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Cannes 2024 : un court métrage de Judith Godrèche rejoint la Sélection officielle

Intitulé Moi aussi, le court métrage de Judith Godrèche sera présenté lors de la cérémonie d’ouverture d’Un certain regard, en salle Debussy du Palais des festivals et au Cinéma de la plage, en accès libre, le 15 mai.

La force du collectif

Devenue fer de lance de la lutte contre les abus sexuels dans le cinéma français, Judith Godrèche poursuit son sillon militant avec son nouveau court métrage, inspiré de témoignages de victimes. Moi aussi est décrit par le festival comme un film “en forme d’œuvre chorale composé de récits personnels énoncés par fragments et met en scène ce chemin âpre, mais salvateur, de la douleur sans mots au début d’une libération par la parole”

Moi aussi, un court métrage inédit de Judith Godrèche présenté à #Cannes2024 !

L'actrice signe une œuvre chorale qui met en lumière les récits de victimes de violences sexuelles.

Le Festival de Cannes fera résonner ces témoignages le 15 mai, lors de la cérémonie d’Ouverture du… pic.twitter.com/KTr7ZDIzoc

— Festival de Cannes (@Festival_Cannes) May 7, 2024

Pourquoi “Un p’tit truc en plus” est-il une gigantesque surprise au box-office ?

280 000 entrées : le meilleur premier jour pour un film français depuis Bienvenue chez les Ch’tis, nettement devant Intouchables et Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu qui avaient respectivement terminé leurs carrières à 19 et 12 millions de tickets vendus. Il est trop tôt pour dire jusqu’où le bouche-à-oreille mènera le premier film d’Artus, mais il est déjà certain qu’il ira loin, et pas si irréaliste de l’imaginer franchir la barre symbolique des 10 millions, à laquelle la fragmentation des publics (tangible sur cette sortie colossale en région mais très discrète à Paris – une douzaine de spectateur·ices à notre séance) avait donné ces dernières années une réputation de totem d’un ancien âge d’or désormais inatteignable. Le million est déjà atteint au terme de sa première semaine d’exploitation et la pauvreté de l’agenda blockbusters devrait inciter les multiplexes à se ruer dessus.

Pourquoi ? Comment ? Sans star porteuse (Artus n’a jamais excédé de beaucoup le million comme acteur et ses deux comédies de 2023, Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée et 38,5° quai des Orfèvres, ont fait de graves bides) ni superstructure de promotion (pas de grand groupe de distribution pour se ruiner en affichage), le hit ne peut pas non plus s’expliquer par la seule force de son sujet, le handicap – argument tentant mais qui n’a pas par exemple sauvé de la déception commerciale un film relativement voisin comme Hors normes de Nakache et Toledano.

Pied d’égalité

Les succès sont toujours multifactoriels et on ne saurait penser isolément la thématique, son traitement feel good, la netteté du pitch, les faveurs de la météo (pas bientôt fini ce temps de mars ?). Toujours est-il qu’Un p’tit truc en plus, s’il est une éclatante surprise, n’en est pas une si mauvaise. La purge vivrensembliste que l’on craignait, tramée de démonstrations compatissantes sur la valeur humaine des handicapé·es mentaux, leur sagesse et leur attendrissante sincérité ; bref, cet enfer noyé sous des tombereaux de bonnes intentions et de superficielles invitations à “changer de regard sur le handicap” n’est somme toute pas vraiment le film que nous avons vu, et il est plutôt heureux que l’archange du box-office ait mystérieusement déposé son index sur celui-ci plutôt que sur des abominations faussement bienveillantes comme les films de Louis-Julien Petit.

Ce qu’Artus réussit, c’est précisément à bien regarder ses personnages en les envisageant véritablement à égalité avec les valides, c’est-à-dire sans aucune espèce de retenue timorée dans la caricature, mais sans leur refuser pourtant un centimètre de terrain sur le plan de l’écriture, des possibilités de fiction, des facettes déployées par leurs personnages. L’un ne va en réalité pas sans l’autre, les deux se monnayent mutuellement, et le film pourrait ainsi multiplier les outrances, tant qu’il tiendrait cette ligne : ne jamais penser ses personnages de handicapé·es comme les fonctionnalités unidimensionnelles d’un récit gravitant autour de la star. Un détail qui n’en est pas un : très tôt les handicapé·es démasquent l’intrus, seules les éduc’ spé se font berner. C’est un vrai levier de comédie doublé d’une preuve cinglante de respect, posée comme une évidence : bien sûr qu’il n’y a qu’un valide assez con pour croire qu’Artus bavouillant vaguement possède un handicap.

Trouver son clown

Pour le reste, n’exagérons rien : le film n’est pas très drôle, et bâcle outrageusement sa fin en décrétant notamment que la fille tombe dans les bras du héros sans aucune installation préalable : si les handicapé·es sont bien regardé·s, pas sûrs que les femmes le soient autant. Il n’en a pas moins contredit l’adage légendaire de Robert Downey Jr. dans Tonnerre sous les tropiques : never go full retard – ne joue jamais l’attardé pur jus. Artus, ou du moins son personnage (subtile différence qui lui évite tout malaise) y est allé plein pot, et théorise même quelque peu sur la démarche (très drôle scène où il passe subrepticement d’un état de stupéfaction ahurie à la composition de son rôle de faux handicapé, stressant de ne pas “trouver son clown”). N’avoir honte de rien est sans doute, aussi, une clé de son succès.

Cannes 2024 : découvrez les 20 artistes qui vont faire le Festival

Francis Ford Coppola

S’il n’a pas (loin s’en faut) le box-office de Spielberg, s’il n’a pas su rester implanté et puissant à Hollywood comme Scorsese, Coppola a pour lui d’avoir construit une légende propre à faire rêver, fantasmer les nouvelles générations successives de cinéphiles comme aucun autre cinéaste du Nouvel Hollywood. En sept décennies, son cinéma a connu les cimes de la reconnaissance (pluie d’Oscars pour la saga Le Parrain, deux Palmes pour Conversation secrète et Apocalypse Now) et les gouffres de la faillite. Après douze ans de silence (depuis Twixt), il revient au cinéma avec un nouveau projet pharaonique (budget mirobolant, vente de ses vignobles pour le financer, etc.). Megalopolis devrait raconter l’affrontement entre le maire d’une ville ravagée par une catastrophe naturelle et l’architecte qui œuvre à la reconstruire, la fille de l’un étant aussi la maîtresse de l’autre. Le casting, fou, réunit Adam Driver, Nathalie Emmanuel, Dustin Hoffman, Shia LaBeouf, Jason Schwartzman, Aubrey Plaza… ♦ J.-M. L.

Chiara Mastroianni

Elle compte parmi les actrices françaises le plus souvent en compète à Cannes. Depuis Ma saison préférée d’André Téchiné en 1993, Marcello Mio est le onzième film avec Chiara Mastroianni à y figurer (son deuxième avec Christophe Honoré, deux également avec Arnaud Desplechin et Raoul Ruiz). Dans Marcello Mio, elle est l’interprète d’elle-même, prise dans les rets d’une fiction fantasque qui la voit peu à peu se transformer en son père sous l’œil circonspect de ses proches, également dans leurs propres rôles (Catherine Deneuve, Benjamin Biolay, Melvil Poupaud…). Fabrice Luchini et Nicole Garcia complètent cette étincelante distribution. ♦ J.-M. L.

Miguel Gomes

Abonné depuis deux films à la Quinzaine des cinéastes, le génial réalisateur portugais Miguel Gomes a été promu en Compétition avec son sixième film, Grand Tour. Dans une image noir et blanc et en 16 mm (comme Tabou), celui-ci s’ouvre au sein d’une colonie britannique birmane au début du siècle dernier avant de se déployer en une ambitieuse rêverie spatiotemporelle et un jeu du chat et de la souris au sein d’un couple. Malmené par les confinements pendant la pandémie de Covid, Gomes a eu du mal à achever son tournage aux quatre coins du globe et aurait même dû terminer son tournage à distance. ♦ B. D.

Anya Taylor-Joy

Si Furiosa – Une saga Mad Max (Hors Compétition) veut être à la hauteur de la jouissive démesure du précédent opus, cela sera en partie grâce à l’actrice de la série Le Jeu de la dame, qui reprend le personnage déjà incarné par Charlize Theron. Se déroulant des années avant le récit déployé dans Fury Road, le film suit le déclin du monde à travers l’enlèvement de l’impératrice Furiosa par le terrible Dr. Dementus (Chris Hemsworth). Parabole à haut potentiel écoféministe et film de vengeance spectaculaire, Furiosa secouera le festival au lendemain de son ouverture. ♦ B. D.

David Cronenberg

Deux après Les Crimes du futur, David Cronenberg revient pour la septième fois en Compétition à Cannes. Pour ce qu’on en sait, Les Linceuls promet d’être un récit à la lisière du fantastique sur le processus de deuil, la dégradation biologique de l’organisme humain après la mort et l’élucidation complexe du mystère de la profanation de quelques sépultures. Vincent Cassel (dix-sept ans après sa participation aux Promesses de l’ombre) et Diane Kruger seront les deux protagonistes de ce nouveau film très attendu de l’un des plus grands artistes de ces quarante dernières années. ♦ J.-M. L.

Sophie Fillières

L’an dernier, sur le grand écran de l’Auditorium Louis-Lumière, Sophie Fillières incarnait la marraine de l’enfant malvoyant dans la Palme d’or Anatomie d’une chute de Justine Triet (pour laquelle elle avait déjà été actrice dans Victoria). Mais, étrangement, aucun film réalisé par la cinéaste de Grande Petite et Gentille n’avait été montré à Cannes. Ce sera le cas de Ma vie, ma gueule, film hélas posthume, puisque la réalisatrice a disparu à l’issue de ce tournage et avait confié le montage à ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer. Le film décrit, sur le mode de la “mélancomédie” propre à Sophie Fillières, le trajet d’une quinquagénaire qui s’évade des tracas de la vie dans l’Écosse sauvage. ♦ J.-M. L.

Alexis Langlois

S’il y a un premier long métrage que l’on brûle de voir cette année, c’est Les Reines du drame d’Alexis Langlois (Semaine de la critique). Racontant sur trois époques et en chansons l’histoire d’amour impossible entre une star pour ados des années 2000 et une chanteuse punk, le film promet de secouer la Croisette de son souffle trash et queer. Constitué d’un casting comprenant à la fois les habitué·es de ses courts métrages (Raya Martigny, Dustin Muchuvitz, Nana Benamer), de nouveaux et nouvelles venu·es (Bilal Hassani, Alma Jodorowsky, Asia Argento), deux figures de la scène drag (Jean Biche, Drag Couenne) et un duo de comédien·nes principal·es débutant·es (Louiza Aura, Gio Ventura), Les Reines du drame aura également une chance de remporter la Queer Palm. ♦ B. D.

Hunter Schafer

Inoubliable dans la peau de Jules, l’amoureuse à tête d’elfe de Rue (Zendaya) de la série Euphoria, Hunter Schafer fera sa première apparition cannoise dans Kinds of Kindness, le film à sketches de Yórgos Lánthimos, présenté en Compétition. On ignore encore l’envergure du personnage que l’actrice et également réalisatrice de clips (pour Girl in Red ou Anohni and the Johnsons) devra incarner au sein du casting de Pauvres Créatures (Emma Stone, Willem Dafoe et Margaret Qualley) dans cette fable composée en triptyque. ♦ M. D.

Alain Guiraudie

Découvert à la Quinzaine en 2001 avec son moyen métrage Ce vieux rêve qui bouge, en Compétition en 2016 avec Rester vertical, Guiraudie retrouve Cannes avec un film dont les prémices connues ne sont pas sans évoquer l’atmosphère criminelle et épurée de son chef-d’œuvre, L’Inconnu du lac (Un Certain Regard 2013). Après deux films aussi brillants que désarçonnants, sans genre identifiable, Guiraudie signe un véritable retour en force avec cet authentique thriller doté d’une star (Catherine Frot). Dans ce film mêlant retour aux origines familiales, morbidité et chasse à l’homme, il pourra plus que jamais faire étalage de sa part sombre. ♦ T. R.

