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La bande à Justice raconte le joyeux bordel des débuts

En 2003, deux jeunes gens nommés Gaspard Augé et Xavier de Rosnay officient sous le nom de Justice et font de la musique électronique. Un jour, ils participent à un concours de remix du morceau Never Be Alone de Simian, groupe anglais du batteur James Ellis Ford. Ils vont perdre.

So Me (directeur artistique historique du label Ed Banger, illustrateur/réalisateur) — Je sais plus qui est le mec qui avait gagné, l’histoire n’a pas retenu son nom. Il me semble qu’on nous avait dit qu’il était pote avec le mec qui organisait le concours, d’ailleurs. Donc Dieu a reconnu les siens.

Matthieu Culleron (journaliste musique à France Inter) — À l’époque, je travaille au Mouv’ à Toulouse. Peu de groupes viennent alors en promo dans le Sud, mais Simian vient. On était très fan du premier album. Avec Nicolas Nerrant et TOMA, on forme par ailleurs un trio DJ qui s’appelle I Was There. Quand on apprend pour le concours de remix, tout le monde joue le jeu, dont Justice, mais surtout TOMA. Et c’est lui qui gagne le concours ! Mais ça ne fait rien. Pendant ce temps, les deux autres cartonnent. Never Be Alone devient un tube mondial. La lose.

So Me — Ça a été un mini-phénomène dans l’electro, tu avais l’impression que quelque chose allait émerger. Ils percent dès le début, en fait. Il n’y a pas une soirée en Europe où le morceau n’est pas joué, ça devient une espèce d’anthem.

Myd (musicien) — Je dois avoir 17 ans et je vais dans un magasin de vinyles à Lille, qui s’appelait USA Import, pour acheter un disque par semaine. Un jour, le vendeur me fait écouter le remix de Simian par Justice, qui ne s’appelait pas encore We Are Your Friends – avec, en face B, un remix de DJ Mehdi par Château Flight. J’ai halluciné. C’était à la fois rock, electro et il y avait ce truc hybride qu’on ne comprenait pas encore. Je n’avais pas compris que leur nom, c’était Justice. Sur MySpace, c’était EtJusticePourTous et ils avaient cette sorte de devise : “Séparés à la naissance, réunis pour la vengeance.” Je leur ai écrit : “Ah, mais vous êtes français ?” Ils m’ont répondu : “Ouais, on est français !”

Christian de Rosnay (Étendard Management) Le morceau est sorti sous l’égide de Pedro Winter, qui a sauvé ce remix qui n’avait pas remporté les faveurs du jury. S’ils avaient gagné le concours, peut-être que l’histoire aurait été différente.

So Me — Moi, je faisais déjà le graphiste pour la boîte de management de Pedro avant qu’il ne monte son label, Ed Banger. Un jour, je le ramène à un dîner où il rencontre Gaspard et Xavier. Il écoute le morceau et il a un coup de cœur. Je suis un peu le chaînon manquant entre les deux. Au bout d’un moment, ça s’excite pas mal autour d’eux et Pedro leur demande plus de musique. Quand deux de mes colocs se barrent, je leur dis que s’ils veulent se mettre à fond dans la musique, le mieux c’est de vivre ensemble, dans le même appart’. Et c’est ce qu’ils font. On vit donc tous les trois et c’est là qu’ils enregistrent le maxi suivant, Waters of Nazareth. Un joli petit virage.

Justice de Nazareth

Tandis que la coloc de Barbès devient l’épicentre de la révolution culturelle en cours, sorte de French Touch 2.0, le tandem s’investit à fond dans la musique et l’enregistrement d’un premier album, Cross (2007), qui fera le crossover dans une époque en ébullition.

Romain Gavras (cinéaste) — Moi, je connaissais DJ Mehdi via la Mafia K’1 Fry. Avec Kourtrajmé, on évoluait plutôt dans le monde du rap. Un jour, il me dit “Viens, je t’emmène chez Justice.” L’appartement était dégoûtant, il y avait des poufs, c’était des sacs-poubelle. Gaspard et Xavier n’étaient pas sûrs de savoir quel single ils voulaient sortir après We Are Your Friends. Et là, ils passent Waters of Nazareth. Je revois Mehdi m’attraper la main. Et moi, je suis comme un dingue. En sortant, il me dit : “Je crois qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui va leur arriver à partir d’aujourd’hui. Ils ne se rendent pas compte.”

Pedro Winter (patron d’Ed Banger Records) C’est tout Mehdi de sortir des phrases comme ça. J’ai pas le recul à l’époque, je suis dans le noyau à ce moment-là. Les garçons, pendant les premières années, je les accompagne 24 heures sur 24. Ce que je sais, c’est que j’assiste à ce moment où la foule est en train de changer : les clubbers, les rappeurs, les skaters se retrouvent tous ensemble. Moi qui avais connu ces mondes-là séparés, voir cette unification a fait de moi le mec le plus excité et heureux du monde. Je me disais : les gars que je prends sous mon aile sont en train de faire la bande-son d’une génération qui enfin pourra mettre des chemises de bûcheron, danser sur Aphex Twin et chialer en écoutant Elliott Smith.

SebastiAn (musicien) — Mehdi était fasciné par notre jeune clique de mecs qui fonctionnait comme un collectif de rappeurs. Ça a été un des premiers à dire que tout ça allait marcher. Justice, eux, ils y croyaient vraiment dès le début. C’est la différence avec moi ou Vinco [Kavinsky]. On était plus détachés du truc. Pour moi, la durée de vie d’un DJ, c’était deux ans. Après, il allait falloir trouver un vrai job.

Romain Gavras — T’avais le droit d’aimer M.O.P. et Black Sabbath. Justice, ça tabassait pareil, mais avec de l’élégance dans les accords et de la musicalité. Il y avait un truc très épique. Je me rappelle, ils avaient une punchline dont j’étais hyper jaloux : “Nous, on fait de la musique à deux émotions. On a gagné la guerre, mais on a perdu quelques potes sur le champ de bataille.”

Pedro Winter — La légende raconte que je n’aime pas Waters of Nazareth. Je profite d’utiliser les canaux de la presse pour rétablir la vérité : moi, je suis le label. On sort Never Be Alone, un tube, ils font plein de remix, bref, on prépare la suite. Et là, le single qu’ils me proposent est un anti-single, qui part dans une tout autre direction. Donc je suis perplexe. Mais j’adore le morceau, ils ont réussi à rendre le bruit funky. Ils ont bien fait d’insister, avec le recul, c’était courageux de sortir ça en 2007. Tout au long de leur carrière, leurs choix allaient vers la surprise et l’excitation, plutôt que de rester confortablement installés sur une autoroute. Dans le processus de création, je n’arrivais qu’à la fin pour répondre à des questions comme : “Est-ce qu’on met D.A.N.C.E. sur l’album ?” Évidemment, qu’on met D.A.N.C.E. !

