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La bande à Justice raconte le joyeux bordel des débuts

En 2003, deux jeunes gens nommés Gaspard Augé et Xavier de Rosnay officient sous le nom de Justice et font de la musique électronique. Un jour, ils participent à un concours de remix du morceau Never Be Alone de Simian, groupe anglais du batteur James Ellis Ford. Ils vont perdre.

So Me (directeur artistique historique du label Ed Banger, illustrateur/réalisateur) — Je sais plus qui est le mec qui avait gagné, l’histoire n’a pas retenu son nom. Il me semble qu’on nous avait dit qu’il était pote avec le mec qui organisait le concours, d’ailleurs. Donc Dieu a reconnu les siens.

Matthieu Culleron (journaliste musique à France Inter) — À l’époque, je travaille au Mouv’ à Toulouse. Peu de groupes viennent alors en promo dans le Sud, mais Simian vient. On était très fan du premier album. Avec Nicolas Nerrant et TOMA, on forme par ailleurs un trio DJ qui s’appelle I Was There. Quand on apprend pour le concours de remix, tout le monde joue le jeu, dont Justice, mais surtout TOMA. Et c’est lui qui gagne le concours ! Mais ça ne fait rien. Pendant ce temps, les deux autres cartonnent. Never Be Alone devient un tube mondial. La lose.

So Me — Ça a été un mini-phénomène dans l’electro, tu avais l’impression que quelque chose allait émerger. Ils percent dès le début, en fait. Il n’y a pas une soirée en Europe où le morceau n’est pas joué, ça devient une espèce d’anthem.

Myd (musicien) — Je dois avoir 17 ans et je vais dans un magasin de vinyles à Lille, qui s’appelait USA Import, pour acheter un disque par semaine. Un jour, le vendeur me fait écouter le remix de Simian par Justice, qui ne s’appelait pas encore We Are Your Friends – avec, en face B, un remix de DJ Mehdi par Château Flight. J’ai halluciné. C’était à la fois rock, electro et il y avait ce truc hybride qu’on ne comprenait pas encore. Je n’avais pas compris que leur nom, c’était Justice. Sur MySpace, c’était EtJusticePourTous et ils avaient cette sorte de devise : “Séparés à la naissance, réunis pour la vengeance.” Je leur ai écrit : “Ah, mais vous êtes français ?” Ils m’ont répondu : “Ouais, on est français !”

Christian de Rosnay (Étendard Management) Le morceau est sorti sous l’égide de Pedro Winter, qui a sauvé ce remix qui n’avait pas remporté les faveurs du jury. S’ils avaient gagné le concours, peut-être que l’histoire aurait été différente.

So Me — Moi, je faisais déjà le graphiste pour la boîte de management de Pedro avant qu’il ne monte son label, Ed Banger. Un jour, je le ramène à un dîner où il rencontre Gaspard et Xavier. Il écoute le morceau et il a un coup de cœur. Je suis un peu le chaînon manquant entre les deux. Au bout d’un moment, ça s’excite pas mal autour d’eux et Pedro leur demande plus de musique. Quand deux de mes colocs se barrent, je leur dis que s’ils veulent se mettre à fond dans la musique, le mieux c’est de vivre ensemble, dans le même appart’. Et c’est ce qu’ils font. On vit donc tous les trois et c’est là qu’ils enregistrent le maxi suivant, Waters of Nazareth. Un joli petit virage.

Justice de Nazareth

Tandis que la coloc de Barbès devient l’épicentre de la révolution culturelle en cours, sorte de French Touch 2.0, le tandem s’investit à fond dans la musique et l’enregistrement d’un premier album, Cross (2007), qui fera le crossover dans une époque en ébullition.

Romain Gavras (cinéaste) — Moi, je connaissais DJ Mehdi via la Mafia K’1 Fry. Avec Kourtrajmé, on évoluait plutôt dans le monde du rap. Un jour, il me dit “Viens, je t’emmène chez Justice.” L’appartement était dégoûtant, il y avait des poufs, c’était des sacs-poubelle. Gaspard et Xavier n’étaient pas sûrs de savoir quel single ils voulaient sortir après We Are Your Friends. Et là, ils passent Waters of Nazareth. Je revois Mehdi m’attraper la main. Et moi, je suis comme un dingue. En sortant, il me dit : “Je crois qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui va leur arriver à partir d’aujourd’hui. Ils ne se rendent pas compte.”

