasionne, celui d’une libération soudaine et éclatante.

Si le changement de cadre vient offrir aux deux protagonistes un élan de liberté et la découverte fascinée d’un monde inconnu (celui d’étudiant·es en lutte dans une ère chaotique, à l’aube de l’indépendance du pays), Notre monde n’a pas l’euphorie de cette révélation ; il est même, à l’inverse, comme assommé par une gueule de bois généralisée. Celle-ci fait évidemment état d’un pays en pleine transition, mais le film a cette qualité de faire régner à l’intérieur de sa fiction le sentiment d’une fuite permanente (celle des filles d’abord, celle des profs délaissant les bancs de l’université), qui confère à l’ensemble un halo fantomatique, fané comme un vieux souvenir.

La vitalité de la jeunesse que La Colline où rugissent les lionnes (2021), premier long de la cinéaste, reproduisait jusqu’à en singer l’ADN furieux, se trouve ici plus qu’empêchée, détournée de ses envies, prête à regretter, sous le coup de l’autorité et de la violence d’État, ce qu’elle s’était pourtant autorisée à rêver. À Luàna Bajrami d’acter cette vaste désillusion sans admettre la défaite.

À la formule autoritaire du début, la réalisatrice d’à peine 23 ans répond par la négation et offre, dans un ultime plan, un miroir d’elle-même, et l’affirmation de son devenir-cinéaste comme garantie de ce rêve.

Notre monde de Luàna Bajrami, avec Albina Krasniqi, Elsa Mala, Don Shala (Kos., Fr., 2023, 1 h 25). En salle depuis le 24 avril.

Sonia Kronlund : “Est-ce que la mise en scène est une forme d’imposture ?”

À l’origine de L’Homme aux mille visages, il y a une série documentaire tirée du podcast Les Pieds sur terre dont Sonia Kronlund est l’emblématique productrice et la voix si reconnaissable. C’est en 2017, que la journaliste décide de porter cette enquête au long cours au cinéma avant de l’adapter en livre (sorti le 3 janvier 2024 aux éditions Grasset).

Dans ce récit à la première personne, Sonia Kronlund signe une histoire partageable, qui aurait pu arriver à toutes, rassemble et interroge des femmes victimes d’un imposteur. De Nothingwood, portrait du plus prolifique et fantasque cinéaste pakistanais à L’homme aux mille visages, la réalisatrice aura observé et exposé via la forme documentaire, le parcours d’hommes dont la puissance narcissique s’exprime par le désir irrépressible de fiction. L’occasion d’une discussion avec Sonia Kronlund sur les résonances actuelles de son film, sur le danger du fantasme et la nécessité de s’en éloigner avec légèreté.

Il y a cette scène dans le film où vous consultez une amie avocate pour évaluer les risques que vous encourez à divulguer le visage de cet imposteur. C’est ce besoin de montrer qui vous a poussé à passer du format audio au cinéma ?

Sonia Kronlund – C’est apparu comme une nécessité. Le fait de montrer le visage de femmes qui ont été humiliées par cet homme et qui ont fait un effort important pour témoigner dans le film, et ne pas montrer son visage à lui… Cela m’a semblé moralement très difficile à tenir comme position. On a beaucoup réfléchi à cette question, il y a eu un an de montage, on a essayé plein de choses. Dans le film, il y a plusieurs filles qui acceptent de raconter leur histoire, parfois de montrer leur visage, de s’exposer. Je ne pouvais pas leur dire qu’on avait flouté le gars. Mais je n’étais pas sûre de pouvoir le rencontrer, je ne savais pas si ça allait marcher. Puis nous avons fini par prendre cette décision, artistique et morale, le montrer, puisque c’est un film de cinéma, c’est mon point de vue sur cette histoire.

Vos films entretiennent un lien très fort à la fiction. De Nothingwood à L’Homme aux mille visages, vous avez raconté l’histoire d’hommes obsédés par un désir de fiction comme puissance narcissique.