Christian de Rosnay Les deux sont très obsessionnels. Quand ils ont une idée en tête, c’est très difficile de les faire en démordre. C’est vraiment une qualité. Ils sont très têtus et souvent à juste titre.

Manu Mouton (directeur technique des tournées de Justice) — Ils ont un regard qu’on n’a pas l’habitude de croiser, c’est déroutant. Il faut que ça leur plaise à eux. S’il y a un élément dans la scénographie du live qui ne fonctionne pas comme ils l’imaginaient, j’ai beau avoir passé 300 heures dessus, ils vont me dire : “Bravo, Manu, c’est ce qu’on t’a demandé, mais ça le fait pas.”

Kavinsky (musicien) Xavier m’avait envoyé un texto pour me dire un truc comme “Ça déménage”, quand j’ai sorti Testarossa Autodrive. Je commençais à peine la musique, je gagnais pas une thune et ma meuf payait tout. Un peu glandu, même si je ne rechignais pas à la tâche. Un jour, on s’est séparés et je me suis retrouvé sans appart’. Alors j’ai appelé Xavier, qui m’a laissé sa chambre dans la coloc le temps que je me refasse.

Pedro Winter C’était la cour des miracles, cette coloc. Trois mecs qui vivaient comme des oiseaux de nuit. So Me, à l’époque, il m’envoyait tous les projets à 7 heures du matin. Les retours que je lui faisais à 10 heures, il fallait que j’attende le jour d’après pour qu’ils soient pris en compte. Et Xavier et Gaspard, c’était pareil. Il y avait des cendriers partout dans la baraque. Je me suis demandé s’il ne fallait pas appeler M6 pour envoyer les experts de leur émission sur le ménage de l’extrême.

Christian de Rosnay C’est comme ça que j’ai rencontré Kavinsky. J’arrive dans l’appartement, je vais dans la cuisine et là, je vois une photo de Vinco avec un Famas et son chien, qui datait du service militaire. Je me suis dit : “Mais il est encore là, lui ? Va falloir le déloger, sinon il va prendre racine.” Aujourd’hui, c’est Thibaut [Breakbot] qui a repris l’appartement, il a fait des travaux et tout.

Kavinsky Xavier m’appelle un matin et me dit : “T’as trouvé un appart ’?” Alors moi je lui réponds : “Bah attends, je viens d’arriver, laisse-moi me retourner. Pourquoi, il faut que je me casse ?” Et là il me dit que ça fait plus d’un an que j’y suis. Putain, c’est passé vite.

SebastiAn Le mec a dû rester trois ans. Mais à la demande de la coloc, parce qu’il faisait marrer tout le monde.

Kavinsky Quand j’ai gagné un peu de thune, j’ai offert un coffret Louis XIII à Xavier pour le remercier. Le meilleur Cognac du monde. Un truc à 4 000 boules. On s’est retrouvés dans le bureau de Christian, notre manager, et on s’est sifflé la moitié de la bouteille. On se disait qu’à chaque verre qu’on se servait, c’était 200 balles qu’on s’envoyait.

SebastiAn Vinco a débarqué à l’époque où Gaspard et Xavier étaient en train de faire Cross. Ils passaient leur vie en studio, dans les sous-sols du Triptyque.

Pedro Winter Les travaux avaient été faits par un mec qui avait refait l’appart’ de Mehdi. Les sous-sols, c’était vraiment ghetto. Tu descendais dans les caves, tu marchais pendant longtemps et eux avaient leur studio tout au fond. C’était bien deep. Moi qui suis claustro, j’étais pas bien quand je devais y aller.

Christian de Rosnay Ils s’étaient installés alors que les cabines n’étaient même pas construites. C’était très rough.

Piu Piu (agente image/ DJ) Je me souviens marcher dans mon quartier du XIIIe arrondissement et entendre des gens écouter D.A.N.C.E. par une fenêtre. Ça m’avait choquée en mode : “Wow, il y a des gens hors des clubs qui aiment leur musique !” En matière de pop culture, c’était un signe ultime pour moi.

Ed Banger Crew

Ed Banger, Justice. Justice, Ed Banger. Le succès du groupe ne va pas sans le succès du label, et vice-versa. Tournées, soirées, projets : comment une bande de copains est devenue une famille ayant réussi à exporter la musique made in France partout dans le monde.

Matthieu Culleron Quand Ed Banger a cartonné avec Justice, ils ont ramené l’electro aux États-Unis. À New York, il s’est vraiment passé quelque chose.

SebastiAn On partageait tous un constat : les clubs, c’étaient des trucs remplis de gens qui dansaient tout seuls. C’était pas ce qui nous faisait marrer. Tout était trop sérieux. Alors que nous, on faisait exprès de mettre trop fort, on savait à peine mixer et on s’en foutait. Le jour où ça a switché, c’est quand Pedro nous a emmenés faire une date en Angleterre. Les Anglais ont tout de suite capté l’intention. Ça leur a parlé, parce que c’était du rock fait avec des ordis. Pour eux, on était l’équivalent d’un ado qui débarque avec une guitare et un ampli.

Romain Gavras Je n’ai plus revu une telle nébuleuse que celle d’Ed Banger en France ou ailleurs depuis. Soit un groupe de gens vraiment amis à la ville, qui arrivent partout en crew comme si c’était le Wu-Tang. De 2007 à 2012, ils ont vraiment été l’emblème d’un tournant dans l’histoire de la musique. Quand on a débarqué aux États-Unis avec Justice, c’était comme si les kids américains avaient oublié que la musique venait de chez eux. Détroit, Chicago. Tu voyais qu’ils ne savaient pas comment bouger.

Pedro Winter Au premier Coachella, en 2007, Justice a vraiment marqué les esprits. C’est qui, ces mecs en cuir, avec leur clope au bec ? Van Halen ? Raté, c’est Justice, avec un son turbine, distordu mais funky. Les gens sont tombés amoureux.

SebastiAn — On a mis énormément de temps à comprendre que les gens venaient pour nous. Pour moi, les gens allaient en club pour picoler et éventuellement baiser en fin de soirée, et moi, je n’étais là que pour foutre le bordel, de façon accessoire. On a été pris dans la hotte aspirante que Justice a généré.