Pedro Winter (patron d’Ed Banger Records) C’est tout Mehdi de sortir des phrases comme ça. J’ai pas le recul à l’époque, je suis dans le noyau à ce moment-là. Les garçons, pendant les premières années, je les accompagne 24 heures sur 24. Ce que je sais, c’est que j’assiste à ce moment où la foule est en train de changer : les clubbers, les rappeurs, les skaters se retrouvent tous ensemble. Moi qui avais connu ces mondes-là séparés, voir cette unification a fait de moi le mec le plus excité et heureux du monde. Je me disais : les gars que je prends sous mon aile sont en train de faire la bande-son d’une génération qui enfin pourra mettre des chemises de bûcheron, danser sur Aphex Twin et chialer en écoutant Elliott Smith.

SebastiAn (musicien) — Mehdi était fasciné par notre jeune clique de mecs qui fonctionnait comme un collectif de rappeurs. Ça a été un des premiers à dire que tout ça allait marcher. Justice, eux, ils y croyaient vraiment dès le début. C’est la différence avec moi ou Vinco [Kavinsky]. On était plus détachés du truc. Pour moi, la durée de vie d’un DJ, c’était deux ans. Après, il allait falloir trouver un vrai job.

Romain Gavras — T’avais le droit d’aimer M.O.P. et Black Sabbath. Justice, ça tabassait pareil, mais avec de l’élégance dans les accords et de la musicalité. Il y avait un truc très épique. Je me rappelle, ils avaient une punchline dont j’étais hyper jaloux : “Nous, on fait de la musique à deux émotions. On a gagné la guerre, mais on a perdu quelques potes sur le champ de bataille.”

Pedro Winter — La légende raconte que je n’aime pas Waters of Nazareth. Je profite d’utiliser les canaux de la presse pour rétablir la vérité : moi, je suis le label. On sort Never Be Alone, un tube, ils font plein de remix, bref, on prépare la suite. Et là, le single qu’ils me proposent est un anti-single, qui part dans une tout autre direction. Donc je suis perplexe. Mais j’adore le morceau, ils ont réussi à rendre le bruit funky. Ils ont bien fait d’insister, avec le recul, c’était courageux de sortir ça en 2007. Tout au long de leur carrière, leurs choix allaient vers la surprise et l’excitation, plutôt que de rester confortablement installés sur une autoroute. Dans le processus de création, je n’arrivais qu’à la fin pour répondre à des questions comme : “Est-ce qu’on met D.A.N.C.E. sur l’album ?” Évidemment, qu’on met D.A.N.C.E. !

Christian de Rosnay Les deux sont très obsessionnels. Quand ils ont une idée en tête, c’est très difficile de les faire en démordre. C’est vraiment une qualité. Ils sont très têtus et souvent à juste titre.

Manu Mouton (directeur technique des tournées de Justice) — Ils ont un regard qu’on n’a pas l’habitude de croiser, c’est déroutant. Il faut que ça leur plaise à eux. S’il y a un élément dans la scénographie du live qui ne fonctionne pas comme ils l’imaginaient, j’ai beau avoir passé 300 heures dessus, ils vont me dire : “Bravo, Manu, c’est ce qu’on t’a demandé, mais ça le fait pas.”

Kavinsky (musicien) Xavier m’avait envoyé un texto pour me dire un truc comme “Ça déménage”, quand j’ai sorti Testarossa Autodrive. Je commençais à peine la musique, je gagnais pas une thune et ma meuf payait tout. Un peu glandu, même si je ne rechignais pas à la tâche. Un jour, on s’est séparés et je me suis retrouvé sans appart’. Alors j’ai appelé Xavier, qui m’a laissé sa chambre dans la coloc le temps que je me refasse.

Pedro Winter C’était la cour des miracles, cette coloc. Trois mecs qui vivaient comme des oiseaux de nuit. So Me, à l’époque, il m’envoyait tous les projets à 7 heures du matin. Les retours que je lui faisais à 10 heures, il fallait que j’attende le jour d’après pour qu’ils soient pris en compte. Et Xavier et Gaspard, c’était pareil. Il y avait des cendriers partout dans la baraque. Je me suis demandé s’il ne fallait pas appeler M6 pour envoyer les experts de leur émission sur le ménage de l’extrême.