Demi Moore

Reine du box-office dans les années 1990, la star de Ghost et de Proposition indécente avait vu sa carrière ralentir dans les années 2000. 2024 lui permet un double retour : elle est grandiose en Swan blessée par les gossips vipérins de Truman Capote dans Feud : Les Trahisons de Truman Capote et The Substance, le thriller de la Française Coralie Fargeat (Revenge, 2018), lui permet de fouler pour la première fois le red carpet cannois avec un film en Compétition. ♦ J.-M. L.

Jia Zhangke

Six ans après Les Éternels, Jia Zhangke est de retour en Compétition avec Caught by the Tides, un film titanesque tourné sur près de vingt ans avec Zhao Tao, actrice fétiche et compagne du cinéaste. Organisée autour d’une histoire d’amour passionnel bientôt rompu par la disparition de l’homme, la fresque devrait mêler à son enquête amoureuse une traversée de près de deux décennies de la Chine contemporaine pour en capter les mutations. En dépit de ses cinq précédentes sélections en Compétition, ce très grand cinéaste n’a obtenu jusque-là qu’un Prix du scénario en 2013 pour Touch of Sin. 2024, l’année de la consécration ? ♦ M. D.

Payal Kapadia

Révélée à la Quinzaine des cinéastes en 2021 avec le sublime Toute une nuit sans savoir et récompensée par l’Œil d’or du meilleur documentaire, la cinéaste indienne Payal Kapadia déboule déjà en Compétition avec son second long métrage, All We Imagine as Light. Le film suivra Praba et Anu, deux infirmières qui partent en expédition dans une nature mystique, entre bord de mer et jungle. Alliant registre onirique et réalisme social, il souffle déjà un vent de renouveau sur la Compétition. ♦ B. D.

Richard Gere

Dans un Cannes aux airs de jubilé des barbus du Nouvel Hollywood (Coppola en Compétition, Palme d’honneur pour Lucas), Oh, Canada de Paul Schrader assume le rôle délicat du discours d’adieu. Un vieux documentariste célébré dicte ses souvenirs à un jeune journaliste : la parabole méta-testamentaire est difficilement évitable, et l’on ne pouvait rêver meilleure mesure de sa mélancolie que le beau visage oublié, comme une page craquelée de magazine eighties, de “l’American Gigolo” Richard Gere. ♦ T. R.

Ariane Labed

Membre active de l’Association des acteur·rices (Ada), l’actrice et réalisatrice s’est affirmée ces derniers mois comme une figure de proue du mouvement transféministe et antiraciste à l’œuvre dans le cinéma français. Déjà remarquée avec son précédent court métrage Olla (sélectionné à la Quinzaine des cinéastes en 2019 puis multirécompensé au Festival de Clermont en 2020), Ariane Labed passe au long avec September Says (Un Certain Regard), récit de deux sœurs nées à dix mois d’intervalle que tout oppose, qui s’installent à la campagne avec leur mère bipolaire. Adaptation de Sœurs, un roman de Daisy Johnson, le film sera l’occasion de retrouver l’actrice Rakhee Thakrar (Sex Education, Wonka). ♦ B. D.

Quentin Dupieux

Tout sourit au cinéma de Quentin Dupieux. En moins d’un an, le réalisateur le plus prolifique du monde vient d’enchaîner ses deux plus grands succès publics (Yannick, 450 000 entrées, Daaaaaalí!, 480 000) et obtient la case la plus médiatiquement exposée du festival : l’ouverture. Le premier acte de cette 77e édition s’intitulera donc malicieusement Le Deuxième Acte, un film au casting très Cannes-friendly puisque composé de Vincent Lindon, Léa Seydoux et Louis Garrel. Avec à leurs côtés le plus novice mais déjà très prisé Raphaël Quenard. ♦ J.-M. L.

Laetitia Dosch

À l’affiche du Roman de Jim des frères Larrieu présenté à Cannes Première, Laetitia Dosch foulera également le sol de la Croisette en tant que réalisatrice du côté d’Un Certain Regard. Après un cheval dans son spectacle Hate (Tentative de duo avec un cheval), c’est cette fois-ci un chien qui retiendra toute l’attention de son premier long dans lequel l’actrice, révélée par La Bataille de Solférino de Justine Triet, avec laquelle elle partage une certaine sympathie pour les canidés (Anatomie d’une chute bien sûr, mais aussi Victoria), incarne Avril, avocate impliquée dans la défense d’un chien “récidiviste”. ♦ M. D.

Barry Keoghan

Sa hype ne cesse de croître, ses manières de titi dublinois et ses rôles de vauriens se muent peu à peu en partitions grand style et en incarnations retorses (Saltburn). Dans Bug, en Compétition, Andrea Arnold l’emmène sur un terrain à mi-chemin entre le réalisme social et la fable, dans une Angleterre déclassée mais rehaussée d’une aura de conte avec son personnage tout tatoué d’insectes. Un rôle taillé sur mesure pour ce Dickensien suspendu entre le caniveau et l’imaginaire, avant sa consécration dont rêvent tous les cabotins : il sera le Joker du prochain Batman. ♦ T. R.

Noémie Merlant

Si le vide laissé par l’arrêt du cinéma d’Adèle Haenel reste immense, Noémie Merlant est sans doute l’actrice française qui incarne le mieux les combats de celle avec qui elle partage l’affiche de Portrait de la jeune fille en feu. C’est justement la réalisatrice de ce film, Céline Sciamma, qui a écrit avec elle le scénario des Femmes au balcon (Séance de minuit), le second long métrage de Noémie Merlant en tant que cinéaste après Mi iubita, mon amour (Cannes 2021). Ce nouveau film promet d’être une comédie horrifique et féministe se déroulant en pleine canicule à Marseille. Elle incarne aussi le rôle éponyme dans Emmanuelle d’Audrey Diwan, qui devrait sortir courant mai, mais dont on ne sait pas à l’heure où nous écrivons ces lignes si il sera montré sur la Croisette. ♦ B. D.

Zoe Saldaña

Qu’est-ce qui est le plus étonnant : que Zoe Saldaña détienne le record mondial du box-office cumulé (grâce à ses rôles de Neytiri dans Avatar et de Gamora dans Les Gardiens de la galaxie et Avengers), malgré une notoriété individuelle plus modeste que les superstars qui le lui disputent, ou qu’elle ait jusqu’ici aussi peu intéressé le cinéma d’auteur·rice ? Tête d’affiche du film de tous les paris, Emilia Perez, un croisement de cartel movie et de comédie musicale signé Jacques Audiard, l’actrice entre par la grande porte dans une arène où elle peut enfin cesser d’être l’actrice que l’on feignait de ne pas voir. ♦ T. R.

Ben Whishaw

Après Emmanuel Carrère et son Limonov, c’est à Kirill Serebrennikov, de retour à Cannes (La Femme de Tchaïkovski, 2022), de dessiner les mille visages de l’écrivain russe, catalyseur des métamorphoses contemporaines de son pays. Et à Ben Whishaw d’en incarner les multiples facettes (voyou en Ukraine, idole de l’underground soviétique sous Brejnev, clochard puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan, écrivain branché à Paris, soldat perdu dans les guerres des Balkans) et, qui sait, de décrocher un prix d’interprétation. ♦ M. D.

Édouard Louis : “Dans ‘Mystery’, tout est haletant, haché, intermittent, comme l’amour”

“Il était difficile pour moi de choisir parmi les films de Lou Ye, tellement chacun d’entre eux m’a marqué : Suzhou River, Nuits d’ivresse printanière… Mais Mystery a sans doute été le plus fort, et l’un des films les plus importants de ma vie. C’est par ce dernier que j’ai éprouvé pour la première fois à quel point la forme esthétique d’une œuvre –  film, livre – portait l’histoire qu’elle raconte et la menait à la perfection, si et seulement si la forme en question épousait totalement le récit qu’elle tente de dire – et donc, qu’une œuvre ne peut être grande qu’à la condition de déconstruire, dans son exécution même, l’image de ce qu’est la forme en art, de ce qu’est une réussite formelle, puisque chaque histoire est différente et mérite en ce sens sa propre forme, ses propres innovations formelles.

Mystery est un film qui parle d’une mort, de plusieurs morts, d’une double vie, d’une enquête, d’un amour haletant et torturé, de la Chine qui se transforme à un rythme effréné. Tout, dans les choix formels du film, raconte quelque chose de ces sujets : les mouvements de caméras vifs, brutaux, rapides, tantôt lointains, tantôt ultra-resserrés, les coupes soudaines d’un plan à un autre. Tout va vite dans Mystery, tout y est haletant, haché, intermittent, comme l’amour, comme les étapes d’une enquête policière, comme la vitesse vertigineuse des transformations de la Chine contemporaine.

À mon sens, certains romans sont illisibles dans la mesure où ils reconduisent une forme esthétique ancienne et qu’ils l’appliquent à des histoires nouvelles. Combien de romans aujourd’hui ressemblent encore à ceux de Zola, avec leurs chapitres bien sages, leur développement de la psychologie du personnage, les dialogues, les 400 pages pour que le livre ne soit ni trop épais ni trop mince ? Toutes ces choses révolutionnaires à l’époque de Zola sont devenues vides avec le temps. De la même manière, certains films, de ce qu’on a appelé l’âge d’or d’Hollywood, sont devenus irregardables parce qu’ils étaient le fruit d’un cinéma industriel, produit en série, avec chaque fois les mêmes codes, les mêmes structures dans lesquelles on insérait des histoires différentes – qu’on pense par exemple à Certains l’aiment chaud, insupportable à mourir en dépit du génie absolu de Marilyn Monroe.

Une manière de dire inédite

Mystery de Lou Ye, comme ses autres films, emprunte la direction opposée et propose une autre manière de dire, inédite. Bien sûr, ce que je décris ici est presque une évidence, et c’est ce qu’ont fait tous les grands noms du cinéma, chacun inventant des formes nouvelles et inconnues : Gus Van Sant, Jane Campion, Lav Diaz, Apichatpong Weerasethakul, plus récemment Saeed Roustaee avec Leila et ses frères.

Mais la première fois que j’ai ressenti cette singularité aussi profondément, c’est en découvrant Mystery – et savoir n’est pas ressentir. C’est pour cela que ce film a été aussi important, et qu’il est, en un sens, le film de ma vie.”

Monique s’évade d’Édouard Louis (Seuil). En librairie.

Mati Diop : “‘Les Bruits de Recife’, un film de fantômes extralucide” 

“Je repense souvent aux Bruits de Recife de Kleber Mendonça Filho, dont mon souvenir est vague et précis à la fois, comme un cauchemar sans image mais dont le goût et la trace demeurent intactes. Quand j’étais en préparation de mon premier long métrage Atlantique [2019], à Dakar, j’avais avec moi un disque dur d’une cinquantaine de films. C’est le seul que j’ai eu le désir de revoir une fois au travail, qu’il faisait sens de regarder ici.

Le quartier de Yoff (où j’ai tourné la scène d’effraction des filles possédées dans la villa du boss du chantier) ressemble étonnamment à l’atmosphère moite et inquiétante des rues de Recife filmées par Kleber Mendonça Filho. Nos films sont liés par une histoire commune, hantée par les fantômes de l’Atlantique. Chacun à sa manière doit beaucoup à Fog de John Carpenter, qui à partir de très peu d’effets parvient à susciter un large spectre de sensations.

J’aime la frontalité du regard du cinéaste sur la violence capitaliste de la société brésilienne héritée de l’esclavagisme. Ce film restitue parfaitement la fréquence si particulière de cette haute tension entre races, entre classes. L’enfer du déni, de la répétition d’une histoire qui se rejoue, de la persistance du spectre colonial. Les Bruits de Recife est un film de fantômes extralucide. En le revoyant hier soir, je me suis rendu compte que KMF l’avait réalisé trois ans avant l’assassinat de l’activiste Marielle Franco et l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Depuis la pandémie de 2020, on a comme changé de siècle. Je ne peux plus rester assise devant des films qui ne dialoguent pas réellement avec leur époque.