Kavinsky — On se connaissait à peine avec Xav, quand je lui ai fait écouter le morceau Tenebre de Claudio Simonetti. Il a adoré et pris le sample pour faire Phantom. J’étais hyper flatté.

Juliette Armanet (musicienne) — Ed Banger, c’est une famille en or. C’est la musique qui me fait complètement vibrer, il y a une vraie fierté française de toutes ces sensibilités qui ont créé un son qui est devenu international. Ça a beaucoup compté pour moi, dans les harmonies, le son. Ça me faisait rêver.

So Me Rapidement, Ed Banger est ce label identifiable par ses acteurs. Mehdi, Pedro, Justice : c’était Le Club des Cinq et Scooby-Doo réunis.

Myd Justice a très vite eu cette imagerie forte. Le plus drôle, c’est que la croix n’est pas le symbole de la justice. Donc ils ont pris un emblème qui n’a rien à voir avec le nom pour en faire un logo. Ils ont réussi à trianguler plusieurs univers pour raconter leur propre histoire. Ils ont cristallisé un truc que Pedro avait commencé à faire à l’échelle de la famille Ed Banger : tout le monde s’est mis à regarder la croix comme on avait fini par regarder le DJ telle une superstar.

Thomas Jumin (graphiste) L’avantage d’un emblème comme celui-là, c’est que tu en fais ce que tu veux. C’est comme ça que tu rends ton groupe intemporel.

So Me Quand on allait à l’étranger, les gens pensaient qu’il y avait à Paris une vie nocturne folle. Faut dire qu’on avait des labels comme Ed Banger, Institubes, Tigersushi. Certains croyaient que la capitale était un Berlin bis, alors qu’il n’y avait presque rien. Il y a néanmoins toujours eu un club qui s’imposait, comme le Pulp à un moment. Le ParisParis est peut-être celui qui est resté plus longtemps que les autres. C’est là-bas que tout le monde se retrouvait, c’était super. Tu avais Erol Alkan, Two Many, Medhi. C’était fun.

Matthieu Culleron — La mixité était totale : t’avais les rockeurs, les mecs de la techno, tout ça dans une ambiance assez libertaire. Je me suis retrouvé dans des soirées avec LCD, Soulwax ou Justice. Une affiche comme ça aujourd’hui, tu ne la mets pas dans un club. Parfois, t’avais 600 mètres de queue. C’était une parenthèse enchantée.

Marco Dos Santos (photographe, réalisateur, ex-DA du ParisParis) — Teki Latex a eu l’idée d’organiser des battles. Deux équipes qui s’affrontent en balançant des morceaux chacun son tour depuis un iPod. Plus les gens crient, plus tu gagnes. On a fait une édition avec Justice, So Me et Mehdi, c’était dingue. Crois-le ou non, à la fin de la battle, le décibelmètre affichait ex æquo.

Sarah Andelmann (cofondatrice de Colette) J’ai proposé à Pedro de mixer dans les soirées Colette, à l’époque où il manageait encore Daft Punk. Au ParisParis, on faisait les Colette Dance Class. So Me faisait les flyers. C’est à cette époque que j’ai rencontré Gaspard et Xavier. Toute cette petite clique, je la côtoyais à travers les soirées Colette. Je me souviens même être allée à Coachella. Je trouvais ça fou de voir cette petite famille se créer. Quand je voyais Xavier et Gaspard, je me demandais comment deux personnalités si différentes pouvaient fonctionner ensemble.

SebastiAn À cause de la première French Touch, les gens ont cru à une sorte de continuité versaillaise. Mais pas du tout. Bon, ok, t’as des mecs avec des noms à particule, quoi. Ce qui nous unit le plus, c’est con, mais c’est l’humour. On a les mêmes références : Oizo, Justice, Vinco, Pedro. Il y avait tout pour que ça fonctionne, alors qu’on vient tous d’univers très éloignés. L’humour, c’est le fil conducteur. Pedro est d’ailleurs encore sur cette ligne. C’est le mec qui peut te dire : “Attention, je crois que t’es plus en train de te marrer là.”

Pedro Winter Xavier m’a rappelé récemment que Mehdi et Thomas Bangalter étaient là pour le premier Coachella, les mains dans le cambouis pour aider à monter la scène. Symboliquement, ça en dit beaucoup. Comme une passation très bienveillante entre Justice et Daft Punk, alors que moi j’allais arrêter de bosser avec Thomas et Guy-Man l’année d’après. Le fait que Thomas ait été là en front of house lors du show, c’est fort.

Les duettistes

Outre la place que Justice occupe au cœur de la constellation Ed Banger, Gaspard Augé et Xavier de Rosnay forment à eux deux un micro-organisme à part dans la scène musicale française et internationale.

SebastiAn — Xavier est plutôt casanier, alors que Gaspard, c’est impossible de ne pas le croiser si toi aussi tu sors. Il a le don d’ubiquité, si tu croises trois personnes différentes qui te disent l’avoir vu dans trois endroits différents au cours de la même soirée, c’est qu’il était aux trois endroits à un moment donné.

Juliette Armanet — Gaspard est souvent venu à mes concerts lors de ma première tournée, ça me terrorisait. J’étais fière, mais ça me mettait une énorme pression en même temps. C’était comme avoir Prince à mon concert.

SebastiAn Gaspard en studio, c’est le mec qui fait les notes et trouvera le petit accord médiéval qui sort de nulle part. Xavier, c’est plutôt la production.

Juliette Armanet J’ai travaillé avec Xavier sur ma chanson Tu me play. Avec Victor Le Masne, qui travaillait avec moi, on était arrivés à un point où on avait tout donné, et moi je cherchais une certaine profondeur de son, quelque chose de plus impérial. Et lui a débloqué quelque chose. Il a rendu le morceau plus mordant, plus dangereux. J’ai l’impression que Xavier et Gaspard n’ont pas de chapelle mais ils ont un goût très sûr.

So Me Le club anglais Fabric leur avait demandé un mix de Noël. Je pense que les techno heads qui s’attendaient à du son qui tabasse se sont retrouvés avec tout ce qu’ils détestaient le plus : de la variété, du disco, tout ça.

SebastiAn Fabric avait fait la gueule et refusé le mix. Justice avait répondu : “Bah ouais, c’est ce qu’on aime.” Il y avait du Julien Clerc dessus, du Balavoine. Ils sont vraiment fans de Julien Clerc !

Pedro Winter Xavier et Gaspard ont participé aux maquettes de Yeezus, de Kanye West. Personne ne le sait, ça. Je dois en avoir quelques-unes encore. Ils ne sont pas allés au bout, finalement, mais dans les sonorités que Kanye a pondues, moi j’entends Justice.