Christian de Rosnay C’est comme ça que j’ai rencontré Kavinsky. J’arrive dans l’appartement, je vais dans la cuisine et là, je vois une photo de Vinco avec un Famas et son chien, qui datait du service militaire. Je me suis dit : “Mais il est encore là, lui ? Va falloir le déloger, sinon il va prendre racine.” Aujourd’hui, c’est Thibaut [Breakbot] qui a repris l’appartement, il a fait des travaux et tout.

Kavinsky Xavier m’appelle un matin et me dit : “T’as trouvé un appart ’?” Alors moi je lui réponds : “Bah attends, je viens d’arriver, laisse-moi me retourner. Pourquoi, il faut que je me casse ?” Et là il me dit que ça fait plus d’un an que j’y suis. Putain, c’est passé vite.

SebastiAn Le mec a dû rester trois ans. Mais à la demande de la coloc, parce qu’il faisait marrer tout le monde.

Kavinsky Quand j’ai gagné un peu de thune, j’ai offert un coffret Louis XIII à Xavier pour le remercier. Le meilleur Cognac du monde. Un truc à 4 000 boules. On s’est retrouvés dans le bureau de Christian, notre manager, et on s’est sifflé la moitié de la bouteille. On se disait qu’à chaque verre qu’on se servait, c’était 200 balles qu’on s’envoyait.

SebastiAn Vinco a débarqué à l’époque où Gaspard et Xavier étaient en train de faire Cross. Ils passaient leur vie en studio, dans les sous-sols du Triptyque.

Pedro Winter Les travaux avaient été faits par un mec qui avait refait l’appart’ de Mehdi. Les sous-sols, c’était vraiment ghetto. Tu descendais dans les caves, tu marchais pendant longtemps et eux avaient leur studio tout au fond. C’était bien deep. Moi qui suis claustro, j’étais pas bien quand je devais y aller.

Christian de Rosnay Ils s’étaient installés alors que les cabines n’étaient même pas construites. C’était très rough.

Piu Piu (agente image/ DJ) Je me souviens marcher dans mon quartier du XIIIe arrondissement et entendre des gens écouter D.A.N.C.E. par une fenêtre. Ça m’avait choquée en mode : “Wow, il y a des gens hors des clubs qui aiment leur musique !” En matière de pop culture, c’était un signe ultime pour moi.

Ed Banger Crew

Ed Banger, Justice. Justice, Ed Banger. Le succès du groupe ne va pas sans le succès du label, et vice-versa. Tournées, soirées, projets : comment une bande de copains est devenue une famille ayant réussi à exporter la musique made in France partout dans le monde.

Matthieu Culleron Quand Ed Banger a cartonné avec Justice, ils ont ramené l’electro aux États-Unis. À New York, il s’est vraiment passé quelque chose.

SebastiAn On partageait tous un constat : les clubs, c’étaient des trucs remplis de gens qui dansaient tout seuls. C’était pas ce qui nous faisait marrer. Tout était trop sérieux. Alors que nous, on faisait exprès de mettre trop fort, on savait à peine mixer et on s’en foutait. Le jour où ça a switché, c’est quand Pedro nous a emmenés faire une date en Angleterre. Les Anglais ont tout de suite capté l’intention. Ça leur a parlé, parce que c’était du rock fait avec des ordis. Pour eux, on était l’équivalent d’un ado qui débarque avec une guitare et un ampli.

Romain Gavras Je n’ai plus revu une telle nébuleuse que celle d’Ed Banger en France ou ailleurs depuis. Soit un groupe de gens vraiment amis à la ville, qui arrivent partout en crew comme si c’était le Wu-Tang. De 2007 à 2012, ils ont vraiment été l’emblème d’un tournant dans l’histoire de la musique. Quand on a débarqué aux États-Unis avec Justice, c’était comme si les kids américains avaient oublié que la musique venait de chez eux. Détroit, Chicago. Tu voyais qu’ils ne savaient pas comment bouger.

Pedro Winter Au premier Coachella, en 2007, Justice a vraiment marqué les esprits. C’est qui, ces mecs en cuir, avec leur clope au bec ? Van Halen ? Raté, c’est Justice, avec un son turbine, distordu mais funky. Les gens sont tombés amoureux.