Oui, c’est une puissance manipulatrice. Pour le premier c’est très clair, pour le deuxième c’est plus indirect. Mes films sont aussi des métaphores du métier de réalisateur. Quand vous avez cent heures d’images et que vous finissez avec un montage d’1h30, le rapport à la vérité est très différent. Vous créez votre point de vue sur le réel, il s’impose. Si l’on réfléchit comme ça, ces personnages sont des metteurs en scène. Je pense que l’imposteur voit chez ces femmes la possibilité qu’elle lui donne de créer de raconter des histoires. C’est un scénariste très habile et créatif, c’est un fan de cinéma. Son film préféré, c’est Arrête moi si tu peux de Steven Spielberg qu’il a d’ailleurs fait voir à plusieurs femmes. Est-ce que la mise en scène est une forme d’imposture ? Je ne sais pas. Je me suis retrouvée dans ce film par exemple à diriger des actrices, chose que je n’avais jamais faite dans ma vie. C’est assez fascinant, vous dites à la personne “dis ceci, fais cela” et elle le fait. Il y a quelque de troublant.

Le film est très intéressant dans la manière dont il exacerbe tout un tas de constructions sociales binaires sur le féminin et le masculin avec notamment le mythe du prince charmant. Même les femmes qui paraissent les plus aptes à résister à ce type de schéma, y succombent.


Oui, c’est quelqu’un qui renvoie à tout un imaginaire collectif, à la fiction du prince charmant effectivement, du latin lover, du médecin, du chirurgien, de l’ingénieur… C’est un imaginaire conservateur, mais en même temps c’est quelqu’un qui va s’adapter aux femmes qu’il rencontre. Quand il était en Pologne, nous avons discuté et il était pour l’avortement. Il s’adapte au contexte, avec les filles de gauche, il va être à gauche. Il va même changer un peu sa manière de s’habiller, selon les femmes avec lesquelles il est. C’est vrai qu’il puise dans un imaginaire hyper cliché qui n’est pas du tout déconstruit mais je ne serais pas du tout surprise qu’il s’adapte à l’ère post MeToo.

Y a-t-il des artistes, des réalisatrices qui vous réjouissent particulièrement dans la manière dont elles s’attaquent à ces fantasmes ?

Le film est né en 2017, MeToo était encore tout récent. C’est un film que nous avons mis du temps à faire, qui s’est construit avec cette prise de conscience collective mais aussi avec la mienne. Pour moi, le grand tournant se situe au moment où j’ai écouté les trois heures d’entretien que donne Virginie Despentes, à Victoire Tuaillon dans son podcast (Les couilles sur la table). Je l’ai trouvé brillante. Ça a vraiment été pour moi le début d’une compréhension de tout ce dont on parle aujourd’hui, de la domination masculine, de la nécessaire reconstruction avec la possibilité de repenser les rapports entre les genres, de repenser le couple, la sexualité, en dehors du fantasme du viol. Comme toujours quand on écoute des podcasts, on se souvient où on était quand on les écoutait. Je me revois dans ces rames de métro, je pourrai même dire à quelle station c’était.

À la fin de votre film, vous employez des méthodes “similaires” à celle de l’imposteur. La scène a quelque chose de jubilatoire, elle permet au film d’assumer sa part libératrice de revenge movie.

Je suis d’accord. C’est ma proposition à la fois de cinéma, de réparation et de réponse possible à ce qu’il a fait en sachant que la justice ne peut pas grand-chose. J’assume aussi une part de légèreté puisque ça reste un film. Je pense que ça permet de tourner la page en riant un peu, ce qui soulage. Ça remet les pendules à l’heure, notre ego est un peu réparé. C’est en tout cas ma solution.

Votre film résonne avec la manière dont des femmes comme Judith Godrèche, qui s’est exprimée sur Instagram ou Adèle Haenel, sur le plateau de Mediapart en 2019, ont créé leur propre espace de parole pour parler de viol, de violences sexistes et sexuelles. Votre film invente aussi un espace où la parole est rendue audible.

Je crée à la fois un espace et une action collective qui nous ressemble, qui nous lie, elles et moi. L’une d’elles m’a raconté que lors de la dernière semaine qu’elle a passée avec cet homme, elle avait découvert le mensonge. Elle m’a parlé d’un moment où ils étaient en voiture et où elle a entendu passer à la radio la chanson J’ai choisi de rire de Jeanne Moreau. Ça m’est resté en tête. Ce film me ressemble. Les femmes l’ont vu. Certaines ont trouvé qu’il y avait la bonne distance. D’autres, dont une notamment, ont pensé que ce n’est pas assez méchant. Mais ça me ressemble, ça ressemble à quelqu’un de ma génération qui s’empare de ce mouvement et qui en fait quelque chose qui n’est pas non plus ce qu’en ferait Mediapart. C’est moins frontal, parce que ce n’est pas mon caractère et que ce n’est pas non plus un violeur.

