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Justice : “C’est beau d’avoir tenu vingt ans sans hit !”

Fin janvier, vous avez annoncé Hyperdrama à travers deux singles simultanés, One Night/All Night avec Tame Impala et l’instrumental Generator. Était-ce une manière de présenter d’emblée la quintessence de votre quatrième album ?

Xavier de Rosnay — Pas forcément, car ce sont deux titres qui se ressemblent beaucoup.

Gaspard Augé — Mais qui présentent les saveurs les plus nouvelles.

Xavier de Rosnay — Ça nous paraissait intéressant de montrer l’une des principales facettes du disque, qui est de faire du disco avec des sons de techno hardcore. Sur l’album, on dispose des morceaux dans deux versions distinctes, l’une réalisée par des machines, l’autre par des humains. C’est une idée qu’on caressait depuis longtemps.

Ce qu’on affectionne dans le disco filtré de la fin des années 1990, début 2000, c’est la science de la recherche de la boucle parfaite. Par manque de patience ou simplement de talent, on n’a jamais été capables d’en trouver, alors autant essayer d’en produire nous-mêmes. Generator et One Night/All Night surfent exactement sur cette vague-là, même s’ils ne dégagent pas la même ambiance : l’un est plus anxiogène, l’autre plus solaire.

Generator pourrait d’ailleurs être la suite de Stress

Xavier de Rosnay — C’est certainement dû à son penchant disco orchestral. Je ne sais pas si on s’en lassera un jour : il y a toujours un enfant qui sommeille en nous et qui a envie de faire des ritournelles transformées en disco.

Vous n’avez jamais mis autant de temps à faire un album, puisqu’il s’est écoulé huit ans entre Woman et Hyperdrama…

Xavier de Rosnay — Oui, c’est vrai : on a passé trois ans et demi dessus, mais en bossant à notre rythme. Ce n’était pas une vanne, l’autre jour à la télévision, quand on a dit qu’on travaillait une semaine sur deux. Il n’y a jamais eu de moment de blocage. Trois ans et demi, mais un ressenti d’un an et quelque…

Gaspard Augé — La recherche de vocalistes a aussi ralenti le temps de fabrication du disque.

Xavier de Rosnay — Que l’on travaille avec des artistes célèbres, comme Kevin Parker [Tame Impala] et Miguel, ou moins connus, comme Rimon ou The Flints, on essaie toujours de leur faire ressentir qu’ils font partie du groupe le temps d’un morceau.


Xavier de Rosnay (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)
Xavier de Rosnay (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)

Gaspard Augé — Le seul prérequis est que l’artiste soit présent dans le studio pour discuter des mélodies, des paroles et de la forme globale du titre. C’est le secret d’un bon featuring qui ne colle pas simplement à un instrumental.

Gaspard, à la sortie de ton album solo, Escapades (2021), tu nous disais être devenu allergique à la pop song. Or, vous utilisez l’une des voix les plus reconnaissables de la pop actuelle avec Kevin Parker de Tame Impala…

Gaspard Augé — Avec mon disque instrumental, j’ai pu exorciser plein d’idées en jachère, je ne me suis absolument pas fait violence pour Hyperdrama. C’était très satisfaisant de revenir à la pop music, tout en s’écartant un peu du format traditionnel d’écriture couplet-refrain-couplet.

Derrière cette recherche de featurings internationaux, y avait-il cette quête du hit planétaire ?

Xavier de Rosnay — On a une vague idée de ce qu’est un hit, mais on ne se sent pas prêts à nager dans ces eaux-là, ni à faire les efforts nécessaires pour en obtenir un. Même les morceaux les moins compliqués du disque, j’ai de la peine à imaginer les entendre un jour dans un taxi.

À chaque fois qu’on voyait Kevin Parker, Rimon ou Thundercat, on leur proposait d’enregistrer une chanson avec le moins de mots possibles que l’on pourrait réduire à une seule boucle. Et le single One Night/All Night en est un bon exemple. La conquête d’un hit est trop dangereuse pour nous, et je ne sais pas d’ailleurs si tu sors totalement indemne d’une telle expérience.