Le film du monde d’après

Dans le genre “retour du refoulé”, aucun film ne m’a autant marquée que Nope de Jordan Peele. Car il a justement opéré et anticipé le virage d’une nouvelle ère, celui qu’il fallait prendre. Sorti deux ans après le Covid, c’est LE film du “monde d’après”. Je le vois entre autres comme un adieu au cinéma du monde d’avant (dominé par les Blancs) et la promesse de sa réinvention par les maldites “minorités”. Œuvre d’art méga-divertissante, blockbuster ultra-sensible, Nope est le grand film politique de ce début de siècle qui marquera l’histoire du cinéma tel un nouveau paradigme esthétique et politique. On n’avait jamais vu ça.” 

Peut-on faire du postpunk minimaliste ? La réponse éclatante de Bibi Club

Protagonistes de la communauté musicale indépendante de Montréal, la chanteuse et claviériste Adèle Trottier-Rivard et le guitariste Nicolas Basque forment depuis 2015 un couple à la ville comme à la scène. Amorcé en 2016, leur projet répondant au doux nom de Bibi Club les amène à faire ensemble “de la party music de salon”, pour citer le court texte de présentation figurant sur leur page Bandcamp.

Tout à fait fidèle à ce descriptif, l’EP Bibi Club, paru au printemps 2019, marque l’acte de naissance officiel du groupe. Il contient quatre chansons empreintes d’une fraîcheur pétulante, simples et directes, dans un style do it yourself, oscillant entre electro-pop diaphane et postpunk minimaliste. Brut, sans rien de superflu, le charme opère – et emporte – instantanément, en particulier sur Jean René, la seule des quatre en anglais, cavalcade de poche au crescendo irrésistible.

On pense à Beach House et à une plage abandonnée

Délivrant huit morceaux, dont un long et absorbant instrumental atmosphérique (Bellini), leur premier album Le Soleil et la Mer, judicieusement sorti durant l’été 2022, s’inscrit dans la même veine avec une accentuation un peu plus rêveuse. Tout en grâce légère et en mélancolie diffuse, il semble flotter à travers une plage abandonnée, lentement happée par le crépuscule, où l’on croise notamment les ombres de Brigitte Bardot, Claudine Longet et Beach House.

Au cœur de ce printemps 2024, Bibi Club franchit à présent le cap du deuxième disque avec Feu de garde. On peut y découvrir onze nouvelles chansons, en grande majorité en français. Très imagées, les paroles cultivent un lien étroit avec la nature et les éléments. Toutes deux parcourues de frémissements ardents, La Terre – ode doucement hallucinée à la nature – et Le Feu – brûlante échappée au bout de la nuit – en offrent deux superbes illustrations.

Divers éclats poétiques surgissent ailleurs. “Tes yeux noirs sont un lac infini”, attrape-t-on par exemple sur L’Île aux bleuets, trépidante déclaration d’amour fou. Quant à la musique, toujours aussi richement économe, elle se révèle plus nerveuse que sur Le Soleil et la Mer, donnant davantage d’importance dynamique à la guitare. Évoquant souvent de précieux trésors du rock indé britannique (Young Marble Giants, Marine Girls, Virginia Astley…), ce disque cristallin compte d’ores et déjà parmi nos favoris de 2024. ♦ Jérôme Provençal

Feu de garde (Secret City/Modulor). Sortie le 10 mai. En concert au Popup du Label, Paris, le 6 juin.

Festival de Cannes : un appel à la grève menace l’événement

Le collectif Sous les écrans, la dèche, qui représente “les précaires des festivals de cinéma”, a voté ce lundi un appel à la grève auprès de ”tout·es les salarié·es du Festival de Cannes et des sections parallèles” pour alerter sur la précarité du secteur. La porte-parole du collectif a annoncé à l’Agence France Presse la participation au vote de nombreux corps de métiers tels que projectionnistes, des programmateur·ices, des attaché·es de presse, des chargé·es de billetterie ou de l’accueil.

En cause : le statut de ces travailleur·euses. ”Nous alternons des missions de courtes durées avec des périodes chômées et malgré la nature intermittente de nos métiers et alors que nous travaillons à la diffusion d’œuvres cinématographiques, nos activités ne relèvent pas du régime de l’intermittence du spectacle”, déplore le collectif dans son communiqué. Ce dernier précise également leurs revendications dont la reconnaissance du statut d’intermittent fait partie. Le communiqué insiste également sur les « récentes réformes de l’assurance chômage qui viennent durcir les règles d’indemnisation“ et favorise une précarité déjà grandissante.

Perturber le Festival

Le collectif précise que l’objectif de cette mobilisation n’est pas de remettre en cause la tenue du Festival ou de nuire aux films qui y seront présentés mais de “perturber l’événement“. Ce n’est pas la première fois que le festival est confronté à des mobilisations puisque, chaque année, sa tenue fait l’objet de manifestations.

Son organisation n’a d’ailleurs, pour le moment, pas réagi à cette annonce.

La bande à Justice raconte le joyeux bordel des débuts

En 2003, deux jeunes gens nommés Gaspard Augé et Xavier de Rosnay officient sous le nom de Justice et font de la musique électronique. Un jour, ils participent à un concours de remix du morceau Never Be Alone de Simian, groupe anglais du batteur James Ellis Ford. Ils vont perdre.

So Me (directeur artistique historique du label Ed Banger, illustrateur/réalisateur) — Je sais plus qui est le mec qui avait gagné, l’histoire n’a pas retenu son nom. Il me semble qu’on nous avait dit qu’il était pote avec le mec qui organisait le concours, d’ailleurs. Donc Dieu a reconnu les siens.

Matthieu Culleron (journaliste musique à France Inter) — À l’époque, je travaille au Mouv’ à Toulouse. Peu de groupes viennent alors en promo dans le Sud, mais Simian vient. On était très fan du premier album. Avec Nicolas Nerrant et TOMA, on forme par ailleurs un trio DJ qui s’appelle I Was There. Quand on apprend pour le concours de remix, tout le monde joue le jeu, dont Justice, mais surtout TOMA. Et c’est lui qui gagne le concours ! Mais ça ne fait rien. Pendant ce temps, les deux autres cartonnent. Never Be Alone devient un tube mondial. La lose.

So Me — Ça a été un mini-phénomène dans l’electro, tu avais l’impression que quelque chose allait émerger. Ils percent dès le début, en fait. Il n’y a pas une soirée en Europe où le morceau n’est pas joué, ça devient une espèce d’anthem.

Myd (musicien) — Je dois avoir 17 ans et je vais dans un magasin de vinyles à Lille, qui s’appelait USA Import, pour acheter un disque par semaine. Un jour, le vendeur me fait écouter le remix de Simian par Justice, qui ne s’appelait pas encore We Are Your Friends – avec, en face B, un remix de DJ Mehdi par Château Flight. J’ai halluciné. C’était à la fois rock, electro et il y avait ce truc hybride qu’on ne comprenait pas encore. Je n’avais pas compris que leur nom, c’était Justice. Sur MySpace, c’était EtJusticePourTous et ils avaient cette sorte de devise : “Séparés à la naissance, réunis pour la vengeance.” Je leur ai écrit : “Ah, mais vous êtes français ?” Ils m’ont répondu : “Ouais, on est français !”

Christian de Rosnay (Étendard Management) Le morceau est sorti sous l’égide de Pedro Winter, qui a sauvé ce remix qui n’avait pas remporté les faveurs du jury. S’ils avaient gagné le concours, peut-être que l’histoire aurait été différente.

So Me — Moi, je faisais déjà le graphiste pour la boîte de management de Pedro avant qu’il ne monte son label, Ed Banger. Un jour, je le ramène à un dîner où il rencontre Gaspard et Xavier. Il écoute le morceau et il a un coup de cœur. Je suis un peu le chaînon manquant entre les deux. Au bout d’un moment, ça s’excite pas mal autour d’eux et Pedro leur demande plus de musique. Quand deux de mes colocs se barrent, je leur dis que s’ils veulent se mettre à fond dans la musique, le mieux c’est de vivre ensemble, dans le même appart’. Et c’est ce qu’ils font. On vit donc tous les trois et c’est là qu’ils enregistrent le maxi suivant, Waters of Nazareth. Un joli petit virage.

Justice de Nazareth

Tandis que la coloc de Barbès devient l’épicentre de la révolution culturelle en cours, sorte de French Touch 2.0, le tandem s’investit à fond dans la musique et l’enregistrement d’un premier album, Cross (2007), qui fera le crossover dans une époque en ébullition.

Romain Gavras (cinéaste) — Moi, je connaissais DJ Mehdi via la Mafia K’1 Fry. Avec Kourtrajmé, on évoluait plutôt dans le monde du rap. Un jour, il me dit “Viens, je t’emmène chez Justice.” L’appartement était dégoûtant, il y avait des poufs, c’était des sacs-poubelle. Gaspard et Xavier n’étaient pas sûrs de savoir quel single ils voulaient sortir après We Are Your Friends. Et là, ils passent Waters of Nazareth. Je revois Mehdi m’attraper la main. Et moi, je suis comme un dingue. En sortant, il me dit : “Je crois qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui va leur arriver à partir d’aujourd’hui. Ils ne se rendent pas compte.”

Pedro Winter (patron d’Ed Banger Records) C’est tout Mehdi de sortir des phrases comme ça. J’ai pas le recul à l’époque, je suis dans le noyau à ce moment-là. Les garçons, pendant les premières années, je les accompagne 24 heures sur 24. Ce que je sais, c’est que j’assiste à ce moment où la foule est en train de changer : les clubbers, les rappeurs, les skaters se retrouvent tous ensemble. Moi qui avais connu ces mondes-là séparés, voir cette unification a fait de moi le mec le plus excité et heureux du monde. Je me disais : les gars que je prends sous mon aile sont en train de faire la bande-son d’une génération qui enfin pourra mettre des chemises de bûcheron, danser sur Aphex Twin et chialer en écoutant Elliott Smith.

SebastiAn (musicien) — Mehdi était fasciné par notre jeune clique de mecs qui fonctionnait comme un collectif de rappeurs. Ça a été un des premiers à dire que tout ça allait marcher. Justice, eux, ils y croyaient vraiment dès le début. C’est la différence avec moi ou Vinco [Kavinsky]. On était plus détachés du truc. Pour moi, la durée de vie d’un DJ, c’était deux ans. Après, il allait falloir trouver un vrai job.

Romain Gavras — T’avais le droit d’aimer M.O.P. et Black Sabbath. Justice, ça tabassait pareil, mais avec de l’élégance dans les accords et de la musicalité. Il y avait un truc très épique. Je me rappelle, ils avaient une punchline dont j’étais hyper jaloux : “Nous, on fait de la musique à deux émotions. On a gagné la guerre, mais on a perdu quelques potes sur le champ de bataille.”

Pedro Winter — La légende raconte que je n’aime pas Waters of Nazareth. Je profite d’utiliser les canaux de la presse pour rétablir la vérité : moi, je suis le label. On sort Never Be Alone, un tube, ils font plein de remix, bref, on prépare la suite. Et là, le single qu’ils me proposent est un anti-single, qui part dans une tout autre direction. Donc je suis perplexe. Mais j’adore le morceau, ils ont réussi à rendre le bruit funky. Ils ont bien fait d’insister, avec le recul, c’était courageux de sortir ça en 2007. Tout au long de leur carrière, leurs choix allaient vers la surprise et l’excitation, plutôt que de rester confortablement installés sur une autoroute. Dans le processus de création, je n’arrivais qu’à la fin pour répondre à des questions comme : “Est-ce qu’on met D.A.N.C.E. sur l’album ?” Évidemment, qu’on met D.A.N.C.E. !

Christian de Rosnay Les deux sont très obsessionnels. Quand ils ont une idée en tête, c’est très difficile de les faire en démordre. C’est vraiment une qualité. Ils sont très têtus et souvent à juste titre.

Manu Mouton (directeur technique des tournées de Justice) — Ils ont un regard qu’on n’a pas l’habitude de croiser, c’est déroutant. Il faut que ça leur plaise à eux. S’il y a un élément dans la scénographie du live qui ne fonctionne pas comme ils l’imaginaient, j’ai beau avoir passé 300 heures dessus, ils vont me dire : “Bravo, Manu, c’est ce qu’on t’a demandé, mais ça le fait pas.”