Sous ses airs légers, le film pointe quand même de manière assez claire une défaillance de la justice.

Oui, l’une des femmes a d’ailleurs porté plainte et l’affaire a été classée sans suite. La difficulté pour elles était de pouvoir créer ce collectif sans avoir peur. Quand j’ai pensé à faire le film, je me suis dit que s’il le voyait et qu’il n’était pas content il ne pourrait s’en prendre qu’à moi. C’est ok, je ne suis pas seule, j’ai plein de partenaires super (rires) ! S’il pouvait y avoir une justice ce serait quand même bien, puisque ce n’est pas non plus le but du film que de se substituer à elle.

L’Homme aux mille visages de Sonia Kronlund (Fr., Pol., 2023, 1 h 30). En salle le 17 avril.

“Sans Cœur” : un premier film entre décor de rêve et dureté sociale

Une semaine après le lumineux et mélancolique Il pleut dans la maison, un autre premier film s’empare de l’été comme motif privilégié des rituels adolescents et révélateur des inégalités sociales. Nous sommes en 1996, au nord du Brésil.

Tamara, jeune fille blanche, vit ses derniers instants d’âge tendre avant de s’envoler pour Brasília. Sans Cœur, elle, jeune fille noire, vendeuse de poisson, dont la cicatrice gravée au milieu du torse lui a valu son surnom, n’a d’autre horizon que celui des sublimes plages d’Alagoas. Cette nature polymorphe offre à la cheffe opératrice, Evgenia Alexandrova, une matière inépuisable, riche en visions hallucinées (ce plan tableau où le noir profond des écorces d’arbres est rompu par la couleur des vêtements des ados comme suspendus dans les airs).

C’est sur cette dissonance entre l’impressionnante beauté cinégénique d’un paysage et la dure réalité économique et sociale d’un pays, entre deux existences opposées que seule l’enfance permet encore de rapprocher, entre la projection vers le futur et la fixité du déterminisme, que Sans Cœur organise les enjeux de son récit à double fond, intime et collectif. Lucrecia Martel, Alice Rohrwacher mais aussi Elena López Riera et son beau premier long métrage El Agua ne sont jamais bien loin de la terre sauvage, usée, au bord de l’abandon de Sans Cœur et de ses accents fantastiques.

Comme un pays imaginaire

Le film, réalisé en binôme par Nara Normande et Tião, déjà auteur·rices d’un court proche du même nom, prend en charge avec beaucoup d’attention chaque protagoniste de sa bande d’enfants perdu·es et chahuteur·ses, comme rescapé·es d’un Peter Pan où le pays imaginaire se serait transformé en une luxueuse villa squattée le temps d’une après-midi.

Savoir regarder la singularité de chacun·e tout en observant le mouvement du groupe, telle est la plus éclatante réussite du film et ce qui fait aussi sa fragilité quand il tente de se resserrer sur une histoire d’amour naissante. Une scène en particulier de fête en extérieur, à l’exécution virtuose, qui se solde par une agression homophobe, résume à merveille cet idéal choral et la menace imminente de son éclatement.

C’est ainsi que Sans Cœur finit progressivement par s’entendre comme le chant de ralliement de celles et ceux dont le genre, la sexualité, la couleur de peau, le rang social font stigmates, marques à vif accrochées à la chair. 

Sans Cœur, de Nara Normande et Tiaõ, avec Maya de Vicq, Eduarda Samara (Br., 1h31). En salle le 10 avril.

Avec “Rosalie”, Stéphanie Di Giusto continue son exploration du féminin

Le second long métrage de Stéphanie Di Giusto arrive à une époque où les femmes à barbe n’ont plus l’exotisme sulfureux, sexiste et discriminant d’un autre temps. La figure est même devenue une familiarité, un canon (politique) pour performance ou concours de beauté, grâce, entre autres, à l’émission RuPaul’s Drag Race – les merveilleuses drag queens La Big Berta et Piche en étant les dignes représentantes en France.