“Nous sommes très attachés au format de l’album, qui est pourtant devenu un anachronisme de l’époque” Gaspard Augé

Gaspard Augé — Ce qui est beau, c’est d’avoir tenu vingt ans avec Justice sans hit. Bien sûr, le single D.A.N.C.E. a été un peu matraqué, mais pas au niveau d’un tube international. Notre place actuelle et notre liberté totale nous conviennent parfaitement. De la même manière, nous sommes très attachés au format de l’album, qui est pourtant devenu un anachronisme de l’époque.

Avec Miguel, vous avez fait appel à une star du R&B, mais vous avez utilisé sa voix en prenant presque le contrepied des canons du genre…

Xavier de Rosnay — En discutant avec Miguel, on savait qu’il se situait dans une zone artistique qui pouvait croiser la nôtre. La première fois qu’on l’a entendu, c’était en 2015, sur le single The Valley, qui faisait presque penser à Nine Inch Nails.

Gaspard Augé — Comme du porn R&B indus. [sourire]

Xavier de Rosnay — Quand Miguel a commencé à chanter Saturnine, sa voix très sensuelle, presque lubrique, collait à merveille. On avait envie de l’entendre comme s’il nous chuchotait dans l’oreille, façon ASMR brutal. [sourire] Quand nous sommes revenus à Paris, on avait une seule prise mono pour la faire entrer dans le morceau, sans le moindre traitement.

Miguel aurait, lui, préféré une voix doublée. On aime bien susciter des réactions déconcertées à la première écoute de nos productions. Exactement comme lorsque j’ai écouté le dernier album de Low, Hey What, je n’étais pas préparé à un tel son.


Gaspard Augé (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)
Gaspard Augé (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)

La réinvention permanente fait aussi partie de votre ressort artistique…

Xavier de Rosnay — Pour être honnêtes, on ne sait pas vraiment ce que les gens attendent de nous. Quand on faisait des allers-retours à Los Angeles pour les besoins du disque, on a notamment rencontré un producteur qui nous demandait pourquoi on ne referait pas “un morceau violent” comme D.A.N.C.E., alors que c’est du disco avec une chorale d’enfants.

Il y a donc souvent un énorme malentendu avec notre musique. Quel est le son de Justice ? D.A.N.C.E. ou Stress ? Avec Hyperdrama, on a eu l’impression de tenter des choses nouvelles, alors que les premiers retours d’écoute évoquent souvent l’énergie de notre premier album. Nous sommes donc les plus mauvais pour placer le curseur d’un morceau typique de Justice. La donnée commune, c’est cette couleur disco mélancolique.

Qui est d’ailleurs annoncée dans le titre de l’album, Hyperdrama

Xavier de Rosnay — Oui, c’est vrai. Hyperdrama renvoie à un mélodrame augmenté en version futuriste.

Gaspard Augé — Sur ce disque, on a un peu chamboulé nos habitudes, en ouvrant par un morceau qui n’est pas formellement introductif comme sur les précédents. On est sortis du jingle d’ouverture, en privilégiant une chanson avec Kevin Parker.

Xavier de Rosnay — Il y a dix ans, on aurait certainement ouvert par l’instrumental Incognito. Quand on faisait des écoutes d’album entre copains, Zdar se plaignait toujours de nos intros. [sourire] C’est la première fois qu’on produit autant de musique pour en garder si peu. One Night/All Night, par exemple, est composé en deux accords seulement. Chaque titre du nouvel album représente l’essence de nos capacités, ce qui explique le caractère chronophage de sa conception.

Un des maîtres de la boucle, c’est le producteur Alan Braxe, à qui vous rendez hommage sur Dear Alan

Xavier de Rosnay — Comme les Daft ou DJ FalconAlan Braxe sait trouver la boucle parfaite et le troisième accord triste. D’ailleurs, depuis qu’il s’est associé avec son cousin Falcon, ils ne sortent ensemble que des perles, avec un son toujours neuf et parmi les plus frais du moment. Dear Alan est construit à partir d’une boucle de Dear Brian, le morceau de Chris Rainbow en hommage à Brian Wilson. C’est donc un double clin d’œil.

Formellement, Hyperdrama semble le moins unitaire et le plus éclaté de votre discographie…

Gaspard Augé — Éclaté au sol, comme disent les jeunes. [rires] C’est un disque moins monomaniaque qu’à notre habitude, surtout par rapport à Audio, Video, Disco [2011]. On ne recherche pas la variété à tout prix ; on n’a pas envie de faire dix fois le même morceau. Dans Hyperdrama, on se balade à travers plein d’ambiances, de sensations et d’émotions différentes.