Kavinsky (musicien) Xavier m’avait envoyé un texto pour me dire un truc comme “Ça déménage”, quand j’ai sorti Testarossa Autodrive. Je commençais à peine la musique, je gagnais pas une thune et ma meuf payait tout. Un peu glandu, même si je ne rechignais pas à la tâche. Un jour, on s’est séparés et je me suis retrouvé sans appart’. Alors j’ai appelé Xavier, qui m’a laissé sa chambre dans la coloc le temps que je me refasse.

Pedro Winter C’était la cour des miracles, cette coloc. Trois mecs qui vivaient comme des oiseaux de nuit. So Me, à l’époque, il m’envoyait tous les projets à 7 heures du matin. Les retours que je lui faisais à 10 heures, il fallait que j’attende le jour d’après pour qu’ils soient pris en compte. Et Xavier et Gaspard, c’était pareil. Il y avait des cendriers partout dans la baraque. Je me suis demandé s’il ne fallait pas appeler M6 pour envoyer les experts de leur émission sur le ménage de l’extrême.

Christian de Rosnay C’est comme ça que j’ai rencontré Kavinsky. J’arrive dans l’appartement, je vais dans la cuisine et là, je vois une photo de Vinco avec un Famas et son chien, qui datait du service militaire. Je me suis dit : “Mais il est encore là, lui ? Va falloir le déloger, sinon il va prendre racine.” Aujourd’hui, c’est Thibaut [Breakbot] qui a repris l’appartement, il a fait des travaux et tout.

Kavinsky Xavier m’appelle un matin et me dit : “T’as trouvé un appart ’?” Alors moi je lui réponds : “Bah attends, je viens d’arriver, laisse-moi me retourner. Pourquoi, il faut que je me casse ?” Et là il me dit que ça fait plus d’un an que j’y suis. Putain, c’est passé vite.

SebastiAn Le mec a dû rester trois ans. Mais à la demande de la coloc, parce qu’il faisait marrer tout le monde.

Kavinsky Quand j’ai gagné un peu de thune, j’ai offert un coffret Louis XIII à Xavier pour le remercier. Le meilleur Cognac du monde. Un truc à 4 000 boules. On s’est retrouvés dans le bureau de Christian, notre manager, et on s’est sifflé la moitié de la bouteille. On se disait qu’à chaque verre qu’on se servait, c’était 200 balles qu’on s’envoyait.

SebastiAn Vinco a débarqué à l’époque où Gaspard et Xavier étaient en train de faire Cross. Ils passaient leur vie en studio, dans les sous-sols du Triptyque.

Pedro Winter Les travaux avaient été faits par un mec qui avait refait l’appart’ de Mehdi. Les sous-sols, c’était vraiment ghetto. Tu descendais dans les caves, tu marchais pendant longtemps et eux avaient leur studio tout au fond. C’était bien deep. Moi qui suis claustro, j’étais pas bien quand je devais y aller.

Christian de Rosnay Ils s’étaient installés alors que les cabines n’étaient même pas construites. C’était très rough.

Piu Piu (agente image/ DJ) Je me souviens marcher dans mon quartier du XIIIe arrondissement et entendre des gens écouter D.A.N.C.E. par une fenêtre. Ça m’avait choquée en mode : “Wow, il y a des gens hors des clubs qui aiment leur musique !” En matière de pop culture, c’était un signe ultime pour moi.

Ed Banger Crew

Ed Banger, Justice. Justice, Ed Banger. Le succès du groupe ne va pas sans le succès du label, et vice-versa. Tournées, soirées, projets : comment une bande de copains est devenue une famille ayant réussi à exporter la musique made in France partout dans le monde.

Matthieu Culleron Quand Ed Banger a cartonné avec Justice, ils ont ramené l’electro aux États-Unis. À New York, il s’est vraiment passé quelque chose.

SebastiAn On partageait tous un constat : les clubs, c’étaient des trucs remplis de gens qui dansaient tout seuls. C’était pas ce qui nous faisait marrer. Tout était trop sérieux. Alors que nous, on faisait exprès de mettre trop fort, on savait à peine mixer et on s’en foutait. Le jour où ça a switché, c’est quand Pedro nous a emmenés faire une date en Angleterre. Les Anglais ont tout de suite capté l’intention. Ça leur a parlé, parce que c’était du rock fait avec des ordis. Pour eux, on était l’équivalent d’un ado qui débarque avec une guitare et un ampli.

Romain Gavras Je n’ai plus revu une telle nébuleuse que celle d’Ed Banger en France ou ailleurs depuis. Soit un groupe de gens vraiment amis à la ville, qui arrivent partout en crew comme si c’était le Wu-Tang. De 2007 à 2012, ils ont vraiment été l’emblème d’un tournant dans l’histoire de la musique. Quand on a débarqué aux États-Unis avec Justice, c’était comme si les kids américains avaient oublié que la musique venait de chez eux. Détroit, Chicago. Tu voyais qu’ils ne savaient pas comment bouger.

Pedro Winter Au premier Coachella, en 2007, Justice a vraiment marqué les esprits. C’est qui, ces mecs en cuir, avec leur clope au bec ? Van Halen ? Raté, c’est Justice, avec un son turbine, distordu mais funky. Les gens sont tombés amoureux.

SebastiAn — On a mis énormément de temps à comprendre que les gens venaient pour nous. Pour moi, les gens allaient en club pour picoler et éventuellement baiser en fin de soirée, et moi, je n’étais là que pour foutre le bordel, de façon accessoire. On a été pris dans la hotte aspirante que Justice a généré.

Kavinsky — On se connaissait à peine avec Xav, quand je lui ai fait écouter le morceau Tenebre de Claudio Simonetti. Il a adoré et pris le sample pour faire Phantom. J’étais hyper flatté.

Juliette Armanet (musicienne) — Ed Banger, c’est une famille en or. C’est la musique qui me fait complètement vibrer, il y a une vraie fierté française de toutes ces sensibilités qui ont créé un son qui est devenu international. Ça a beaucoup compté pour moi, dans les harmonies, le son. Ça me faisait rêver.

So Me Rapidement, Ed Banger est ce label identifiable par ses acteurs. Mehdi, Pedro, Justice : c’était Le Club des Cinq et Scooby-Doo réunis.

Myd Justice a très vite eu cette imagerie forte. Le plus drôle, c’est que la croix n’est pas le symbole de la justice. Donc ils ont pris un emblème qui n’a rien à voir avec le nom pour en faire un logo. Ils ont réussi à trianguler plusieurs univers pour raconter leur propre histoire. Ils ont cristallisé un truc que Pedro avait commencé à faire à l’échelle de la famille Ed Banger : tout le monde s’est mis à regarder la croix comme on avait fini par regarder le DJ telle une superstar.

Thomas Jumin (graphiste) L’avantage d’un emblème comme celui-là, c’est que tu en fais ce que tu veux. C’est comme ça que tu rends ton groupe intemporel.

So Me Quand on allait à l’étranger, les gens pensaient qu’il y avait à Paris une vie nocturne folle. Faut dire qu’on avait des labels comme Ed Banger, Institubes, Tigersushi. Certains croyaient que la capitale était un Berlin bis, alors qu’il n’y avait presque rien. Il y a néanmoins toujours eu un club qui s’imposait, comme le Pulp à un moment. Le ParisParis est peut-être celui qui est resté plus longtemps que les autres. C’est là-bas que tout le monde se retrouvait, c’était super. Tu avais Erol Alkan, Two Many, Medhi. C’était fun.

Matthieu Culleron — La mixité était totale : t’avais les rockeurs, les mecs de la techno, tout ça dans une ambiance assez libertaire. Je me suis retrouvé dans des soirées avec LCD, Soulwax ou Justice. Une affiche comme ça aujourd’hui, tu ne la mets pas dans un club. Parfois, t’avais 600 mètres de queue. C’était une parenthèse enchantée.

Marco Dos Santos (photographe, réalisateur, ex-DA du ParisParis) — Teki Latex a eu l’idée d’organiser des battles. Deux équipes qui s’affrontent en balançant des morceaux chacun son tour depuis un iPod. Plus les gens crient, plus tu gagnes. On a fait une édition avec Justice, So Me et Mehdi, c’était dingue. Crois-le ou non, à la fin de la battle, le décibelmètre affichait ex æquo.

Sarah Andelmann (cofondatrice de Colette) J’ai proposé à Pedro de mixer dans les soirées Colette, à l’époque où il manageait encore Daft Punk. Au ParisParis, on faisait les Colette Dance Class. So Me faisait les flyers. C’est à cette époque que j’ai rencontré Gaspard et Xavier. Toute cette petite clique, je la côtoyais à travers les soirées Colette. Je me souviens même être allée à Coachella. Je trouvais ça fou de voir cette petite famille se créer. Quand je voyais Xavier et Gaspard, je me demandais comment deux personnalités si différentes pouvaient fonctionner ensemble.

SebastiAn À cause de la première French Touch, les gens ont cru à une sorte de continuité versaillaise. Mais pas du tout. Bon, ok, t’as des mecs avec des noms à particule, quoi. Ce qui nous unit le plus, c’est con, mais c’est l’humour. On a les mêmes références : Oizo, Justice, Vinco, Pedro. Il y avait tout pour que ça fonctionne, alors qu’on vient tous d’univers très éloignés. L’humour, c’est le fil conducteur. Pedro est d’ailleurs encore sur cette ligne. C’est le mec qui peut te dire : “Attention, je crois que t’es plus en train de te marrer là.”

Pedro Winter Xavier m’a rappelé récemment que Mehdi et Thomas Bangalter étaient là pour le premier Coachella, les mains dans le cambouis pour aider à monter la scène. Symboliquement, ça en dit beaucoup. Comme une passation très bienveillante entre Justice et Daft Punk, alors que moi j’allais arrêter de bosser avec Thomas et Guy-Man l’année d’après. Le fait que Thomas ait été là en front of house lors du show, c’est fort.

Les duettistes

Outre la place que Justice occupe au cœur de la constellation Ed Banger, Gaspard Augé et Xavier de Rosnay forment à eux deux un micro-organisme à part dans la scène musicale française et internationale.

SebastiAn — Xavier est plutôt casanier, alors que Gaspard, c’est impossible de ne pas le croiser si toi aussi tu sors. Il a le don d’ubiquité, si tu croises trois personnes différentes qui te disent l’avoir vu dans trois endroits différents au cours de la même soirée, c’est qu’il était aux trois endroits à un moment donné.

Juliette Armanet — Gaspard est souvent venu à mes concerts lors de ma première tournée, ça me terrorisait. J’étais fière, mais ça me mettait une énorme pression en même temps. C’était comme avoir Prince à mon concert.

SebastiAn Gaspard en studio, c’est le mec qui fait les notes et trouvera le petit accord médiéval qui sort de nulle part. Xavier, c’est plutôt la production.

Juliette Armanet J’ai travaillé avec Xavier sur ma chanson Tu me play. Avec Victor Le Masne, qui travaillait avec moi, on était arrivés à un point où on avait tout donné, et moi je cherchais une certaine profondeur de son, quelque chose de plus impérial. Et lui a débloqué quelque chose. Il a rendu le morceau plus mordant, plus dangereux. J’ai l’impression que Xavier et Gaspard n’ont pas de chapelle mais ils ont un goût très sûr.

So Me Le club anglais Fabric leur avait demandé un mix de Noël. Je pense que les techno heads qui s’attendaient à du son qui tabasse se sont retrouvés avec tout ce qu’ils détestaient le plus : de la variété, du disco, tout ça.

SebastiAn Fabric avait fait la gueule et refusé le mix. Justice avait répondu : “Bah ouais, c’est ce qu’on aime.” Il y avait du Julien Clerc dessus, du Balavoine. Ils sont vraiment fans de Julien Clerc !

Pedro Winter Xavier et Gaspard ont participé aux maquettes de Yeezus, de Kanye West. Personne ne le sait, ça. Je dois en avoir quelques-unes encore. Ils ne sont pas allés au bout, finalement, mais dans les sonorités que Kanye a pondues, moi j’entends Justice.