SebastiAn Ils ne perdent jamais leur ligne. Ils auraient les moyens d’aller chercher des The Weeknd, mais ils préfèrent prendre Miguel sur le dernier album, parce qu’ils trippent spécifiquement sur lui. Je pense même qu’ils le préfèrent à Frank Ocean. Ils ont la notoriété et les contacts suffisants mais ils ne sont pas tactiques. Je pense qu’ils se voient un peu comme le Velvet Underground. Qu’ils réfléchissent à comment ils ont envie qu’on se souvienne d’eux dans le futur.

So Me C’est hyper tentant d’analyser, j’adore faire ça avec les disques que j’aime : les situer, dire ce qu’ils signifient, pourquoi l’artiste a fait comme il a fait. Chez Justice, c’est moins calculé que ça. Le nouvel album peut donner l’illusion de ressembler au premier, parce qu’ils reviennent à un son plus dur, mais quand tu regardes de près, les deux albums ne se ressemblent pas tant que ça. Il y a beaucoup d’expérimentations, de fausses utilisations de samples, alors que ce sont des trucs vraiment joués, tout un tas d’innovations.

Pedro Winter Pour les taquiner un peu, je dis souvent qu’ils cherchent à être dans la démonstration, le savoir-faire, le bon goût. Le surdoué qui te met une bonne gifle en te montrant qu’il sait faire des montées d’accords, un bridge, etc. Ce sont des esthètes ! Avec Hyperdrama, ils sont revenus à quelque chose de plus spontané et moins cérébral. Et ils ont ouvert la porte à des guests ! Ça fait un moment que je me bats pour ça. Quand ils m’écrivent pour me dire qu’ils sont à Los Angeles avec Kevin Parker, je suis l’homme le plus heureux du monde.

Justice : un come-back au retentissement planétaire

Sauf à avoir vécu dans un caisson insonorisé depuis trois mois, la sortie du quatrième album de Justice ne vous aura guère échappé. Depuis l’annonce officielle, le 24 janvier dernier, de la parution printanière d’Hyperdrama – un disque attendu depuis huit ans, mine de rien –, pas un jour ou presque ne sera passé sans une nouvelle Hyperdramatique de Gaspard Augé et Xavier de Rosnay – des premiers singles extraits à la liste des featurings jusqu’à leur retour événementiel sur la scène de Coachella il y a dix jours – il faut voir l’enchaînement One Night/All Night avec D.A.N.C.E. pour mieux comprendre la déflagration visuelle et sonore attendue samedi 1er juin à We Love Green. Un come-back au retentissement planétaire pour un album déjà triomphal, à l’instar d’un casting XXL à faire pâlir de jalousie n’importe quel producteur electro (Tame Impala, Miguel, Rimon, Thundercat, Connan Mockasin, The Flints).

C’est qui est beau, c’est d’avoir tenu vingt ans avec Justice sans hit, s’amuse pourtant à nous confier l’autre duo de la French Touch dans une interview réalisée bien avant le tunnel des répétitions pour leur show à Coachella. “Bien sûr, le single D.A.N.C.E. a été un peu matraqué, mais pas au niveau d’un tube international. Notre place actuelle et notre liberté totale nous conviennent parfaitement.” Et c’est précisément cette double singularité qui permet à Gaspard Augé et Xavier de Rosnay d’avoir transformé, depuis plus de deux décennies, leur amitié en aventure artistique. Paradoxalement, Hyperdrama est sans doute l’album de Justice qui compte le plus de hits potentiels – le single One Night/All Night avec Kevin Parker de Tame Impala comptant déjà près de 20 millions de streams sur Spotify depuis sa sortie fin janvier. Et si l’imparable Afterimage avec Rimon est déjà notre tube de l’été, le printemps 2024 rime déjà avec Justice partout.

Édito initialement paru dans la newsletter Musique  du 26 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

St. Vincent, Justice, Pet Shop Boys… sont dans la playlist de la semaine !

Après huit ans de silence discographique depuis Woman, et plusieurs mois d’impatience depuis la sortie d’un premier single en début d’année, Justice met fin au suspens et livre ce vendredi son nouvel album, Hyperdrama. 13 morceaux produits, composés et mixés par le duo Xavier de Rosnay et Gaspard Augé, qui s’entourent, à l’occasion de ce quatrième album, de Tame Impala, Thundercat, Miguel, ou Rimon sur le grandiose Afterimage. En découle un mariage des genres, entre inspirations rock et disco, le tout appuyé par une fièvre techno du premier au dernier titre. À quelques mois de l’été, le disque ouvre la voie vers une tournée des festivals pour Justice, qui commence le 1er juin à Paris pour We Love Green, puis aux Nuits de Fourvière, à Lyon, le 17 juin.

Cette semaine est aussi l’occasion pour Annie Clark, dite St. Vincent, de faire son retour dans les bacs. Après Daddy’s Home paru en temps de pandémie, la musicienne américaine tourne une nouvelle page de son catalogue musical avec All Born Screaming, épaulée aux instruments par Stella Mozgawa de Warpaint (All Born Screaming) ou Dave Grohl des Foo Fighters (Broken Man, Flea).

À retrouver également cette semaine

Le générique de notre playlist hebdomadaire accueille également le nouveau disque des Pet Shop Boys, toujours en proie, après quatorze albums, à dérouler une musique électronique aux embruns disco. Et puis, passons d’un duo britannique à un autre, celui des Lambrini Girls et leur nouveau single Body Of Mine, où elles interrogent la question du genre sur un ton post-punk incendiaire.

Puisque les musiques électroniques sont tout de même mises à l’honneur cette semaine, on s’enthousiasme aussi à l’écoute de Turn the Page, un remix du tube de The Streets signé des frères d’Overmono. Enfin, il vient d’être annoncé à la programmation du Pitchfork Festival Paris, le musicien et producteur Sega Bodega dévoile son troisième album, Dennis, blindé de voix envoûtantes sur fond dance.

Beaucoup d’autres pépites à écouter : Fat White Family, Thurston Moore, Thom Yorke, Metronomy, Nilüfer Yanya, Los Bitchos, Fat Dog, Ezra Collective, Calypso Valois, Paul Félix, Iron & Wine, BMX Bandits, Loren Kramar, Lord$, 15 15, Neil Young & Crazy Horse, Nit, Porij, RainboWarriors Vol 1, Yorina, Cyril Cyril, Silly Boy Blue, Amadou & Mariam, Penny Arcade, Julien Appalache, DIIV, Deadletter, Tramhaus, Corridor, Stephen Pastel & Gavin Thomson, Kid Loco, Wu-Lu, Actress, Manset, Matt Low et Côme Ranjard.