Xavier de Rosnay — Pourtant, l’album est composé à partir de très peu d’instruments, un synthé et un sampler, pour résumer.

Cet album est un bon blind-test pour l’auditeur·rice. Certains titres, comme Afterimage avec Rimon, sonnent comme des classiques immédiats, quand d’autres, à l’instar d’Explorer avec Connan Mockasin, brouillent davantage les pistes…

Xavier de Rosnay — Avec Connan, on a d’abord enregistré la partie chantée, mais on adorait aussi sa voix parlée, très profonde. Le morceau va de pair avec Moonlight Rendez-Vous, qui le précède. On s’est dit que si on déployait un instrumental un peu difficile, il fallait qu’à la fin il y ait cette voix apportant un petit rayon de soleil. C’est comme lorsque tu vas voir un film avec Brad Pitt qui a juste un caméo de dix minutes à la fin.

Quand on lui a demandé de faire ce spoken word, Connan était d’abord réticent. On a fini par lui envoyer des dessins de Mœbius et de Pierre La Police. Si, formellement, les deux sont différents, ils ont en commun cette façon de traiter de situations surréalistes qui ne nous paraissent pas si éloignées d’un petit cauchemar sous fièvre ou d’un rêve sous LSD.

Pour rester sur l’aspect visuel, il y a encore cette fameuse croix sur la pochette. Quelles ont été les pistes de déclinaison de celle-ci ?

Xavier de Rosnay — La pochette est signée Thomas Jumin, avec qui on bosse depuis longtemps. Il nous connaît bien et donc se méfie un peu de nous. Quand on lui a dit en 2019 qu’on commençait à travailler sur un nouvel album, il nous a répondu qu’il fallait s’y mettre dès maintenant. Un jour, dans un taxi avec Gaspard, on a pensé à ces modèles anatomiques avec le corps transparent et à travers lequel on voit les organes.

Gaspard Augé  Cette juxtaposition de quelque chose de très froid et parfaitement lisse avec, en dessous, quelque chose qui bouillonne, plus sale, voire gore, mais profondément humain, fonctionne avec la musique que l’on produit.

“On n’est pas naturellement des gens faits pour la scène” Xavier de Rosnay

Votre tournée a débuté à Coachella, qui est la définition même du gigantisme, et vous allez remplir deux Accor Arena, à Paris. C’est important pour vous de faire entendre la musique maximaliste de Justice dans de si grands espaces ?

Xavier de Rosnay — Oui et non, dans le sens où l’on ne pense pas au live quand on fait un disque. On pense que notre formule scénique et notre musique fonctionnent peut-être mieux à moyenne et grande échelle plutôt que dans un cadre intimiste.

Il y a des groupes que je rêve de voir dans de petites salles et d’autres que je veux voir dans de grands espaces. Ce n’est pas une question de popularité pour nous. Les gens ne viennent pas voir Gaspard et Xavier, on est juste les opérateurs de ce truc-là.

C’est un exercice que vous aimez ?

Xavier de Rosnay — Ça va, ça vient. [rires] C’est dur d’en parler sans donner l’impression qu’on se plaint de notre situation. On n’est pas naturellement des gens faits pour la scène.

Gaspard Augé  On ne peut pas s’en plaindre décemment, parce qu’il y a des musiciens qui rêvent de cette opportunité et qui n’y ont pas forcément accès, mais ce n’est pas chez nous un moteur qui nous anime. Mais il faut le faire et c’est du fun aussi.

Xavier de Rosnay  C’est aussi un moment intéressant de reformatage. On se met dans des dispositions différentes. Encore une fois, c’est pour ça qu’on cloisonne. En gros, il y a trois choses chez Justice : Justice en album, Justice en DJ et Justice en live. Le live, même si c’est moins naturel pour nous, c’est aussi le moment où l’on peut constater le plaisir que les gens ont à écouter la musique que l’on fait. C’est satisfaisant.

On est en face de La Cigale, la salle de concert parisienne où vous avez joué à l’occasion de la sortie de votre premier album. C’était mémorable, avec ce mur d’enceintes et les croix fluorescentes distribuées au public…

Xavier de Rosnay — C’était notre premier concert à Paris. On avait si peu d’expérience qu’on ne savait même pas qu’il fallait faire un rappel. Notre concert avait duré cinquante minutes et les gens nous réclamaient.