SebastiAn — On a mis énormément de temps à comprendre que les gens venaient pour nous. Pour moi, les gens allaient en club pour picoler et éventuellement baiser en fin de soirée, et moi, je n’étais là que pour foutre le bordel, de façon accessoire. On a été pris dans la hotte aspirante que Justice a généré.

Kavinsky — On se connaissait à peine avec Xav, quand je lui ai fait écouter le morceau Tenebre de Claudio Simonetti. Il a adoré et pris le sample pour faire Phantom. J’étais hyper flatté.

Juliette Armanet (musicienne) — Ed Banger, c’est une famille en or. C’est la musique qui me fait complètement vibrer, il y a une vraie fierté française de toutes ces sensibilités qui ont créé un son qui est devenu international. Ça a beaucoup compté pour moi, dans les harmonies, le son. Ça me faisait rêver.

So Me Rapidement, Ed Banger est ce label identifiable par ses acteurs. Mehdi, Pedro, Justice : c’était Le Club des Cinq et Scooby-Doo réunis.

Myd Justice a très vite eu cette imagerie forte. Le plus drôle, c’est que la croix n’est pas le symbole de la justice. Donc ils ont pris un emblème qui n’a rien à voir avec le nom pour en faire un logo. Ils ont réussi à trianguler plusieurs univers pour raconter leur propre histoire. Ils ont cristallisé un truc que Pedro avait commencé à faire à l’échelle de la famille Ed Banger : tout le monde s’est mis à regarder la croix comme on avait fini par regarder le DJ telle une superstar.

Thomas Jumin (graphiste) L’avantage d’un emblème comme celui-là, c’est que tu en fais ce que tu veux. C’est comme ça que tu rends ton groupe intemporel.

So Me Quand on allait à l’étranger, les gens pensaient qu’il y avait à Paris une vie nocturne folle. Faut dire qu’on avait des labels comme Ed Banger, Institubes, Tigersushi. Certains croyaient que la capitale était un Berlin bis, alors qu’il n’y avait presque rien. Il y a néanmoins toujours eu un club qui s’imposait, comme le Pulp à un moment. Le ParisParis est peut-être celui qui est resté plus longtemps que les autres. C’est là-bas que tout le monde se retrouvait, c’était super. Tu avais Erol Alkan, Two Many, Medhi. C’était fun.

Matthieu Culleron — La mixité était totale : t’avais les rockeurs, les mecs de la techno, tout ça dans une ambiance assez libertaire. Je me suis retrouvé dans des soirées avec LCD, Soulwax ou Justice. Une affiche comme ça aujourd’hui, tu ne la mets pas dans un club. Parfois, t’avais 600 mètres de queue. C’était une parenthèse enchantée.

Marco Dos Santos (photographe, réalisateur, ex-DA du ParisParis) — Teki Latex a eu l’idée d’organiser des battles. Deux équipes qui s’affrontent en balançant des morceaux chacun son tour depuis un iPod. Plus les gens crient, plus tu gagnes. On a fait une édition avec Justice, So Me et Mehdi, c’était dingue. Crois-le ou non, à la fin de la battle, le décibelmètre affichait ex æquo.

Sarah Andelmann (cofondatrice de Colette) J’ai proposé à Pedro de mixer dans les soirées Colette, à l’époque où il manageait encore Daft Punk. Au ParisParis, on faisait les Colette Dance Class. So Me faisait les flyers. C’est à cette époque que j’ai rencontré Gaspard et Xavier. Toute cette petite clique, je la côtoyais à travers les soirées Colette. Je me souviens même être allée à Coachella. Je trouvais ça fou de voir cette petite famille se créer. Quand je voyais Xavier et Gaspard, je me demandais comment deux personnalités si différentes pouvaient fonctionner ensemble.

SebastiAn À cause de la première French Touch, les gens ont cru à une sorte de continuité versaillaise. Mais pas du tout. Bon, ok, t’as des mecs avec des noms à particule, quoi. Ce qui nous unit le plus, c’est con, mais c’est l’humour. On a les mêmes références : Oizo, Justice, Vinco, Pedro. Il y avait tout pour que ça fonctionne, alors qu’on vient tous d’univers très éloignés. L’humour, c’est le fil conducteur. Pedro est d’ailleurs encore sur cette ligne. C’est le mec qui peut te dire : “Attention, je crois que t’es plus en train de te marrer là.”