C’est avec cette même apparente banalité branchée au contemporain, ce refus de surplomb victimaire et de sensationnalisme que Stéphanie Di Giusto a la bonne idée de filmer sa Rosalie, jeune fille mariée de force à un vieux tenancier (Benoît Magimel) en 1870. Celle-ci est incarnée par Nadia Tereszkiewicz, impressionnante, capable de se tirer avec une aisance déconcertante de tous les pièges attendus (le risque du personnage supplicié) pour lui préférer une sorte de spontanéité, de candeur très réfléchie.

Changer le freak en beau

Son secret, inspiré de la vie de la véritable Clémentine Delait, est celui d’avoir une pilosité importante. Plutôt que de s’en cacher et de devenir un phénomène de cirque épié et moqué, elle décide d’en faire son atout, financier, et bientôt érotique. Rosalie conscientise le risque de se montrer ainsi à une clientèle aux intentions inconnues, mais décide de le prendre. La scène qui la voit descendre les escaliers de la bâtisse, comme une actrice arrivant sur scène, pour se montrer telle qu’elle est, catalyse ce que réussit le mieux le film dans ce subtil déplacement des regards et des réactions, étonnement bienveillantes, portés sur son personnage principal en pleine acceptation de son corps.

Si la mise en scène de Stéphanie Di Giusto, fébrile et corsetée, ne parvient pas à rendre compte pleinement du rayonnement de Rosalie, qui hélas finira par consentir ce contre quoi il s’était prémuni (un dénouement de martyr), la cinéaste confirme son attrait pour une réjouissante exploration et réinvention du féminin, en partie libéré de l’autoritarisme de la binarité.

Avec La Danseuse, libre biopic consacré à Loïe Fuller – célèbre pour ses danses serpentines et leurs amples mouvements aériens rendus possibles par des prothèses de bois cousues dans ses manches –, et Rosalie, Stéphanie Di Giusto aura dépeint deux super-héroïnes (légendaires), en surpuissance d’attributs, changé le freak en beau. 

Rosalie, de Stéphanie Di Giusto, avec Nadia Tereszkiewicz, Benoît Magimel, Benjamin Biolay. En salle le 10 avril.

“Quitter la nuit”, un film dur qui raconte la violence ordinaire pour les victimes

Avant Quitter la nuit, il y a Une sœur, court métrage belge dont l’efficacité implacable aura valu à son autrice, Delphine Girard, une nomination aux Oscars en 2020. Quelque part entre The Guilty de Gustav Möller et Panic Room de David Fincher, le thriller rejouait, le temps d’une nuit, le kidnapping d’une femme depuis l’écoute d’un centre d’appel d’urgence.

Pour son passage au long, la cinéaste québécoise reprend quasi à l’identique cette armature (composition d’images extrêmement proches, même acteurs·rices) pour former le premier segment de Quitter la nuit. Une méthode plutôt commune pour celles et ceux qui envisagent le format court comme l’ébauche d’un long à venir, avec le risque tangible que le film étiré souffre de la comparaison avec son cadet et peine à franchir l’épreuve de la durée.

Quitter la nuit y parvient et prend en charge ce défi en inscrivant, dès son titre, son programme. Que se passe-t-il après cette première nuit insoutenable où Anna (Veerle Baetens) sauve Aly (Selma Alaoui) de l’emprise d’un homme violent ? Des entrevues harassantes et interminables, où Aly devra raconter à plusieurs reprises le déroulé de cette soirée et les sévices subis, dont un viol, si bien que, après l’épreuve, celle-ci voudra retirer sa plainte.

Académique mais inspiré

Si le film ne se départ jamais d’un certain académisme, il se trouve en revanche très inspiré quand il s’agit de rendre compte, sans avoir recourt au discours, de l’ambiguïté constante et volontaire dans laquelle on voudrait inscrire de force une affaire qui se trouve en réalité d’une clarté limpide. C’est précisément dans l’éclaircissement d’un brouillage qui consiste systématiquement à faire régner autour de la parole des victimes une suspicion insidieuse que Quitter la nuit parvient à produire le sentiment très vif d’une évidence volontairement bafouée.

L’acuité à saisir les effets concrets d’une violence banalisée, ainsi que l’investissement incarnée de ces deux personnages principaux, permet au long métrage de se détourner du film-dossier édifiant pour lui préférer un film d’anti-enquête, qui réfléchit à la notion de justice et à sa composante schizophrénique, bourreau et défenseure.

Quitter la nuit, de Delphine Girard, avec Selma Alaoui, Veerle Baetens, Guillaume Duhesme. En salle le 10 avril.