Justice, St. Vincent, Fat White Family… Voici les 5 albums de la semaine !

Justice Hyperdrama (Ed Banger Records/Because)

Après les productions épiques d’Audio, Video, Disco (2011) et les arrangements imbibés de soul de Woman (2016), le duo renoue avec ces morceaux tout-terrain, insolents de jusqu’au-boutisme dans des structures pourtant largement exploitées, mais jamais ainsi, avec cette envie inédite de conquérir les sommets de l’entertainment, laissés vacants par la retraite de Daft Punk.

Par Maxime Delcourt

Lire la chronique de Hyperdrama

St. Vincent All Born Screaming (Total Pleasure Records/Virgin Music France/Universal)

Il n’est pas donné à tout le monde de parvenir à surprendre encore sur un septième album, dix-sept ans après l’inaugural Marry Me. C’est pourtant son cas sur All Born Screaming. Le premier extrait, Broken Man, basé sur un riff industriel dévastateur, happe comme un cri du cœur. Le clip, réalisé par l’artiste conceptuel Alex Da Corte, montre St. Vincent en pleine combustion spontanée, dévorée par des flammes qu’elle tente d’éteindre.

Par Noémie Lecoq

Lire la chronique de All Born Screaming

Pet Shop Boys Nonetheless (Parlophone/Warner)

Mélange d’hymnes emphatiques et de ballades sentimentales, Nonetheless pioche à droite, à gauche dans la discographie du duo comme pour mieux en retrouver sa substantifique moelle et l’updater. Loneliness, premier single pétaradant, pourrait figurer sur Nightlife (1999) ; le déchirant New London Boy ne déparerait pas leur chef-d’œuvre Behaviour (1990) ; Why Am I Dancing? a la puissance symbolique et martiale de Go West. Et Dancing Star rend hommage à West End Girls, leur tube légendaire qui fête son quarantième anniversaire, cité récemment par Drake et repris par les sales punks de Sleaford Mods.

Par Partick Thévenin

Lire la chronique de Nonetheless

Fat White Family Forgiveness Is Yours (Domino/Sony Music)

La répulsion et le désespoir, une affaire de classe ? Forgiveness Is Yours se situe pile dans cet angle mort de la morale où croupissent encore toutes ces questions existentielles que les bonnes consciences et l’air du temps, de tout temps, n’auront jamais évacuées, et que Lias s’échine encore à faire flotter dans nos esprits par le biais de la provocation et du malaise. À l’image de ce Today You Become Man qui relate dans un spoken word frénétique et angoissé le souvenir de sa circoncision tardive.

Par François Moreau

Lire la chronique de Forgiveness Is Yours

Calypso Valois Apocalypso (Kwaidan Records/Kuroneko)

Résolument synthétique, Apocalypso s’accompagne de guitares en version live. Rien d’étonnant : se niche en lui, prête à rugir au moindre instant, une énergie punk revendiquée par des groupes écoutés par Calypso Valois, tel Idles. On retrouve néanmoins ses obsessions littéraires, Huysmans en tête, et cinématographiques, de Kubrick à Claire Denis.

Par Sophie Rosemont

Lire la chronique de Apocalypso

Justice : “C’est beau d’avoir tenu vingt ans sans hit !”

Fin janvier, vous avez annoncé Hyperdrama à travers deux singles simultanés, One Night/All Night avec Tame Impala et l’instrumental Generator. Était-ce une manière de présenter d’emblée la quintessence de votre quatrième album ?

Xavier de Rosnay — Pas forcément, car ce sont deux titres qui se ressemblent beaucoup.

Gaspard Augé — Mais qui présentent les saveurs les plus nouvelles.

Xavier de Rosnay — Ça nous paraissait intéressant de montrer l’une des principales facettes du disque, qui est de faire du disco avec des sons de techno hardcore. Sur l’album, on dispose des morceaux dans deux versions distinctes, l’une réalisée par des machines, l’autre par des humains. C’est une idée qu’on caressait depuis longtemps.

Ce qu’on affectionne dans le disco filtré de la fin des années 1990, début 2000, c’est la science de la recherche de la boucle parfaite. Par manque de patience ou simplement de talent, on n’a jamais été capables d’en trouver, alors autant essayer d’en produire nous-mêmes. Generator et One Night/All Night surfent exactement sur cette vague-là, même s’ils ne dégagent pas la même ambiance : l’un est plus anxiogène, l’autre plus solaire.

Generator pourrait d’ailleurs être la suite de Stress

Xavier de Rosnay — C’est certainement dû à son penchant disco orchestral. Je ne sais pas si on s’en lassera un jour : il y a toujours un enfant qui sommeille en nous et qui a envie de faire des ritournelles transformées en disco.

Vous n’avez jamais mis autant de temps à faire un album, puisqu’il s’est écoulé huit ans entre Woman et Hyperdrama…

Xavier de Rosnay — Oui, c’est vrai : on a passé trois ans et demi dessus, mais en bossant à notre rythme. Ce n’était pas une vanne, l’autre jour à la télévision, quand on a dit qu’on travaillait une semaine sur deux. Il n’y a jamais eu de moment de blocage. Trois ans et demi, mais un ressenti d’un an et quelque…

Gaspard Augé — La recherche de vocalistes a aussi ralenti le temps de fabrication du disque.

Xavier de Rosnay — Que l’on travaille avec des artistes célèbres, comme Kevin Parker [Tame Impala] et Miguel, ou moins connus, comme Rimon ou The Flints, on essaie toujours de leur faire ressentir qu’ils font partie du groupe le temps d’un morceau.


Xavier de Rosnay (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)
Xavier de Rosnay (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)

Gaspard Augé — Le seul prérequis est que l’artiste soit présent dans le studio pour discuter des mélodies, des paroles et de la forme globale du titre. C’est le secret d’un bon featuring qui ne colle pas simplement à un instrumental.

Gaspard, à la sortie de ton album solo, Escapades (2021), tu nous disais être devenu allergique à la pop song. Or, vous utilisez l’une des voix les plus reconnaissables de la pop actuelle avec Kevin Parker de Tame Impala…

Gaspard Augé — Avec mon disque instrumental, j’ai pu exorciser plein d’idées en jachère, je ne me suis absolument pas fait violence pour Hyperdrama. C’était très satisfaisant de revenir à la pop music, tout en s’écartant un peu du format traditionnel d’écriture couplet-refrain-couplet.