SebastiAn Ils ne perdent jamais leur ligne. Ils auraient les moyens d’aller chercher des The Weeknd, mais ils préfèrent prendre Miguel sur le dernier album, parce qu’ils trippent spécifiquement sur lui. Je pense même qu’ils le préfèrent à Frank Ocean. Ils ont la notoriété et les contacts suffisants mais ils ne sont pas tactiques. Je pense qu’ils se voient un peu comme le Velvet Underground. Qu’ils réfléchissent à comment ils ont envie qu’on se souvienne d’eux dans le futur.

So Me C’est hyper tentant d’analyser, j’adore faire ça avec les disques que j’aime : les situer, dire ce qu’ils signifient, pourquoi l’artiste a fait comme il a fait. Chez Justice, c’est moins calculé que ça. Le nouvel album peut donner l’illusion de ressembler au premier, parce qu’ils reviennent à un son plus dur, mais quand tu regardes de près, les deux albums ne se ressemblent pas tant que ça. Il y a beaucoup d’expérimentations, de fausses utilisations de samples, alors que ce sont des trucs vraiment joués, tout un tas d’innovations.

Pedro Winter Pour les taquiner un peu, je dis souvent qu’ils cherchent à être dans la démonstration, le savoir-faire, le bon goût. Le surdoué qui te met une bonne gifle en te montrant qu’il sait faire des montées d’accords, un bridge, etc. Ce sont des esthètes ! Avec Hyperdrama, ils sont revenus à quelque chose de plus spontané et moins cérébral. Et ils ont ouvert la porte à des guests ! Ça fait un moment que je me bats pour ça. Quand ils m’écrivent pour me dire qu’ils sont à Los Angeles avec Kevin Parker, je suis l’homme le plus heureux du monde.

“The Loop”, l’album aux boucles d’or soul de Jordan Rakei

La carrière de Jordan Rakei a pris un sérieux tournant l’année dernière. Hébergé chez les pourvoyeurs d’électronique aventureuse de Ninja Tune depuis 2017 et son deuxième album, Wallflower, le multi-instrumentiste a signé en octobre dernier un contrat longue durée chez Decca Records. Un changement de dimension mérité qui déteint sur The Loop, cinquième album ambitieux pour lequel Rakei s’offre des arrangements orchestraux et choraux dignes des grandes productions soul passées.

Cette nouvelle approche pourrait effrayer les fans de la première heure, mais qu’ils et elles soient immédiatement rassuré·es : Jordan Rakei reste un orfèvre hors pair lorsqu’il s’agit de polir ce son reconnaissable entre mille, mélange de soul et de R&B donc, mais aussi de jazz et de musique électronique, avec comme étendard majeur cette voix capable, sur Freedom ou Hopes and Dreams, d’aller caresser des aigus soyeux, comme Marvin Gaye en son temps.

Soul chorale, groove et émotions

Le londonien d’adoption voulait justement recentrer sa musique autour de cette voix si pure, et pourtant déjà au centre de ses précédents albums, mais ce qui saute aux oreilles, ce sont surtout les chœurs, qui rayonnent comme dans une église de Harlem (Learning, dont les arrangements évoquent Kamasi Washington et Stevie Wonder) ou fournissent à Rakei un tremplin moelleux à ses lumineuses envolées (Royal, Cages). Le groove est comme toujours en bonne place, porté notamment par la batterie du prodige Raghav Mehrotra dont l’association avec Ernesto Marichales aux percussions fait des merveilles (Trust).

Les moments mémorables ne manquent pas (Flowers, la transe soul de State of Mind, Miracle qui porte si bien son titre), mais c’est sans doute A Little Life en conclusion de ce nouveau chapitre, qui touche le plus. Émouvante réflexion sur l’enfance, le mariage et la paternité, le morceau dévoile l’une des facettes de Jordan Rakei que l’on préfère, lorsque l’introspection la plus intime rencontre son élégance naturelle à tisser des mélodies suspendues entre ciel et terre.

The Loop de Jordan Rakei (Decca Records/Universal). Sortie le 10 mai. En concert le 24 septembre à l’Élysée-Montmartre, Paris.

Percutant et accrocheur, Arab Strap ne fait pas ses 30 ans de carrière

I’m Totally Fine with It Don’t Give a Fuck Anymore pourrait figurer parmi les titres les plus démissionnaires de l’histoire de la pop. Pourtant, loin du je-m’en-foutisme tranquille que l’on pourrait imaginer, ce nouvel album est un brûlot qui joue des coudes pour s’extirper de son passé et bousculer son époque. Et quel passé !

Alors qu’Arab Strap achève une tournée célébrant le vingt-cinquième anniversaire de Philophobia (1998), monument romantique écorché qui soignait le manque d’amour et le sexe triste à grand renfort de bière tiède et de dope premier prix, le groupe choisit de ne plus regarder dans le rétro pour se concentrer sur son avenir. Tous crocs dehors, Aidan Moffat et Malcolm Middleton envoient riffs lourds et textes mordants prononcés avec l’accent de Glasgow, beaux comme une lande foudroyée.

Un immanquable mélange de rock, d’electro et de folk

Revitalisé comme jamais, Arab Strap ose le mélange des styles (rock, electro et folk) et aborde intelligemment la question de notre humanité dans un monde hyperconnecté et complotiste, sans jamais sonner comme de vieux réacs sentencieux. Séparé, puis réuni de nouveau, le duo écossais regarde droit devant lui, et on le suit les yeux fermés. Percutant et accrocheur, ce disque s’impose aisément comme l’un des immanquables de ce début d’année.

I’m Totally Fine with It Don’t Give a Fuck Anymore (Rock Action Records/PIAS). Sortie le 10 mai.

Taylor Swift peut-elle vraiment sauver l’Amérique ?

Alors que le coup de sifflet final vient de retentir dans le M&T Bank Stadium de Baltimore en ce dimanche 28 janvier 2024, un frisson parcourt la foule – pour ne pas dire l’Amérique – lorsque Taylor Swift traverse la pelouse et se jette dans les bras de son beau Travis Kelce, la star des Chiefs de Kansas City, qui viennent pour la quatrième fois en cinq saisons de se qualifier pour le Super Bowl face aux Ravens, qui jouaient pourtant à domicile. La victoire est nette (17 à 10) et l’exploit sportif, remarquable pour les Chiefs ; mais ce dont tout le monde parle, dans le stade, à la télévision, sur les réseaux sociaux, c’est de Taylor “porte-bonheur” Swift. C’est la douzième fois qu’elle assiste à un match de son boyfriend depuis le début de leur relation, six mois plus tôt, et c’est la dixième fois qu’il gagne – deux semaines plus tard, il remportera le trophée suprême face aux 49ers de San Francisco. 

De la puissante NFL (la fédération du football américain) aux chaînes de télévision qui retransmettent le championnat de sport le plus populaire outre-Atlantique, des journaux qui commentent les matchs à celles et ceux qui s’intéressent aux frasques de la pop star, personne n’est avare en superlatifs pour décrire l’émulation que sa présence dans les stades crée. Grâce à celle qui a été nommée, en décembre, personnalité de l’année par le vénérable Time, le football et son commerce ne se sont jamais aussi bien portés, notamment auprès des jeunes femmes – pourtant pas forcément le cœur de cible du ballon ovale. Taylor Swift en profite aussi : sa tournée Eras, avec ses 152 dates réparties sur tous les continents (ne lui restera que l’Europe au moment où cet article sera publié), est la plus lucrative de l’histoire avec plus d’un milliard de dollars de recettes rien qu’en 2023 (devançant celle des adieux d’Elton John), et des retombées économiques aux États-Unis estimées à plus de 5 milliards de dollars.

Les économistes ont même un petit nom pour ce phénomène qui a revigoré le tourisme un peu partout aux États-Unis l’été dernier : “Swiftonomics”. Elle vient elle-même, le 2 avril, d’entrer officiellement dans le classement Forbes des milliardaires avec un patrimoine évalué à 1,1 milliard de dollars ; c’est la première fois qu’un·e artiste y parvient uniquement grâce aux revenus tirés de sa musique. Et tout le pays semble s’en faire une joie, communiant comme rarement autour d’elle.

Toute l’Amérique ? Il y a hélas bien longtemps qu’un tel concept n’existe plus. Car dès le lendemain de ce succès, le 29 janvier, depuis les tréfonds de ce qu’on appelle aux États-Unis la “magasphere” (soit les sympathisant·es de Donald Trump et de son slogan “Make America great again”), se mettent à grouiller les théories complotistes les plus folles. Sur le réseau social X (ex-Twitter), devenu la caisse de résonance privilégiée de ce mouvement néofasciste, l’ancien candidat à la primaire républicaine Vivek Ramaswamy ouvre le bal, spéculant sur la victoire truquée des Chiefs au Super Bowl et le soutien du power couple honni à Joe Biden lors de la présidentielle à venir.

Avec une véhémence frôlant le comique, d’autres commentateur·rices se lâchent ensuite dans la myriade de médias trumpistes (y compris Fox News) ; qui pour dénoncer la complicité de la NFL (pourtant dirigée par des milliardaires peu soupçonnables d’accointances gauchistes) dans cette machination forcément ourdie par le sempiternel George Soros, qui pour rappeler que Travis Kelce n’était de toutes façons plus digne de confiance depuis son soutien public à la vaccination contre le Covid, qui enfin pour ôter à la démoniaque Taylor Swift son masque d’agent du Pentagone engagée pour mener une campagne de manipulation psychologique à grande échelle… Et la liste est loin d’être exhaustive.

“L’une des raisons pour laquelle le libéralisme [au sens américain du terme, la gauche] survit à sa déconnexion de la normalité (ou ce qu’il en reste) est l’incapacité du conservatisme à être lui-même normal, ne serait-ce qu’un instant”, déplore ainsi Ross Douthat, chroniqueur au New York Times qui, en tant que conservateur modéré, voit dans ce genre de comportement une authentique “anomalie à droite” risquant de l’éloigner encore une fois du pouvoir. Le contraste est en effet saisissant : d’un côté, la célébration joyeuse d’un couple princier parvenu au sommet de la musique et du sport, de l’autre, une tornade de conjectures bizarres, un ouragan de soupçons trempés dans le ressentiment le plus rance. Et c’est dans ce clair-obscur que s’inscrit l’histoire de Taylor Swift, désormais projetée malgré elle au cœur d’une controverse dépassant les limites de la raison, reflet d’une société totalement fracturée.

Grandeur et décadence

Rien pourtant ne la prédestinait à cela. Née pile au moment où l’Amérique triomphe de la guerre froide en 1989, Taylor Swift grandit dans une petite ville de Pennsylvanie sous la frondaison des douces années Clinton, au sein d’une famille de la moyenne bourgeoisie, au milieu des sapins de Noël que son père s’est mis à cultiver et à vendre après avoir été trader. Inspirée par sa grand-mère chanteuse d’opéra, elle se met très jeune à la musique et joue dans les orchestres d’école, avant d’enregistrer ses premières démos de reprises de standards country (Dolly Parton, Patsy Cline, Shania Twain) et de déménager à Nashville l’année suivante, à 14 ans, pour y commencer sa carrière, partageant son temps entre le lycée et les radio-crochets.

Repérée en 2005 par un ancien cadre de Dreamworks, Scott Borchetta, elle sort un premier album de country qui la branche d’emblée sur le courant continu irriguant un sous-continent de 400 millions de paires d’oreilles. Il y a là tous les éléments non pas d’un conte de fées (toujours plus sordide et accidenté qu’on veut le croire), mais plutôt d’une trajectoire absolument lisse vers ce que l’Amérique a de plus américain à offrir – une quintessence de success story ni trop aisée ni trop dure, aussi onctueuse qu’un smoothie.