Avec “Madame Hofmann”, Sébastien Lifshitz confirme son statut de grand portraitiste

“Le temps passe vite” ; “le temps défile plus vite que nous” ; “c’est la vie qui va vite”… Semées comme de petits cailloux blancs à l’intérieur du documentaire, ces considérations familières, connues de tous·tes mais parfois tues par les plus anxieux·ses, ne cessent d’être répétées par madame Hofmann, ou Sylvie Hofmann, cadre infirmière depuis plus de quarante ans à l’hôpital Nord de Marseille. Fidèle à sa tradition de grand portraitiste au long cours (deux ans ici), Sébastien Lifshitz la rencontre à un moment de bascule, de dérèglement aussi bien intime que collectif, quotidien et physiologique.

Nous sommes au début du Covid, Sylvie s’apprête à prendre sa retraite, son corps lui fait mal, ses oreilles n’entendent plus très bien les bruits alentour et elle vit sous la menace d’une maladie génétique héréditaire. Avec et à travers elle, c’est à une vision plus globale de la France, avec son hôpital malmené, ses bas salaires, la pénibilité au travail non reconnue, l’épuisement généralisé du corps médical, symptômes d’une République ayant réduit les acquis sociaux à peau de chagrin, que nous convie Madame Hofmann.

En ouvrant son long métrage sur des images de bords de mer déserts, de zones touristiques parisiennes vides et de rues marseillaises fantomatiques, Lifshitz cartographie un monde à l’arrêt et démontre à nouveau son intérêt pour ce que l’on pourrait désigner, sans mal, comme des berceaux de résistance, guidé par une salvatrice utopie (Les Invisibles, 2012, Petite Fille, 2020) qui consiste à n’opposer à la parole en cours aucun commentaire.

Si le cinéaste dépeint, par l’intermédiaire de Sylvie Hofmann, l’hôpital en crise, en manque de tout, de matériel et de soignant·es, c’est moins pour en chroniquer le chaos que pour honorer l’intelligence humaine qui lui fait face. Soit une vaste idée qui, chez Lifshitz, semble prendre tout son sens, atteindre sa plus haute forme d’incarnation tant ses films portent en eux cet indicible supplément d’âme et procurent le sentiment d’une plénitude revivifiante et consolatrice.

Avec un sens du découpage extrêmement précis et délicat, le réalisateur déplie chaque situation, scène après scène, comme on décollerait la très fine surface d’une compresse sur une peau à vif (un garçon à qui l’on refuse un rite funéraire pour sa jeune mère décédée brutalement ; une pénurie de blouses ; les rendez-vous médicaux de Sylvie, etc.). Ne pas les survoler, ni les hiérarchiser, c’est ne jamais minimiser la peine, la complexité, c’est aussi et surtout s’accorder à l’unisson, à l’engagement sans faille, mais douloureux et contaminant, de son sublime personnage au nom d’héroïne de roman, à son charisme lumineux. La filmer elle plutôt qu’un·e autre, c’est faire état d’une fatigue généralisée face à la violence d’État.

C’est aussi rendre compte d’un investissement typiquement féminin (ces métiers du care) et d’une génération davantage prête au sacrifice que la suivante qui, elle, s’en protège (savoureuses séquences d’échanges complices avec les jeunes infirmier·ères). C’est enfin documenter un savoir, une expertise et la mélancolie de celle qui n’a pas pu se reposer, n’a pas vu le temps passer. Quelle plus juste réparation que d’offrir à la mélancolie l’éternité d’un film.

 

Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz (Fr., 2023, 1 h 44). En salle le 10 avril.

“Yurt”, une adolescence turque dans les années 1990

Après L’Innocence de Kore-eda il y a quelques mois, qui faisait rejouer selon trois angles différents la même histoire pour que surgisse sa vérité queer dans un dernier et bouleversant segment, c’est au tour de ce premier long métrage turc d’accomplir, plus ou moins, le même geste. Si Yurt n’a pas la structure de L’Innocence, il est lui aussi travaillé par un souci formel permanent (un noir et blanc léché et une ritournelle musicale entêtante) dont la pose impeccable pourrait faire croire à un pur et unique exercice de style. Il n’en est rien tant le film, passé cette crainte, laisse longtemps ses images imprimées dans nos têtes.