Derrière cette recherche de featurings internationaux, y avait-il cette quête du hit planétaire ?

Xavier de Rosnay — On a une vague idée de ce qu’est un hit, mais on ne se sent pas prêts à nager dans ces eaux-là, ni à faire les efforts nécessaires pour en obtenir un. Même les morceaux les moins compliqués du disque, j’ai de la peine à imaginer les entendre un jour dans un taxi.

À chaque fois qu’on voyait Kevin Parker, Rimon ou Thundercat, on leur proposait d’enregistrer une chanson avec le moins de mots possibles que l’on pourrait réduire à une seule boucle. Et le single One Night/All Night en est un bon exemple. La conquête d’un hit est trop dangereuse pour nous, et je ne sais pas d’ailleurs si tu sors totalement indemne d’une telle expérience.

“Nous sommes très attachés au format de l’album, qui est pourtant devenu un anachronisme de l’époque” Gaspard Augé

Gaspard Augé — Ce qui est beau, c’est d’avoir tenu vingt ans avec Justice sans hit. Bien sûr, le single D.A.N.C.E. a été un peu matraqué, mais pas au niveau d’un tube international. Notre place actuelle et notre liberté totale nous conviennent parfaitement. De la même manière, nous sommes très attachés au format de l’album, qui est pourtant devenu un anachronisme de l’époque.

Avec Miguel, vous avez fait appel à une star du R&B, mais vous avez utilisé sa voix en prenant presque le contrepied des canons du genre…

Xavier de Rosnay — En discutant avec Miguel, on savait qu’il se situait dans une zone artistique qui pouvait croiser la nôtre. La première fois qu’on l’a entendu, c’était en 2015, sur le single The Valley, qui faisait presque penser à Nine Inch Nails.

Gaspard Augé — Comme du porn R&B indus. [sourire]

Xavier de Rosnay — Quand Miguel a commencé à chanter Saturnine, sa voix très sensuelle, presque lubrique, collait à merveille. On avait envie de l’entendre comme s’il nous chuchotait dans l’oreille, façon ASMR brutal. [sourire] Quand nous sommes revenus à Paris, on avait une seule prise mono pour la faire entrer dans le morceau, sans le moindre traitement.

Miguel aurait, lui, préféré une voix doublée. On aime bien susciter des réactions déconcertées à la première écoute de nos productions. Exactement comme lorsque j’ai écouté le dernier album de Low, Hey What, je n’étais pas préparé à un tel son.


Gaspard Augé (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)
Gaspard Augé (Justice) © Thomas Chené pour les Inrockuptibles (stylisme Marina Monge)

La réinvention permanente fait aussi partie de votre ressort artistique…

Xavier de Rosnay — Pour être honnêtes, on ne sait pas vraiment ce que les gens attendent de nous. Quand on faisait des allers-retours à Los Angeles pour les besoins du disque, on a notamment rencontré un producteur qui nous demandait pourquoi on ne referait pas “un morceau violent” comme D.A.N.C.E., alors que c’est du disco avec une chorale d’enfants.

Il y a donc souvent un énorme malentendu avec notre musique. Quel est le son de Justice ? D.A.N.C.E. ou Stress ? Avec Hyperdrama, on a eu l’impression de tenter des choses nouvelles, alors que les premiers retours d’écoute évoquent souvent l’énergie de notre premier album. Nous sommes donc les plus mauvais pour placer le curseur d’un morceau typique de Justice. La donnée commune, c’est cette couleur disco mélancolique.

Qui est d’ailleurs annoncée dans le titre de l’album, Hyperdrama

Xavier de Rosnay — Oui, c’est vrai. Hyperdrama renvoie à un mélodrame augmenté en version futuriste.

Gaspard Augé — Sur ce disque, on a un peu chamboulé nos habitudes, en ouvrant par un morceau qui n’est pas formellement introductif comme sur les précédents. On est sortis du jingle d’ouverture, en privilégiant une chanson avec Kevin Parker.

Xavier de Rosnay — Il y a dix ans, on aurait certainement ouvert par l’instrumental Incognito. Quand on faisait des écoutes d’album entre copains, Zdar se plaignait toujours de nos intros. [sourire] C’est la première fois qu’on produit autant de musique pour en garder si peu. One Night/All Night, par exemple, est composé en deux accords seulement. Chaque titre du nouvel album représente l’essence de nos capacités, ce qui explique le caractère chronophage de sa conception.

Un des maîtres de la boucle, c’est le producteur Alan Braxe, à qui vous rendez hommage sur Dear Alan

Xavier de Rosnay — Comme les Daft ou DJ FalconAlan Braxe sait trouver la boucle parfaite et le troisième accord triste. D’ailleurs, depuis qu’il s’est associé avec son cousin Falcon, ils ne sortent ensemble que des perles, avec un son toujours neuf et parmi les plus frais du moment. Dear Alan est construit à partir d’une boucle de Dear Brian, le morceau de Chris Rainbow en hommage à Brian Wilson. C’est donc un double clin d’œil.

Formellement, Hyperdrama semble le moins unitaire et le plus éclaté de votre discographie…

Gaspard Augé — Éclaté au sol, comme disent les jeunes. [rires] C’est un disque moins monomaniaque qu’à notre habitude, surtout par rapport à Audio, Video, Disco [2011]. On ne recherche pas la variété à tout prix ; on n’a pas envie de faire dix fois le même morceau. Dans Hyperdrama, on se balade à travers plein d’ambiances, de sensations et d’émotions différentes.

Xavier de Rosnay — Pourtant, l’album est composé à partir de très peu d’instruments, un synthé et un sampler, pour résumer.

Cet album est un bon blind-test pour l’auditeur·rice. Certains titres, comme Afterimage avec Rimon, sonnent comme des classiques immédiats, quand d’autres, à l’instar d’Explorer avec Connan Mockasin, brouillent davantage les pistes…

Xavier de Rosnay — Avec Connan, on a d’abord enregistré la partie chantée, mais on adorait aussi sa voix parlée, très profonde. Le morceau va de pair avec Moonlight Rendez-Vous, qui le précède. On s’est dit que si on déployait un instrumental un peu difficile, il fallait qu’à la fin il y ait cette voix apportant un petit rayon de soleil. C’est comme lorsque tu vas voir un film avec Brad Pitt qui a juste un caméo de dix minutes à la fin.

Quand on lui a demandé de faire ce spoken word, Connan était d’abord réticent. On a fini par lui envoyer des dessins de Mœbius et de Pierre La Police. Si, formellement, les deux sont différents, ils ont en commun cette façon de traiter de situations surréalistes qui ne nous paraissent pas si éloignées d’un petit cauchemar sous fièvre ou d’un rêve sous LSD.