Gaspard Augé  En même temps, on ne pouvait pas inventer de morceaux. [sourire]

Xavier de Rosnay  Le concert s’est terminé sous les huées, mais c’était drôle. Tous nos copains au premier étage avaient détruit la salle. Ils s’étaient comportés comme des animaux. On a vu des photos après, ils étaient en slip, tout transpirants. On avait été outrés.

Vous avez dit un jour que le plus difficile dans la musique électronique, c’est de vieillir. C’est un mystère auquel vous êtes encore sensible ?

Xavier de Rosnay — On ne peut pas s’empêcher de se poser la question. Finalement, il y a assez peu d’exemples et tous ont vieilli de manière différente. Kraftwerk, ils se sont figés à un moment qui restera comme ça à vie. Daft Punk avait aussi ça. Avec les robots, ils se sont dit : “Je pourrai voir le groupe dans soixante ans, même si ce ne sont pas les mêmes personnes, ça pourra fonctionner.”

Gaspard Augé  Comme le Blue Man Group. [rires]

“La musique hardcore a une puissance qui nous parle, entre les deux extrêmes qui caractérisent la nôtre : la mélancolie et quelque chose de très pur et énergique” Gaspard Augé

Xavier de Rosnay  Daft Punk s’est d’ailleurs arrêté à un endroit presque inatteignable. C’est une manière hyper-intelligente de mettre un terme aux choses, parce que, quoi qu’il arrive, ils resteront légendaires. D’autres encore continuent, mais en se réinventant. Il y a plusieurs manières d’appréhender cette idée de vieillir, mais on ne sait pas vers quoi on se dirige.

Mais comme il y a moins d’exemples que dans le rock, on a du mal à s’imaginer. Tout dépendra de la manière dont le public continuera à recevoir notre musique, mais on préfère ne pas y penser.

Vous parliez de musique hardcore. Cette musique, vous l’appréhendez depuis votre salon, une clope au bec, ou vous allez la trouver dans les bas-fonds des mégapoles ?

Xavier de Rosnay  Ni l’un ni l’autre. On ne la découvre ni dans des parkings ni en fumant nos cigarettes électroniques, mais en la jouant en DJ-set.

Gaspard Augé  C’est surtout une musique qui a une puissance qui nous parle, entre les deux extrêmes qui caractérisent la nôtre : la mélancolie et quelque chose de très pur et énergique.

Xavier de Rosnay — On écoute finalement assez peu de musiques électroniques, mais dans le royaume de ces musiques, on est toujours séduits par les propositions les plus radicales. Ça nous plaît plus que la radicalité minimale. Depuis le temps qu’on en passe en tant que DJ, on se demandait de quelle manière on allait pouvoir l’intégrer à notre musique. Dans le genre, Gesaffelstein est le dernier artiste à avoir proposé quelque chose qui nous a plu.

Vous n’allez plus en club depuis longtemps ?

Xavier de Rosnay  Non. On l’a déjà dit plein de fois, mais ce qu’il se passe en club appartient à la jeunesse. On se sentirait bizarres d’aller traîner là-bas, presque en espionnage industriel. Tout ce qu’on peut faire, c’est imaginer ce que notre musique peut susciter.

Justice, c’est un nom avec lequel vous êtes toujours en phase, après plus de deux décennies ?

Xavier de Rosnay — Tu es en train de nous demander si on peut être en phase avec ce nom dans un monde aussi injuste ? Selon nous, le groupe et tout ce qui gravite autour – le nom, l’image et la musique –, c’est une lucarne pour sortir de la réalité. On n’est jamais dans le commentaire social de l’état du monde, ou même de nous-mêmes. La musique que l’on fait est finalement très différente de ce que l’on est dans la vie.

Au-delà de l’argument marketing de Pedro Winter, pensez-vous également qu’il s’agit de votre meilleur album ?

Gaspard Augé — On laissera aux gens le soin de décider.

Xavier de Rosnay — Comme dans la pub Jacques Vabre, on préfère dire : “C’est peut-être le meilleur album de Justice, mais c’est à vous de décider.”