Le succès du deuxième album légèrement teinté de pop, Fearless, est déjà stratosphérique ; il devient l’album le plus vendu aux États-Unis en 2009 et lui offre sa première moisson de Grammy Awards (dont celui du meilleur album de l’année). Mais il lui attire aussi ses premières embrouilles. Lorsque You Belong with Me – où elle chante “elle porte des talons hauts, moi je porte des baskets”, parce que Taylor n’est pas une aguicheuse – remporte le prix du meilleur clip lors des MTV Music Awards, Kanye West déboule sur scène et sort son fameux “Yo, Taylor, je suis vraiment content pour toi, et je vais te laisser finir, mais Beyoncé a fait l’un des meilleurs clips de tous les temps !” (avec Single Ladies, reparti bredouille).

Mine de rien, c’est déjà toute l’histoire de la pop music contemporaine qui se joue en miniature dans cet incident. La muflerie de Kanye, la résilience de Taylor (restée coite sur scène) et la frustration (légitime) de Beyoncé apparaissent rétrospectivement comme un avant-goût de dynamiques futures, y compris sociales et politiques (féminisme vs. masculinisme, affrontements communautaires). “Tout est plus sombre désormais”, écrira l’essayiste Ta-Nehisi Coates dans un texte important pour The Atlantic en 2018, après la chute du rappeur dans les latrines du trumpisme. Il y reconnaît que, contrairement à son premier instinct, “l’assaut contre Taylor Swift ne relevait pas uniquement d’une colère justifiée, mais d’une réaction plus erratique et inquiétante, témoignant d’un manque de sagesse de plus en plus récurrent” chez Kanye. Chez Kanye et chez un nombre croissant d’Américain·es, n’allait-on pas tarder à constater…

Mais en 2009, ce dernier apparaît comme un génie populaire en pleine possession de ses moyens, et la jeune Taylor, 19 ans, n’ose pas lui rentrer dedans – Obama, en revanche, ne s’en privera pas, le traitant de “jackass” (abruti) dès le lendemain. Malgré l’humiliation, elle se réconcilie donc avec Yeezy, allant dîner avec lui, le saluant chaleureusement lors d’événements publics, l’appelant “mon ami”, manifestement désireuse de s’intégrer au sein de cette aristocratie musicale dont elle gravit rapidement les échelons.

Durant la première moitié des années 2010, elle fait ainsi tomber les records les uns après les autres et s’impose comme un poids lourd de l’industrie du disque, s’éloignant peu à peu de la country pour s’emparer du marché encore plus vaste de la pop. Speak Now (2010), Red (2012) et 1989 (2014) incarnent ainsi cette transition. Le sirupeux We Are Never Ever Getting Back Together (sur Red) devient son premier numéro 1 au Billboard 100. Mais c’est avec l’album nommé d’après son année de naissance (à notre humble avis son meilleur), produit notamment par le nouveau manitou des charts Jack Antonoff, qu’elle devient incontournable. Elle quitte Nashville pour New York, Shake It Off devient un hymne synthpop dans le monde entier, on commence à la comparer à Mickael Jackson et Madonna, et la tournée triomphale qui s’ensuit est la plus lucrative de l’année, générant 250 millions de dollars.

C’est à partir de là que les choses se compliquent pour elle, avec plusieurs polémiques plus ou moins sérieuses, quelques accidents de parcours qui ont au moins le mérite de donner à sa trajectoire un peu de relief. Les légendes s’écrivent dans l’adversité, et la “sweetheart of America” en manquait cruellement jusqu’ici. Kanye, tout d’abord, sort en avril 2016 un single extrait de son album The Life of Pablo intitulé Famous, dans lequel il a l’élégance de rapper qu’il “sent qu’il pourrait toujours faire l’amour avec Taylor”, parce qu’après tout, c’est lui qui “a rendu cette garce célèbre”.

Dans le clip (très beau et fascinant, il faut en convenir), on voit Kanye au pieu avec de multiples sosies (ou des poupées de cire) nus et endormis, dont un de Taylor Swift (mais aussi de Donald Trump, Bill Cosby, George W. Bush…). La chanteuse, accablée par cette misogynie et trahie par celui qu’elle pensait être son “ami”, lui fait part de sa consternation. Lui affirme qu’il l’a prévenue et qu’elle a consenti. À la suite de quoi Kim Kardashian publie sur Snapchat un enregistrement de son mari discutant amicalement de la chanson avec Swift. La voici de nouveau humiliée, subissant de surcroît une vague de harcèlement en ligne par les fans de KimYe qui déversent dans les commentaires de son Instagram des emojis serpent, symboles de fourberie.

Cette paire de gifles, surnommé le “Snakegate”, constitue indéniablement le point le plus bas de la carrière de Taylor Swift, à tel point qu’elle disparaît pendant plus d’un an de la sphère publique, désactivant ses réseaux sociaux et affichant une page noire sur son site internet, tandis que sa nemesis Kanye, lui, triomphe… C’est aussi à cette époque qu’elle s’embrouille avec son ex Calvin Harris, Nicky Minaj ou encore Katy Perry, et qu’on commence à l’accuser de tous les maux.

“Le monde entier semblait alors s’être retourné contre elle”, se souvient Taffy Brodesser-Akner, journaliste au New York Times, experte ès Swift et autrice d’un long portrait de la star qu’elle n’a pourtant jamais rencontrée. Pour ses nombreux·ses détracteur·rices, poursuit-elle, “il était désormais clair que son féminisme n’était pas réel ; qu’il consistait seulement à aligner ses jolies amies (le squad), pour la plupart blanches, sur scène pour prendre des photos ou porter des maillots de bain assortis le 4 juillet”. C’est aussi à cette époque que certaines franges de l’extrême droite tentent de la récupérer, faisant d’elle une “déesse aryenne”… Mais Taylor a grandi avec internet et en connaît parfaitement les règles. Elle a donc “observé tout cela calmement, sachant qu’il était inutile de lutter contre le courant venu la tirer vers le large”.

Retour en grâce

Lorsqu’elle refait surface en août 2017, les emojis serpent ont tous disparus de son Instagram (avec l’aide de la plateforme). Les remplace une vidéo granuleuse du même animal, qu’elle poste cette fois-ci elle-même. On l’accuse d’être un serpent ? Elle en fera son emblème, car rien n’est plus empowering que de s’approprier un juron. Quelques mois plus tard, elle sort un sixième album aux accents hip-hop (pas du meilleur goût), Reputation, dans lequel elle règle ses comptes. Et comme d’habitude, c’est un carton, en tête des charts (certes moins que 1989), multi-récompensé, accompagné d’une tournée record à 350 millions de dollars. Quant à Kim et Kanye, elle les renvoie une bonne fois pour toutes dans les cordes en publiant l’enregistrement du fameux coup de fil, mais cette fois-ci in extenso, prouvant qu’elle n’a en effet jamais consenti à être qualifiée de “bitch” dans Famous. “Alors, j’ai mis un coup de hache sur la palissade réparée/Mais je ne suis pas la seule amie que tu as perdu… Si seulement tu n’étais pas si sournois”, ironise-t-elle dans le féroce This Is Why We Can’t Have Nice Things. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Une autre mésaventure est venue, ces dernières années, renforcer l’aura de Taylor Swift, et nourrir son récit de serpent qui mord quand on la menace : l’affaire des masters. En 2019, alors qu’elle est pleine promotion de son septième album au succès moindre, Lover, elle apprend que Scott Borchetta, l’homme qui l’a découverte, met en vente son label, Big Machine Records. Et avec lui tout son catalogue de masters, qui représente le cœur des royalties. Elle essaie de les racheter elle-même, mais quelqu’un lui grille la priorité : Scooter Braun. Or cet homme n’est autre que le manager de Kanye West. Elle s’en plaint publiquement, allumant une nouvelle polémique où chacun·e est sommé·e de choisir son camp, et elle se fait encore quelques ennemi·es au passage (dont Justin Bieber).

Voyant qu’elle n’a aucun recours, elle a une “idée de génie”, affirme Alexandra Schwartz, co-animatrice du podcast Critics at Large du New Yorker : puisqu’elle a perdu ses masters et qu’elle hait de tout son coeur la personne qui les détient désormais, elle décide de les réenregistrer. À l’identique. Note par note. Et de les ressortir, avec un macaron “Taylor’s Version”, à partir de 2021. Une manœuvre parfaitement légale que personne n’avait jamais osé faire, et qui lui permet de reprendre pleinement possession de sa musique.

Bien sûr, rien n’empêche les gens d’écouter ou de synchroniser les anciennes versions, mais sa fanbase dévouée se rue sur les rééditions et les porte à nouveau au sommet. Dans My Tears Ricochet, une ballade enregistrée sur Folklore, un des deux albums plus intimistes sortis en plein Covid, elle adresse ces mots à son ancien manager Borchetta : “Et c’est encore à toi que je parle, quand je hurle vers le ciel/Et quand la nuit tu ne trouves pas le sommeil, ce sont mes berceuses volées qui parviennent à tes oreilles.” “Il s’agit d’un geste héroïque qui doit être replacé dans son contexte, insiste Alexandra Schwartz. Ce n’est pas juste une artiste qui se bat contre un label, c’est une femme qui se bat contre des hommes ; une femme qui abat son plafond de verre et refuse d’être contrôlée par une conjuration masculine. Qu’on aime ou pas sa musique, ça reste quelque chose.”

Fine observatrice de la vie culturelle américaine qu’elle analyse chaque semaine dans son podcast, elle qualifie cette histoire de “fable” qui a permis à Taylor Swift d’assoir encore davantage son règne sur la pop music et de cimenter l’admiration que lui porte son public, composé majoritairement de jeunes femmes – ainsi que de femmes moins jeunes, comme la journaliste Taffy Brodesser-Akner du New York Times, 48 ans et Swiftie assumée. “Taylor Swift raconte comment les filles deviennent des femmes. Elle énumère les expériences qui nous font grandir, explique-t-elle, admirative. J’ignore pourquoi il a fallu si longtemps pour quelqu’un s’empare aussi bien de ce sujet dans des chansons, mais les siennes y parviennent vraiment.” On ajoutera que, contrairement à nombre de ses collègues qui évoquent frontalement la sexualité (Beyoncé, Cardi B, Ariana Grande, Doja Cat…), Taylor Swift, elle, s’intéresse plutôt à la romance, au sentiment amoureux et aux déceptions inévitables qui l’accompagnent. Un sujet évidemment moins clivant, dans un pays toujours en proie au puritanisme.

Une voix qui porte

Jusqu’en 2016 donc, la pop star cultive une image œcuménique à même de rallier les deux côtés de l’échiquier politique. Venant de la culture country, traditionnellement blanche et républicaine (du moins avant que Lil Nas X et Beyoncé ne s’en emparent), Swift n’a pas intérêt à trop afficher ses opinions, ce qu’elle assume d’ailleurs dans le documentaire Miss Americana sur Netflix : “Pas envie d’être les Dixie Chicks”, lâche-t-elle nonchalamment en référence à ce groupe de country féminin qui a subi un violent backlash après avoir dit, lors d’un concert à Londres en 2003, qu’elles avaient honte de venir du même État que George W. Bush (le Texas).

Mais lorsque Donald Trump s’installe à la Maison Blanche, d’aucuns lui reprochent son silence durant la campagne, alors que Beyoncé ou Demi Lovato enchainaient les levées de fond pour Hillary Clinton. Et elle-même se met à culpabiliser… Le déclic se produit en 2018, lorsqu’elle soutient deux démocrates dans son État d’adoption du Tennessee tout en traitant la sénatrice de l’État, Marsha Blackburn, de “Trump avec une perruque”. Elle accuse plus particulièrement cette dernière de s’attaquer aux “droits humains élémentaires” en se drapant dans les soi-disant “valeurs chrétiennes du Tennessee”. Or, “je suis du Tennessee. Je suis chrétienne. Et ce ne sont pas nos valeurs”, cingle-t-elle dans le documentaire Miss Americana.