Pour rester sur l’aspect visuel, il y a encore cette fameuse croix sur la pochette. Quelles ont été les pistes de déclinaison de celle-ci ?

Xavier de Rosnay — La pochette est signée Thomas Jumin, avec qui on bosse depuis longtemps. Il nous connaît bien et donc se méfie un peu de nous. Quand on lui a dit en 2019 qu’on commençait à travailler sur un nouvel album, il nous a répondu qu’il fallait s’y mettre dès maintenant. Un jour, dans un taxi avec Gaspard, on a pensé à ces modèles anatomiques avec le corps transparent et à travers lequel on voit les organes.

Gaspard Augé  Cette juxtaposition de quelque chose de très froid et parfaitement lisse avec, en dessous, quelque chose qui bouillonne, plus sale, voire gore, mais profondément humain, fonctionne avec la musique que l’on produit.

“On n’est pas naturellement des gens faits pour la scène” Xavier de Rosnay

Votre tournée a débuté à Coachella, qui est la définition même du gigantisme, et vous allez remplir deux Accor Arena, à Paris. C’est important pour vous de faire entendre la musique maximaliste de Justice dans de si grands espaces ?

Xavier de Rosnay — Oui et non, dans le sens où l’on ne pense pas au live quand on fait un disque. On pense que notre formule scénique et notre musique fonctionnent peut-être mieux à moyenne et grande échelle plutôt que dans un cadre intimiste.

Il y a des groupes que je rêve de voir dans de petites salles et d’autres que je veux voir dans de grands espaces. Ce n’est pas une question de popularité pour nous. Les gens ne viennent pas voir Gaspard et Xavier, on est juste les opérateurs de ce truc-là.

C’est un exercice que vous aimez ?

Xavier de Rosnay — Ça va, ça vient. [rires] C’est dur d’en parler sans donner l’impression qu’on se plaint de notre situation. On n’est pas naturellement des gens faits pour la scène.

Gaspard Augé  On ne peut pas s’en plaindre décemment, parce qu’il y a des musiciens qui rêvent de cette opportunité et qui n’y ont pas forcément accès, mais ce n’est pas chez nous un moteur qui nous anime. Mais il faut le faire et c’est du fun aussi.

Xavier de Rosnay  C’est aussi un moment intéressant de reformatage. On se met dans des dispositions différentes. Encore une fois, c’est pour ça qu’on cloisonne. En gros, il y a trois choses chez Justice : Justice en album, Justice en DJ et Justice en live. Le live, même si c’est moins naturel pour nous, c’est aussi le moment où l’on peut constater le plaisir que les gens ont à écouter la musique que l’on fait. C’est satisfaisant.

On est en face de La Cigale, la salle de concert parisienne où vous avez joué à l’occasion de la sortie de votre premier album. C’était mémorable, avec ce mur d’enceintes et les croix fluorescentes distribuées au public…

Xavier de Rosnay — C’était notre premier concert à Paris. On avait si peu d’expérience qu’on ne savait même pas qu’il fallait faire un rappel. Notre concert avait duré cinquante minutes et les gens nous réclamaient.

Gaspard Augé  En même temps, on ne pouvait pas inventer de morceaux. [sourire]

Xavier de Rosnay  Le concert s’est terminé sous les huées, mais c’était drôle. Tous nos copains au premier étage avaient détruit la salle. Ils s’étaient comportés comme des animaux. On a vu des photos après, ils étaient en slip, tout transpirants. On avait été outrés.

Vous avez dit un jour que le plus difficile dans la musique électronique, c’est de vieillir. C’est un mystère auquel vous êtes encore sensible ?

Xavier de Rosnay — On ne peut pas s’empêcher de se poser la question. Finalement, il y a assez peu d’exemples et tous ont vieilli de manière différente. Kraftwerk, ils se sont figés à un moment qui restera comme ça à vie. Daft Punk avait aussi ça. Avec les robots, ils se sont dit : “Je pourrai voir le groupe dans soixante ans, même si ce ne sont pas les mêmes personnes, ça pourra fonctionner.”

Gaspard Augé  Comme le Blue Man Group. [rires]

“La musique hardcore a une puissance qui nous parle, entre les deux extrêmes qui caractérisent la nôtre : la mélancolie et quelque chose de très pur et énergique” Gaspard Augé

Xavier de Rosnay  Daft Punk s’est d’ailleurs arrêté à un endroit presque inatteignable. C’est une manière hyper-intelligente de mettre un terme aux choses, parce que, quoi qu’il arrive, ils resteront légendaires. D’autres encore continuent, mais en se réinventant. Il y a plusieurs manières d’appréhender cette idée de vieillir, mais on ne sait pas vers quoi on se dirige.

Mais comme il y a moins d’exemples que dans le rock, on a du mal à s’imaginer. Tout dépendra de la manière dont le public continuera à recevoir notre musique, mais on préfère ne pas y penser.

Vous parliez de musique hardcore. Cette musique, vous l’appréhendez depuis votre salon, une clope au bec, ou vous allez la trouver dans les bas-fonds des mégapoles ?

Xavier de Rosnay  Ni l’un ni l’autre. On ne la découvre ni dans des parkings ni en fumant nos cigarettes électroniques, mais en la jouant en DJ-set.

Gaspard Augé  C’est surtout une musique qui a une puissance qui nous parle, entre les deux extrêmes qui caractérisent la nôtre : la mélancolie et quelque chose de très pur et énergique.

Xavier de Rosnay — On écoute finalement assez peu de musiques électroniques, mais dans le royaume de ces musiques, on est toujours séduits par les propositions les plus radicales. Ça nous plaît plus que la radicalité minimale. Depuis le temps qu’on en passe en tant que DJ, on se demandait de quelle manière on allait pouvoir l’intégrer à notre musique. Dans le genre, Gesaffelstein est le dernier artiste à avoir proposé quelque chose qui nous a plu.

Vous n’allez plus en club depuis longtemps ?

Xavier de Rosnay  Non. On l’a déjà dit plein de fois, mais ce qu’il se passe en club appartient à la jeunesse. On se sentirait bizarres d’aller traîner là-bas, presque en espionnage industriel. Tout ce qu’on peut faire, c’est imaginer ce que notre musique peut susciter.

Justice, c’est un nom avec lequel vous êtes toujours en phase, après plus de deux décennies ?