Bien moins figé que ses plans à la composition millimétrée, Yurt se révèle volontairement ambigu et mental dans la façon dont il cartographie ses espaces disjoints. D’un côté, le dortoir d’un pensionnat religieux, appelé Yurt, où le jeune Ahmet (Doğa Karakaş), 14 ans, suit aux côtés d’autres garçons les enseignements de l’islam. De l’autre, l’école laïque où il s’efforce de préserver secrète sa double réalité. En 1996, année où il se déroule, Yurt dépeint un pays pris en pleine bataille idéologique entre laïques inspiré·es d’Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, et religieux.

En se basant sur ses propres souvenirs, le cinéaste Nehir Tuna fait de son personnage le réceptacle de ces tensions politiques, adoptant une allure de relâchement malgré la violence de l’oppression. Par son attitude, Ahmet ne cherche ni la rébellion, ni la validation de ses pairs mais incarne une idée de l’adolescence lucide et inspirée par la sédimentation du désir – comme pour L’Innocence, il faut attendre un peu pour que Yurt ne se dévoile entièrement. Enfin, le film ne serait pas le même sans son jeune comédien Doğa Karakaş, omniprésent, dont chaque expression suffit à produire de foudroyants ravissements.

 

Yurt de Nehir Tuna, avec Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik (All., Fr., Tur., 2023, 1 h 56). En salle le 20 mars.

“Il pleut dans la maison”, la chronique solaire d’un été de galère

La venue d’un·e jeune réalisateur·rice dans la sphère de la cinéphilie pose toujours l’éternelle question de la filiation et du renouveau. Qu’en attend-on : qu’il ou elle prenne congé de ce qui a été, ou en porte fièrement l’héritage ? Avec Il pleut dans la maison, Paloma Sermon-Daï s’inscrit, malgré elle, malgré son film, dans une traditionnelle veine sociale (l’ombre tutélaire de ses compatriotes belges, les frères Dardenne, jamais bien loin). Pourtant, s’il endosse les traits de la chronique sociale avec ce récit de frère et sœur en galère, Il pleut dans la maison a plus à voir avec le roman familial.

D’abord parce que, entre ce film-ci et le documentaire Petit Samedi (2020), la cinéaste de 30 ans n’a cessé de trouver auprès des sien·nes (son frère d’abord, et ici son neveu et sa nièce) la matière pour créer ses propres images et nourrir cet indépassable corpus qu’est la famille. Elle est ici amputée de deux de ses membres : le père est absent et la mère, à peine entraperçue, prendra bientôt la fuite sans que la cinéaste ne pose sur elle un œil réprobateur. À Makenzy et Purdey (Lombet) de faire avec, durant un été, de ceux que l’on voudrait synonymes de tournants, de grands changements, mais qui pour elle et lui s’enlise dans un schéma difficile à dépasser.

En âge de faire des études, Purdey se voit contrainte de prendre un tiers-temps de femme de ménage, et déjà le fossé aride de la précarité se creuse autour d’elle. Paloma Sermon-Daï a la belle intuition d’évacuer la menace d’un film à sujet édifiant pour nous proposer un film d’été, de soleil, de vacances pour celles et ceux qui n’en ont pas – Makenzy, trop jeune pour travailler, passe son temps au bord de l’eau, à fumer ou à voler des vélos.

Il pleut dans la maison fait à la fois état d’une humeur joyeuse, d’une chamaillerie complice qui éclate à l’écran à chaque fois que ses deux interprètes charismatiques se regardent, tout en distillant, avec un sens infini du détail et de la composition, une constellation de ruptures contrastées. Ainsi Purdey et Makenzy, qui habitent à quelques encablures d’une riche station balnéaire, ne partagent avec celles et ceux qui y vivent que la ligne d’horizon.

Quand l’ailleurs, personnifié par un jeune bourgeois, s’invite à l’intérieur du cadre, le conflit éclate dans une scène à l’exécution implacable, tant elle saisit avec sagacité la béance entre deux existences opposées et l’exercice en cours d’une violence aussi visible qu’invisible (avec le langage comme révélateur du mépris de classe).

Paloma Sermon-Daï a choisi un beau titre pour son premier long métrage de fiction, qui énonce le paradoxe d’un toit qui ne protège de rien (un “sans toit ni loi”), qui n’est pas sans rappeler Le Refuge, la cabane inondée d’une pluie torrentielle imaginée en 2007 par le plasticien Stéphane Thidet. Tout, dans Il pleut dans la maison, est à la fois poreux et étanche, sujet à infiltration et à résistance. Purdey et Makenzy le sont aussi. À les voir vivre, on croirait presque que Henri Calet a songé à ces deux-là en écrivant : “Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes.”

Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï, avec Purdey Lombet, Makenzy Lombet, Donovan Nizet (Bel., Fr., 2023, 1 h 22). En salle le 3 avril.

“Le Jeu de la reine” : “Game of Thrones” en moins bien

Après son beau mélodrame sororal, La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, grand prix Un Certain Regard en 2019, Karim Aïnouz concourrait, l’an passé, pour la prestigieuse Palme d’or avec Le Jeu de la reine, blockbuster chic au casting de stars : Alicia Vikander et Jude Law, respectivement dans la peau de Catherine Parr et de son sanglant époux, Henry VIII.

Toujours travaillé par la question du féminin et de son emprisonnement, le cinéaste commence son film par une série de trompe-l’œil : d’abord un carton introductif promettant une revisite de cette histoire si commune de domination masculine, ensuite une ouverture idyllique où l’on découvre Catherine Parr, seule, et régnant sur un royaume à l’harmonie enchanteresse.

Jeu de massacre

Le simulacre est bientôt rompu par le retour au foyer du roi, à qui Jude Law, visiblement galvanisé par la torsion faite à sa beauté que lui permet ce rôle de grand méchant, donne une dimension bouffonne. De revisite ou de relecture du mythe de Barbe Bleue, il n’y en aura guère dans ce Jeu de la reine, au contraire englué dans toutes sortes de poncifs éculés, de son personnage de tortionnaire à ce type de récit carcéral dont Game of Thrones ou Les Tudors ont fourni, avant lui, leur lot d’atrocités dans le registre de la masculinité toxique.

Le film, à l’instar de sa captive, se subit plus qu’il ne se vit, et la gangrène qui ronge la jambe de l’ogre a valeur de lourd programme métaphorique pour un récit cloué dans le passé et finalement très peu impliqué dans l’ambition de modernité dont il se faisait pourtant la promesse. Au lieu de cela, il se contente d’un virage vengeur censé panser les plaies de cet interminable et éreintant jeu de massacre où la seule et maigre consolation aura été la contemplation, fascinée, du visage d’Alicia Vikander et de sa placidité habitée.

Le Jeu de la reine de Karim Aïnouz, avec Alicia Vikander, Jude Law, Eddie Marsan – Au cinéma le 27 mars

Fête du court métrage 2024 : trois films à voir en ligne

Bad Gones de Stéphane Demoustier

La relation parent-enfant a toujours été le grand sujet du cinéma de Stéphane Demoustier. Avec Bad Gones, son troisième court métrage daté de 2011, le réalisateur d’Allons enfants adjoint au portrait d’un père et de son fils venus voir un match de foot une histoire d’humiliation, celle du père qui n’a pas l’argent nécessaire pour honorer sa promesse de cadeau. Partant de cet amer constat, complexifié par le paradoxe d’un spectacle et d’un sport aussi fédérateur qu’excluant, Bad Gones (qui se réfère à une tribune de supporter·rices de l’Olympique lyonnais) file comme un film d’action nocturne et sensoriel, agité par le tumulte de la foule et la crainte de s’y voir aspiré. Comme l’expression d’une fatalité sociale, le film montre avec une grande justesse les effets de la précarité sur l’affect.

Chitana d’Amel Guellaty (2021)

En arabe tunisien, “chitana” veut dire démon ou diable. Pour son second court métrage, Amel Guellaty se penche sur le motif de la diabolisation des femmes en inscrivant cette donnée dans l’univers du conte. Dans un petit village, deux jeunes sœurs, comme deux petits chaperons rouges, décident d’arpenter seules la forêt avoisinante au risque de s’y perdre. L’expérience a valeur d’apprentissage mais aussi de mise en danger. La bonne idée de la cinéaste est justement de rendre la menace d’un péril aussi menaçant que terriblement excitant à vivre, de s’attacher à l’effronterie de ces deux jeunes actrices et de réfléchir avec pertinence à la nécessité du risque à affronter pour toutes les fillettes qui aspirent à la liberté.