Ce coup de gueule n’empêchera pas Blackburn de remporter l’élection, mais à partir de là, le virus de la politique ne quitte plus Taylor Swift. En 2020, elle appelle ainsi à voter pour Biden. Régulièrement (encore très récemment lors des primaires), elle encourage les gens à s’inscrire sur les listes électorales – avec un effet notable, estimé à 35 000 inscriptions (essentiellement des jeunes) en septembre 2023 grâce à un seul post sur Instagram, où elle parle à plus de 280 millions de followers. Elle défend par ailleurs le droit à l’avortement, les droits LGBTQI+, les droits civiques… Bref, elle choisit son camp. Et pourtant, miraculeusement, l’autre camp ne cesse de l’aimer. Pas autant, certes, mais selon un sondage de l’université Monmouth publié en février, 24 % des républicain·es se disent fans contre 33 % des démocrates – un écart acceptable, et extrêmement rare en ces temps ultrapolarisés.

“Elle est aimée de tous, je crois, parce que les Américains ont besoin d’une figure à aimer en ce moment. Quelqu’un autour de qui communier quelles que soient leurs opinions politiques”, analyse Alexandra Schwartz du New Yorker. Même Beyoncé, dont le Renaissance Tour a talonné le Eras Tour, avec pourtant moins de dates, n’atteint pas de tels sommets de popularité. Il est cependant intéressant de noter qu’avec son nouvel album de country, Cowboy Carter, elle contribue elle aussi, puissamment, à combler le fossé culturel entre les deux Amériques qui ne se parlent plus. “Je suis un peu dubitative quant au concept de ‘monoculture’ évoqué un peu partout pour décrire sa domination sur la culture, mais Taylor incarne indéniablement un ‘désir de monoculture’ : une sorte de joie générale à être, à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, dans le même wagon.”

Une forme de réconciliation sur l’autel de la musique, donc, qui exclut toutefois, encore, la frange la plus indécrottable du trumpisme : 18 % des sondé·es sont d’accord avec les diverses théories complotistes accusant la star de truquer les matchs de NFL et l’élection à venir… En s’attaquant à une figure aussi populaire, y compris dans une partie de son électorat potentiel, Trump commet-il une erreur stratégique ? Si Alexandra Schwartz se refuse désormais à faire de tels pronostics, tant l’ancien président s’est montré capable de “tirer parti des situations même les plus accablantes”, elle note que ce dernier ne sait puiser son énergie que dans le ressentiment, alors que Taylor Swift ne parle au fond que d’empowerment, même dans ses chansons un peu agressives.

Espérant qu’une telle énergie positive le portera vers un second mandat le 5 novembre, Joe Biden ferait en tout cas tout son possible, selon une information du New York Times, pour obtenir à nouveau un soutien officiel de la chanteuse, restée pour l’instant silencieuse. Et Trump lui-même, dans ses discours, ne cible pas directement Taylor Swift, laissant ses sbires (tel Vivek Ramaswamy ou divers lobbys réactionnaires) le faire à sa place. Lui qui la trouvait jadis (en 2012) “formidable” s’est contenté en février 2024 de dire sur Truth Social, son propre réseau, qu’il “ne croyait pas une seconde” qu’elle puisse lui être “déloyale”, alors qu’il lui a “fait gagner tellement d’argent en signant le Music Modernization Art”, une loi de 2018 qui régule notamment les plateformes de streaming et sur laquelle le président n’a eu aucune influence. Peu lui importe que Taylor Swift ait déjà soutenu Biden en 2020 : Trump n’a juste pas envie de provoquer la superstar.

C’est que, selon plusieurs politologues, un mot de sa part serait susceptible, non pas de retourner des républicain·es convaincu·es, mais plus prosaïquement de mobiliser les indécis·es, particulièrement nombreux chez les jeunes cette année (beaucoup plus qu’en 2020) et chez les indépendant·es, notamment chez les “femmes de banlieues aisées” – une démographie jadis plutôt conservatrice mais désormais au cœur de la coalition démocrate face au repoussoir misogyne qu’incarne Trump. Brandon Valeriano, professeur de sciences politiques dans une université du New Jersey, se demande pour sa part si les jeunes “iront voter pour un homme plus âgé que leurs grands-parents ou s’ils le tiendront responsable des atrocités à Gaza” – deux épouvantails pour Biden.

Or “un soutien de Swift aurait l’avantage de recentrer le débat sur un de ses sujets phares : le droit à l’avortement”. Une thématique grâce à laquelle les démocrates ont systématiquement taillé des croupières aux républicain·es ces deux dernières années, lors des élections de mi-mandat en 2022 ou lors d’élections partielles ou locales. Ce ne serait quoi qu’il en soit pas la première fois qu’une mega célébrité s’engage derrière un candidat. On pourrait citer Frank Sinatra derrière John Fitzgerald Kennedy, Willy Nelson derrière Jimmy Carter, James Stewart, Cary Grant et Charlton Heston derrière leur collègue Ronald Reagan… L’exemple le plus célèbre étant celui d’Oprah Winfrey avec Barack Obama durant la primaire démocrate de 2008 : une étude de micro-économie avait à l’époque quantifié ce soutien à près d’un million de voix – un coup de pouce gigantesque qui avait permis au jeune sénateur de l’Illinois de s’imposer face à Hillary Clinton.

Taylor Swift pourrait-elle avoir un tel impact en novembre 2024 ? Notre politologue en doute. Et il souligne que, selon un sondage commandé en début d’année par Newsweek, si 18 % des électeur·rices se disent prêt·es à voter pour un·e candidat·e soutenu·e par Swift, il·elles sont 17 % à affirmer que cela les en dissuaderait (et 55 % s’en fichent). Confirmation que c’est moins un “effet de souffle” qu’espère Joe Biden qu’un effet de perception : il est un vieil homme blanc certes, mais il doit apparaître avant tout comme un défenseur des jeunes et des femmes. Ce qui a toujours été le cas – quand il était vice-président déjà – mais qu’il est nécessaire de marteler.

Il y a enfin un denier élément à prendre en compte : le système des grand·es électeur·rices aux États-Unis a pour conséquence un resserrement de la bataille autour d’une demi-douzaine d’États-clés très disputés, où quelques dizaines de milliers de votes font la différence. Dans ce contexte, le soutien d’une personnalité aussi populaire que Swift peut être déterminant. Le 30 mars, le réalisateur Rob Reiner (Quand Harry rencontre Sally), en train de tourner la suite de Spinal Tap, a écrit sur X que même s’il aimerait que “Taylor Swift fasse une apparition dans le film, [il] donnerait n’importe quoi pour qu’elle soutienne Joe Biden”. Et d’ajouter : “Elle sauverait pratiquement à elle seule la démocratie américaine.” 

Sur nos radars : Jenys, princesse pop libre et tourmentée

Après avoir délaissé ses études d’ingénieure du son à Saint-Pétersbourg, Jenys quitte la Russie au moment de la déclaration de guerre avec l’Ukraine : “J’ai réalisé que je ne pouvais plus rester dans mon pays natal, en tant qu’artiste et que personne queer.” Elle passe par Istanbul avant d’obtenir un visa pour la France et de s’installer à Paris. Après un premier EP, S.ncerity (2021), elle vient d’en sortir un second, Dive Urgent

Au rayon des influences, la jeune femme de 24 ans cite des artistes aussi varié·es que Björk, Siriusmo, Sophie, Smerz, Mitski, Madonna (l’un des titres du dernier EP s’intitule Like a Virgin) et Britney Spears. Elle porte d’ailleurs ce jour-là un hoodie imprimé de la tête rasée de la princesse de la pop. Plus qu’un étendard, le vêtement dit quelque chose sur sa musique : sucrée mais empoisonnée, douce mais âpre, enchanteresse mais hantée, sensuelle mais brutale. Si elle intègre parfois du russe à ses paroles, elle se sent plus à l’aise en anglais : “Les mots de ma langue maternelle sont chargés de trop de cicatrices.”

Naviguant entre art pop et post-club, la productrice apprend peu à peu à intégrer sa voix à ses compositions, comme sur les sublimes Done for Me et Red Tights, titres à paraître sur son premier LP déjà prévu pour début 2025, et avec lesquels elle a enflammé la scène du dernier Festival Mofo : “Mon rapport à ma voix a évolué ces derniers temps ; plus je la travaille, plus j’accepte mes insécurités et mes imperfections, et plus je me sens libre.”

Dive Urgent (The Gum Club/Orage Publishing).

“Mon pire ennemi” et “Là où Dieu n’est pas”, un vrai-faux diptyque choc à découvrir absolument

C’est toujours porté par une quête de dialogue que le cinéma de l’Iranien Mehran Tamadon semble se mouvoir. Dans Bassidji (2009), il tentait de tisser une discussion avec les personnalités parmi les plus extrémistes de son pays. Dans Iranien (2014), le cinéaste athée proposait à un groupe de mollahs de se confiner avec lui dans un petit appartement pendant deux jours. Établir un pont par la parole qu’il obtient grâce à la singularité d’un dispositif de cinéma, c’est ce que produisent et travaillent, à leur tour, ses deux nouveaux films.

Autant conçus en diptyque que comme des contrepoints qui entrent en collision l’un avec l’autre, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas offrent un témoignage d’une grande force sur les pratiques tortionnaires mises en place par le régime islamique pour contrôler et faire parler ses opposant·es.

Aussi complexe et versatile que pervers, Mon pire ennemi procède à la reconstitution des interrogatoires menés par les Bassidjis, les agents du régime iranien. Sauf qu’ici les personnes qui incarnent les interrogateur·rices sont des ancien·nes prisonnier·ères. Face à elles et eux, le cinéaste incarne un détenu. Pourtant, le traumatisme est trop profond pour que les néo-acteur·rices aillent plus loin et poursuivent le jeu de rôle.

Le réalisateur se tourne alors vers Zar Amir Ebrahimi (primée à Cannes pour Les Nuits de Mashhad). La jeune femme a subi des interrogatoires continus pendant un an. La voilà désormais chargée d’interroger Mehran Tamadon comme s’il était un prisonnier. Le simulacre devient progressivement cruel et humiliant : elle lui ordonne de se mettre en sous-vêtements, le propulse sous un jet d’eau glacée. Dans cette exploration de l’extrême violence psychologique et physique d’un diabolique jeu de manipulation, ce n’est plus seulement la toute-puissance du tortionnaire que le cinéaste questionne.

Les lignes se troublent et le film se retourne sur lui-même dans un grand trouble réflexif. Ainsi, pour déstabiliser le réalisateur, Zar Amir Ebrahimi commence à lui reprocher la nature même de son projet et la façon malsaine dont la reconstitution d’une situation oppressive réveille des traumatismes chez tous·tes celles et ceux qui l’ont vécue. Qui est alors le bourreau et la victime de ce jeu de rôle ? La troublante expérience sadomasochiste se transforme, en une fraction de seconde, en réflexion éthique sur l’image.

Dans une forme documentaire plus conventionnelle, Là où Dieu n’est pas poursuit la recherche du premier film. Mehran Tamadon y recueille les témoignages de trois ancien·nes détenu·es politiques, dans une prison reconstituée à l’intérieur d’un entrepôt de la banlieue parisienne. Une nouvelle sobriété, volontairement moins performative, qui s’écrit simplement dans l’écoute attentive des récits. Le cinéaste iranien nous projette ainsi dans la tête d’un·e captif·ve et dans la nécessaire résilience qu’il ou elle doit mettre en place pour survivre : “C’est dur de faire de la prison sans s’illusionner”, avoue l’une des personnes interrogées.

Mon pire ennemi de Mehran Tamadon, avec Zar Amir Ebrahimi, Taghi Rahmani, Mojtaba Najafi (Fr., Suis., 2023, 1 h 23). En salle le 8 mai.
Là où Dieu n’est pas de Mehran Tamadon (Fr., Suis., 2023, 1 h 52). En salle le 15 mai.

“La Vie selon Ann”, petit guide new-yorkais du vide existentiel à la sauce BDSM

Sœur lo-fi de Lena Dunham et petite-fille rebelle de Woody Allen, Joanna Arnow explore dans ce premier long qu’elle a écrit, interprété, réalisé et monté un territoire de cinéma connu – celui de l’autofiction à tendance existentielle, mêlant relations dysfonctionnelles et sexualité frontale –, tout en repoussant ses contours.