Hyperdrama (Ed Banger Records/Because). Sorti depuis le 26 avril. En concert à We Love Green, Paris, le 1er juin ; aux Nuits de Fourvière, Lyon, le 17 juin ; au Festival Beauregard, Hérouville-Saint-Clair, le 4 juillet ; à Main Square, Arras, le 6 juillet ; aux Déferlantes, Port Barcarès, le 11 juillet ; à Musilac, Aix-les-Bains, le 13 juillet ; à Terres du Son, Monts, le 14 juillet ; au Cabaret Vert, Charleville-Mézières, le 17 août ; au Rose Festival, Aussonne, le 1er septembre ; au Delta Festival, Marseille, le 4 septembre ; à l’Accor Arena, Paris, les 17 et 18 décembre.

“En écoutant Judith” : l’adresse exclusive de François Ozon au sujet de Judith Godrèche

Judith Godrèche a parlé, témoigné et espère en retour autre chose que des silences dans le milieu du cinéma.

Elle a raison, car face à la libération de la parole, il me semble nécessaire autant d’entendre que de répondre, chacun à son niveau. Tout silence équivaut pour les victimes à une négation de ce qu’elles ont vécu et à la continuation d’un système.

Si sa prise de parole a eu une telle force et un tel impact, c’est à mon sens pour plusieurs raisons.

D’une part, c’est une parole structurée, maturée, qu’elle a énoncée de manière calme et réfléchie.

D’autre part, sa parole se développe sur des faits avérés et documentés, que tout le monde a pu constater et que personne ne peut nier ou remettre en cause (la relation d’un réalisateur de 39 ans avec une adolescente de 14 ans).

Enfin, suite à toute une série de révélations d’abus, l’écoute est désormais possible et même souhaitée dans notre milieu, mais aussi dans toute la société.

En tant que réalisateur du film Grâce à Dieu, je ne peux m’empêcher de retrouver dans le combat de Judith celui des victimes du père Preynat qui ont créé La Parole libérée et ont mené, au-delà du cas du prêtre pédocriminel, un combat contre tout un système et une omerta dans l’église. Mêmes logiques et même volonté politique de nous confronter à nos responsabilités et à nos silences.

Je suis optimiste et je pense que cette lutte si juste va avoir des effets positifs très rapidement, car la prise de conscience est aujourd’hui réelle et profonde dans tout le cinéma.

En écoutant Judith, je me suis souvenu d’un épisode particulier et révélateur, lorsque j’étais étudiant à la Femis en 1990. Le responsable du département réalisation de l’époque, Maurice Failevic, avait invité Benoît Jacquot, suite à la sortie de La Désenchantée et des louanges de la presse. À notre grande surprise, il était venu avec son actrice et “amante” Judith Godrèche pour nous donner un cours de mise en scène et de direction d’acteur. Il l’avait filmée devant nous, étudiants, comme un trophée, dans une scène au téléphone, écrite par Pascal Bonitzer.

Cette intervention nous avait paru à la fois dérangeante, voir ainsi une jeune fille de 18 ans, passive, objectivée sous le regard d’un homme tout puissant, et en même temps normale et fascinante car elle s’inscrivait dans toute une histoire mythologique de la cinéphilie.

Nous avions “la chance” d’avoir devant nous un vrai couple pygmalion/muse dans la lignée de Chaplin/Goddard, Sternberg/Dietrich, Rossellini/Bergman, Godard/Karina, Cassavetes/Rowlands, Allen/Farrow, Truffaut et toutes ses actrices.

Je réalise aujourd’hui grâce à toutes les questions soulevées par la parole de Judith que toute ma génération de réalisateurs et de réalisatrices a été élevée et éduquée dans le culte de ces metteurs en scène, créateurs d’icônes.

L’autre influence sur notre cinéphilie et notre pratique naissante de la mise en scène a été la glorification de l’auteur/metteur en scène, démiurge et tyrannique, qui bouleverse et remet en cause les conditions de tournage pour créer de l’accidentel, “du réel”, sans tenir compte du bien-être des acteurs, actrices ou techniciens, techniciennes. Seul le résultat comptait. Les abus, humiliations, manipulations, insultes faisaient même partie du folklore qu’on nous enseignait : l’art avant tout.

Pialat et Godard en étaient les deux totems inattaquables.

Aujourd’hui la parole de Judith a cette vertu de nous obliger à nous interroger et à déconstruire dans de nouvelles perspectives notre héritage mais aussi nos pratiques de travail.

C’est à la fois salutaire et stimulant pour l’avenir.

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