Espace d’Eléonor Gilbert

 (2014)

L’espace public a-t-il un genre ? Oui, si l’on en croit des témoignages de femmes et que l’on se penche sur le travail de certaines essayistes sur la question. Oui, également si l’on regarde et écoute Espace, d’Éleonor Gilbert, film au dispositif rudimentaire mais d’une puissance d’incarnation bienvenue et d’une évidence salutaire. La cinéaste confie son espace de film et de parole à une fillette dotée déjà d’une très grande conscience politique, qui dénonce l’injustice que représente la compartimentation très inégalitaire d’une cour de récréation, essentiellement dominée par les garçons et leur ballon de foot. Rudimentaire mais essentiel serait sans doute le crédo de ce film qui s’offre à la fois comme un refuge et une tribune.

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Pourquoi “Bis Repetita” avec Louise Bourgoin est une bonne surprise

Après le feel good Un métier sérieux de Thomas Lilti, sorti en septembre dernier, et le feel bad La salle des profs d’İlker Çatak, encore à l’affiche, c’est au tour d’Émilie Noblet, jeune cinéaste dont Bis Repetita est le premier long métrage, de s’emparer de l’école (ici un lycée d’Angers), genre en soi et parfait outil métonymique (montre-moi ton école et je te dirai quelle démocratie tu es).

La bonne idée d’Émilie Noblet est de soumettre l’institution à une image, un fantasme bien moins prisé que celui de l’utopie ou de la franche cruauté : celui de la fainéantise ou plus que ça, du désinvestissement façon “fonctionnaire payé à ne rien faire”. Ce stéréotype à la peau dure, choyé par les adeptes du privé, trouve chez Louise Bourgoin, prof de latin en décrochage total, une incarnation inattendue et délicieusement irrévérencieuse. Il faut voir avec quel flegme l’actrice, déjà prof chez Thomas Lilti sur un versant plus acariâtre et au bord de la crise, joue la chose entre un je-m’en-foutisme un brin provoc, une effronterie de façade et une mélancolie sous-jacente très incarnée. Delphine a conclu un pacte avec les cinq élèves échoué·es dans sa classe de latin : pour avoir une paix royale, elle leur accorde un 19 de moyenne générale. Un échange de bons procédés bientôt rompu quand les complices sont invité·es par la direction à participer à un concours de latin à Naples.

Un film “woke”

Il faut bien admettre que sur le papier, Bis Repetita avait tout pour faire craindre la comédie boomeuse, en manque de repère, consolée par sa matière, le latin, valant comme doudou réac à celles et ceux redoutant un effacement du passé. Si le film ne s’éloigne jamais d’un motif de réconciliation (mais plus qu’avec la langue morte avec l’idée d’un enseignement basé sur le partage d’expériences), il l’opère en contournant tous les écueils du genre et dérègle la petite musique rance et pédagogique attendue pour lui préférer une modernité rare dans le paysage concerné à la fois rafraîchissante et désinvolte. Car ce qui prime dans Bis Repetita, ce n’est pas la prise de conscience du “péché” de Delphine et ses apprentis latinistes (la fainéantise à laquelle s’ajoutera bientôt une savoureuse affaire de triche digne d’un braquage) et dont se fiche bien le film qui fait fi de tout ordre moral, mais au contraire la débrouillardise, et son éloge, face à la difficulté. 


C’est par cette énergie collaborative et punk que l’état de fatigue généralisé de la petite bande volera en éclats (autre très bonne idée que de faire des ados et de l’adulte des êtres appartenant au même monde, parlant la même langue, évacuant ainsi quelque idée de surplomb). Finalement ce qui est destiné à se répéter dans Bis Repetita, ce n’est pas l’autorité ou l’imposition d’une langue et d’une matière comme pour honorer l’idée d’une mémoire patrimoniale (préserver le latin vaut ici davantage comme une attention au caractère fragile des choses). C’est au contraire, le mouvement qui consiste à confier au présent les souvenirs du passé.

Étymologiquement alors on pourrait dire que Bis Repetita, film de prof mais aussi comédie romantique feignant le cynisme pour embrasser l’optimisme, est un film woke, un film “d’éveil” qui certes ne déboulonne pas des statues, mais défie pas mal de lignes de représentation (notamment féminine), et confie aux jeunes acteurs et actrices de leur époque, dont il croit très fort à l’intelligence, le choix d’utiliser leur connaissance à bon escient.

Bis Repetita d’Émilie Noblet avec Louise Bourgoin, Xavier Lacaille – en salle le 20 mars

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