Produit par Sean Baker et présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2023, La Vie selon Ann (The Feeling that the Time for Doing Something Has Passed, en VO, magnifique titre à l’adaptation française peu heureuse) raconte le quotidien morose d’une trentenaire new-yorkaise, partagée entre un emploi de cadre assommant, une sexualité BDSM où elle joue le rôle de la soumise auprès de plusieurs maîtres et ses (véritables) parents qui ne cessent de se chamailler. On pourrait aussi résumer Ann à la façon dont elle se décrit sur une application de rencontres : “J’aime les plats consistants qui restent sur l’estomac et je n’aime pas les gens qui sont obsédés par le 11 Septembre.”

Génialement tragicomique, le film avance au rythme de saynètes dans lesquelles se déploient un spleen et un malaise abyssaux. À travers la soumission ou la tentative d’une relation “vanille” (conventionnelle), auprès de sa famille ou au travail, Joanna Arnow se confronte à la difficulté du lien à l’autre et à soi-même, à l’ennui aussi, au sens de la vie en somme. Sa radicalité est de ne pas opposer grand-chose à la question du vide existentiel, à accepter, comme l’ont fait conjointement Ovidie et Mallarmé, que la chair est triste hélas, qu’on est et reste seul·e et que la vie n’a aucun sens, à vivre avec ce sentiment, saisi par le titre original, qu’il est trop tard pour que les choses changent.

De cette capitulation naissent paradoxalement une forme de réconfort et aussi les prémices d’une désobéissance. Avec une certaine finesse, La Vie selon Ann parcourt le catalogue de nos répressions et normes sociales, familiales, relationnelles, sexuelles et professionnelles. Pour mieux les faire voler en éclats ?

La Vie selon Ann de et avec Joanna Arnow, Scott Cohen, Babak Tafti (É.-U., 2023, 1 h 27). En salle le 8 mai.

“L’Esprit Coubertin” : Benjamin Voisin, Emmanuelle Bercot et du rififi aux JO

Quelque chose bouge du côté de la comédie française, incarnée par une nouvelle génération certes pas encore assez dotée en star power pour prendre la relève des mastodontes des années 2010 mais tout de même assimilable par le divertissement populaire. Le Dernier des Juifs de Noé Debré ou Bis Repetita d’Émilie Noblet ont récemment confirmé un vent de fraîcheur, apportant dans son sillage des objets plus en phase avec l’époque, empreints de subtilité et rétifs à un certain beaufisme qui avait dominé l’ethos de la comédie de ces deux dernières décennies.

L’Esprit Coubertin en est. Son auteur, Jérémie Sein, a officié comme réalisateur des bientôt quatre saisons de Parlement (créée par Debré, coréalisée par Noblet). Ancien journaliste sportif, ce n’est pas aux arcanes de la politique mais à celles de l’olympisme qu’il a consacré son premier long, centré sur le parcours chaotique d’un champion de tir aux JO de Paris. L’introverti Paul (Benjamin Voisin), véritable malaise ambulant aux manières brusques et autistiques, n’en est pas moins le dernier espoir de médaille d’une délégation française humiliée à domicile – mais à mesure que son épreuve approche, sa concentration se disperse entre querelles de dortoir et montées d’hormones.

Le film est parfaitement réussi dans le ton, et pourtant totalement cryptique quant à ses intentions : il semble limite buller, mener la barque de son récit au petit bonheur la chance, au gré des humeurs aléatoires de personnages assez bien brossés pour donner à l’ensemble un souffle de tableau vivant – mention spéciale à Laura Felpin, parfaite dans un rôle d’intendante du village olympique sans doute écrit pour elle. Le but n’est somme toute pas si éloigné de Parlement : Sein ne s’intéresse certainement ni à la politique européenne ni au sport (on verra d’ailleurs très peu de scènes d’épreuves – le budget ne semble pas y être pour rien), mais passionnément à la ménagerie bureaucratique grouillant autour de l’arène.

Dans quel but ? C’est un peu le mystère, tant le film se plaît à brouiller tout ce qui pourrait ressembler à une trajectoire motivée du héros, être attachant mais veule qui, s’il progresse sans nul doute, pour autant n’apprend rien. Tant sur le plan politique que sur celui des sentiments, Paul est entouré de gens plus matures et structurés que lui et essaie de se hisser à leur niveau, mais la part du mûrissement sincère et celle du strict mimétisme restent chez lui indiscernables. Un épilogue assez génial en donne sans doute la clé : interrogé des années plus tard sur le coup d’éclat de son olympiade, le jeune adulte accrédite mollement les questions toutes faites d’une journaliste qui l’érige en symbole (“C’était politique ? – Ah, bah oui…”).

L’Esprit Coubertin s’affirme à la lumière de cette coda comme une comédie sensible sur la perte collective de sens et la gesticulation des humain·es à l’intérieur de récits creux auxquels ils et elles font semblant de croire : l’exploit, le travail, l’effort, la vertu s’évanouissent instantanément sous son beau regard d’absolue désinvolture.

L’Esprit Coubertin de Jérémie Sein, avec Benjamin Voisin, Emmanuelle Bercot, Rivaldo Pawawi (Fr., 2024, 1 h 18). En salle le 8 mai.

Avec “Here in the Pitch”, Jessica Pratt met de la lumière dans son folk gothique

Here in the Pitch est un disque qui commence presque par la fin : l’ouverture Life Is sonne comme un générique qui viendrait idéalement clore un doux mélo, secrètement déchirant. Mais surtout, ce titre magnifique installe l’une des nouveautés de ce quatrième album : une section rythmique qui insuffle discrètement aux grandioses miniatures de Jessica Pratt une pulsation larvée, tapis moelleux ou
goutte-à-goutte obsédant (Nowhere It Was), pour accompagner son phrasé velouté et le piquant de sa voix.

En troquant l’intimisme de sa guitare fragile pour une orchestration ouvragée, qui doit autant à la bossa qu’à Brian Wilson, Pratt pousse les murs mais conserve le murmure. C’est le premier miracle de Here in the Pitch, le plus évident : malgré ses dimensions propices à l’écho, l’endroit où sa musique nous installe reste un confessionnal. Un espace solitaire.

Des signes calmes et du mystère

Si l’album quitte un peu les atmosphères gothiques de Quiet Signs (2019) pour faire entrer un soupçon de lumière californienne, on pourrait lui apposer le même titre : des “signes calmes”, c’est exactement ce qui habite ce disque, réclamant qu’on les débusque avec soin. Un disque qui vous demande – vous intime – de passer un bout de temps avec lui et de lui accorder une attention semblable à celle que l’on devrait toujours réserver aux mystères de l’existence.

Here in the Pitch (City Slang/PIAS). Sortie le 3 mai. En concert à l’Alhambra, Paris, le 2 juin.

Kamasi Washington déploie son jazz soul cosmique en toute liberté

La pandémie est passée, sa fille est née, et Kamasi Washington célèbre le bonheur d’être en vie. Ainsi, le disque s’ouvre sur Lesanu, foisonnante prière tirée de la Bible éthiopienne où s’allient claps et piano dingo. S’ensuit une démonstration chorale mêlant jazz, soul et rap à la vitalité contagieuse, Asha the First.

Les ombres de Pharoah Sanders et Sun Ra planent toujours et le cercle d’amis du jazzman venu d’Inglewood ne lui fait pas défaut : Thundercat, le frère batteur de celui-ci Ronald Bruner Jr., le saxophoniste Terrace Martin, Brandon Coleman aux claviers, le contrebassiste Miles Mosley…

Une musique viscéralement affranchie

S’y ajoutent André 3000 (à la flûte sur l’instrumental Dream State) et des valeurs sûres du hip-hop indie américain tels BJ the Chicago Kid (au micro de Together) et les jumeaux Taj et Ras Austin. Cerise pailletée sur le gâteau, on retrouve aussi une star du Black Power dans ce qu’elle a de plus funky, à la fois métaphorique et radicale : George Clinton, sur le frétillant Get Lit.

Plus ramassé que Heaven and Earth (2018), le bien nommé Fearless Movement cultive un groove panafricain, intrépide et propice à la danse. Et c’est sur une réinvention du Prologue du bandonéoniste argentin Ástor Piazzolla que Kamasi Washington prend congé, nous laissant presque essouflé·es par cette musique viscéralement affranchie, autant sur terre que dans le cosmos.

Fearless Movement (Young/Wagram). Sortie le 3 mai.

Que nous disent les films de prof sur l’école aujourd’hui ?

Quatre films sortis récemment mettent au cœur de leur récit un individu dont le métier est professeur·e : l’allemand La Salle des profs de İlker Çatak avec Leonie Benesch, le français Pas de vagues de Teddy Lussi-modeste, avec François Civil, et le belge Amal – esprit libre de Jawad Rhalib (avec Lubna Azabal), et dans une moindre mesure (puisque le personnage principal quitte l’enseignement, dégoûté, au début du film), Comme un fils de Nicolas Bkhief, avec Vincent Lindon.

Deux femmes, deux hommes, confronté·es à des problèmes similaires. Que voit-on ? Des gens seul·es, dont l’autorité est contestée par les élèves, qui sont plus ou moins agressé·es ou menacé·es par les parents dès qu’ils ou elles sanctionnent un·e élève, accusé de harcèlement ou encore abandonné·es par une administration qui ne veut effectivement “pas de vagues”. Et ils et elles de surcroît subissent les critiques de leurs propres collègues, qui leur reprochent leurs méthodes, leur trop grande gentillesse ou leur intransigeance, leur refus de lâcher prise et d’attendre la retraite sans faire d’efforts. Bref, une société éducative divisée, donc affaiblie. Sur fond, sans qu’ils soient jamais cités, des assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, fantômes omniprésents dans ces films – en tout cas pour les spectateur·rices français·es. La coïncidence ne saurait être fortuite, mais nous n’essaierons pas ici de proposer des solutions à des problèmes réels.

Entre les murs, l’espoir se restreint

La disparition, la semaine dernière, du cinéaste Laurent Cantet, vient nous rappeler que le film pour lequel il reçut la Palme d’or, en 2008, Entre les murs, se déroulait entièrement ou presque, en cours de français, dans une salle de classe de 4e. Cette adaptation singulière (puisque l’auteur du roman dont le film était tiré, François Bégaudeau, lui-même ancien enseignant, jouait le rôle du professeur) décrivait déjà les difficultés d’enseigner, la violence physique de certain·es élèves, les désaccords entre enseignant·es, la solitude du prof, etc. Mais il y avait aussi quelques scènes où ce personnage, François, voyait pointer l’intelligence de ces élèves au détour d’un flot de propos immatures et provocateurs. C’est cette bienveillance, ces lueurs d’espoir, qui semblent absentes des films dorénavant, qui faisait tout le prix du film de Cantet. Loin de nous l’idée de dire que “c’était mieux” avant, mais force est de constater que les films aujourd’hui nous livrent une image totalement désespérée et désespérante de l’école.

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 1er mai. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

Mdou Moctar enflamme le rock touareg sur “Funeral for Justice” 

Dans un récent portrait pour Pitchfork, Mdou Moctar se confiait sur son art de la protest song : “Quand on veut envoyer un message politique, on a besoin de quelque chose de lourd, fort, rapide et fou – que tu ressentes l’urgence. C’est la même chose quand tu entends la sirène d’une ambulance. La guitare doit faire le même son de taré.”

Pour ce fan de Van Halen jamais en reste pour s’emparer des questions géopolitiques qui concernent le Niger, tout son rapport à la musique semble contenu dans cette citation : la tentation psychédélique dans la comparaison avec une entêtante sirène d’alerte, son rapport vigoureux à la guitare, son engagement politique, notamment anticolonialiste.

Une leçon d’activisme

Si le patchwork d’Afrique victime (Mdou Moctar n’est pas fan des enregistrements en studio), son précédent album, avait des allures d’aboutissement artistique, Funeral for Justice persiste dans l’engagement électrique et le renouvellement du rock touareg. Un alliage détonnant pour confronter la France (et autres “occupants”) aux conséquences de son interventionnisme colonial. Une leçon d’activisme, aussi bien sur le fond que dans la forme.

Funeral for Justice (Matador/Wagram). Sortie le 3 mai. En concert au Petit Bain, Paris, le 25 août.

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