Xavier de Rosnay — Tu es en train de nous demander si on peut être en phase avec ce nom dans un monde aussi injuste ? Selon nous, le groupe et tout ce qui gravite autour – le nom, l’image et la musique –, c’est une lucarne pour sortir de la réalité. On n’est jamais dans le commentaire social de l’état du monde, ou même de nous-mêmes. La musique que l’on fait est finalement très différente de ce que l’on est dans la vie.

Au-delà de l’argument marketing de Pedro Winter, pensez-vous également qu’il s’agit de votre meilleur album ?

Gaspard Augé — On laissera aux gens le soin de décider.

Xavier de Rosnay — Comme dans la pub Jacques Vabre, on préfère dire : “C’est peut-être le meilleur album de Justice, mais c’est à vous de décider.”

Hyperdrama (Ed Banger Records/Because). Sorti depuis le 26 avril. En concert à We Love Green, Paris, le 1er juin ; aux Nuits de Fourvière, Lyon, le 17 juin ; au Festival Beauregard, Hérouville-Saint-Clair, le 4 juillet ; à Main Square, Arras, le 6 juillet ; aux Déferlantes, Port Barcarès, le 11 juillet ; à Musilac, Aix-les-Bains, le 13 juillet ; à Terres du Son, Monts, le 14 juillet ; au Cabaret Vert, Charleville-Mézières, le 17 août ; au Rose Festival, Aussonne, le 1er septembre ; au Delta Festival, Marseille, le 4 septembre ; à l’Accor Arena, Paris, les 17 et 18 décembre.

“Hyperdrama” : Justice signe un grand retour gorgé de groove et de guests

En 2007, on avait été ébloui·es par le culot, la liberté et la fureur du premier album de Justice, sa faculté à façonner des hymnes générationnels en érigeant un impressionnant mur du son, fait de grosses turbines, de sons saturés et de beats puissamment rock. On découvrait alors le savoir-faire mélodique, parfois à la limite de la pop, de Xavier de Rosnay et Gaspard Augé, qui ne se doutaient probablement pas que ce premier LP alimenterait leur légende naissante.

Pourtant, Justice semble y revenir aujourd’hui. Après les productions épiques d’Audio, Video, Disco (2011) et les arrangements imbibés de soul de Woman (2016), le duo renoue avec ces morceaux tout-terrain, insolents de jusqu’au-boutisme dans des structures pourtant largement exploitées, mais jamais ainsi, avec cette envie inédite de conquérir les sommets de l’entertainment, laissés vacants par la retraite de Daft Punk.

Des nappes de synthés grandiloquentes et des remèdes à la mélancolie

Dans cette quête de hauteur, Justice s’est assuré un joli filet de sécurité avec les participations de Miguel, Kevin Parker de Tame Impala, Thundercat, Rimon, Connan Mockasin ou The Flints. C’est donc aux côtés d’amoureux de la mélodie que Xavier de Rosnay et Gaspard Augé se sont lancés dans leur ambitieuse croisade, sans jamais se reposer à 100 % sur leur présence.

Certes, Kevin Parker fait du Kevin Parker sur Neverender et One Night/All Night, mais cette double collaboration paraît finalement aussi logique que bienfaitrice. Logique, car l’Australien permet au tandem de revendiquer son attachement à un style, le disco. Bienfaitrice aussi, car Justice tient là au moins deux nouveaux tubes au groove aussi arrondi qu’une boule à facettes.

Un duo incapable de choisir entre Giorgio Moroder, Aphex Twin ou François de Roubaix

D’autres morceaux prolongent la même dynamique : Dear Alan avec son rythme bondissant et ses nappes de synthés grandiloquentes ; Explorer, idéal pour soigner sa mélancolie en roulant tard la nuit sur de longues routes désertiques : Moonlight Rendez-Vous, qui donne envie de déclarer ses sentiments avec la même classe que Patrick Dewaere dans un film des années 1970, ou encore Saturnine, sorte de version alternative des derniers singles de The Weeknd, si ce dernier avait davantage pompé Prince et l’electroclash plutôt que Michael Jackson et Depeche Mode.

Mention spéciale à Muscle Memory, peut-être le morceau le plus libre sur le plan formel, celui d’un duo incapable de choisir entre Giorgio Moroder, Aphex Twin ou François de Roubaix, et qui orchestre donc le rapprochement de ces trois légendes dans un élan très cinématographique. Catégorie ? Hyperdrama, forcément.

Hyperdrama (Ed Banger Records/Because). Sortie le 26 avril. En concert à We Love Green, Paris, le 1er juin ; aux Nuits de Fourvières, Lyon, le 17 juin et en tournée française.

Justice, Gossip, The Jesus and Mary Chain… sont dans la playlist de la semaine !

Voilà comment nourrir, une fois de plus, l’attente : Justice dévoile un quatrième single extrait d’Hyperdrama, leur album à paraître le 26 avril. C’est donc avec Saturnine que s’ouvre cette playlist, morceau tout aussi électrisant que les précédents et sur lequel le duo éminent de la French Touch a convié le chanteur américain Miguel.

Eux font leur retour après une poignée d’années hors des radars et signent un huitième disque pour le moins enthousiasmant : The Jesus and Mary Chain reviennent à nos oreilles avec douze titres, parmi lesquels s’est distingué (à notre humble avis) Hey Lou Reid. Basse lancinante, touches électroniques éparses… Un alliage résolument impeccable.

À retrouver également cette semaine

On renoue, cette semaine, avec les couleurs musicales de Gossip qui partage Real Power, album sémillant aux élans presque romantiques – en témoigne le dansant Give It up for Love, figurant donc dans notre sélection hebdomadaire. On se laisse aussi captiver par Fat White Family et leur single Today You Become Man, lequel ouvre la voie à Forgiveness Is Yours, un disque à paraître le 26 avril.

Pour une ballade tendre et un brin langoureuse, on écoute Romance in Me de Nourished By Time dont la discographie – à ses prémices – se voit étoffée par la sortie de l’EP Catching Chickens EP. Côté tricolore, Halo Maud offre une douzaine de chansons teintées d’un optimisme opportun – dont le superbe Entends-tu ma voix et ses notes de flûtes çà et là. L’album s’intitule Celebrate, voilà qui sonne comme une invitation.

Beaucoup d’autres pépites à écouter : Desire, Julia Holter, Sofie Royer, Alain Chamfort, Efterklang, Adrianne Lenker, John Grant, Khruangbin, Yoa, The Reds, Pinks & Purples, Two Shell & FKA Twigs, 15 15, Ethel, Logic1000, Waxahatchee, Les Mercuriales, Midscale, Vegyn, Please, Alias, Ascendant Vierge, Anna Prior.

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