Pedro Winter Xavier m’a rappelé récemment que Mehdi et Thomas Bangalter étaient là pour le premier Coachella, les mains dans le cambouis pour aider à monter la scène. Symboliquement, ça en dit beaucoup. Comme une passation très bienveillante entre Justice et Daft Punk, alors que moi j’allais arrêter de bosser avec Thomas et Guy-Man l’année d’après. Le fait que Thomas ait été là en front of house lors du show, c’est fort.

Les duettistes

Outre la place que Justice occupe au cœur de la constellation Ed Banger, Gaspard Augé et Xavier de Rosnay forment à eux deux un micro-organisme à part dans la scène musicale française et internationale.

SebastiAn — Xavier est plutôt casanier, alors que Gaspard, c’est impossible de ne pas le croiser si toi aussi tu sors. Il a le don d’ubiquité, si tu croises trois personnes différentes qui te disent l’avoir vu dans trois endroits différents au cours de la même soirée, c’est qu’il était aux trois endroits à un moment donné.

Juliette Armanet — Gaspard est souvent venu à mes concerts lors de ma première tournée, ça me terrorisait. J’étais fière, mais ça me mettait une énorme pression en même temps. C’était comme avoir Prince à mon concert.

SebastiAn Gaspard en studio, c’est le mec qui fait les notes et trouvera le petit accord médiéval qui sort de nulle part. Xavier, c’est plutôt la production.

Juliette Armanet J’ai travaillé avec Xavier sur ma chanson Tu me play. Avec Victor Le Masne, qui travaillait avec moi, on était arrivés à un point où on avait tout donné, et moi je cherchais une certaine profondeur de son, quelque chose de plus impérial. Et lui a débloqué quelque chose. Il a rendu le morceau plus mordant, plus dangereux. J’ai l’impression que Xavier et Gaspard n’ont pas de chapelle mais ils ont un goût très sûr.

So Me Le club anglais Fabric leur avait demandé un mix de Noël. Je pense que les techno heads qui s’attendaient à du son qui tabasse se sont retrouvés avec tout ce qu’ils détestaient le plus : de la variété, du disco, tout ça.

SebastiAn Fabric avait fait la gueule et refusé le mix. Justice avait répondu : “Bah ouais, c’est ce qu’on aime.” Il y avait du Julien Clerc dessus, du Balavoine. Ils sont vraiment fans de Julien Clerc !

Pedro Winter Xavier et Gaspard ont participé aux maquettes de Yeezus, de Kanye West. Personne ne le sait, ça. Je dois en avoir quelques-unes encore. Ils ne sont pas allés au bout, finalement, mais dans les sonorités que Kanye a pondues, moi j’entends Justice.

SebastiAn Ils ne perdent jamais leur ligne. Ils auraient les moyens d’aller chercher des The Weeknd, mais ils préfèrent prendre Miguel sur le dernier album, parce qu’ils trippent spécifiquement sur lui. Je pense même qu’ils le préfèrent à Frank Ocean. Ils ont la notoriété et les contacts suffisants mais ils ne sont pas tactiques. Je pense qu’ils se voient un peu comme le Velvet Underground. Qu’ils réfléchissent à comment ils ont envie qu’on se souvienne d’eux dans le futur.

So Me C’est hyper tentant d’analyser, j’adore faire ça avec les disques que j’aime : les situer, dire ce qu’ils signifient, pourquoi l’artiste a fait comme il a fait. Chez Justice, c’est moins calculé que ça. Le nouvel album peut donner l’illusion de ressembler au premier, parce qu’ils reviennent à un son plus dur, mais quand tu regardes de près, les deux albums ne se ressemblent pas tant que ça. Il y a beaucoup d’expérimentations, de fausses utilisations de samples, alors que ce sont des trucs vraiment joués, tout un tas d’innovations.

Pedro Winter Pour les taquiner un peu, je dis souvent qu’ils cherchent à être dans la démonstration, le savoir-faire, le bon goût. Le surdoué qui te met une bonne gifle en te montrant qu’il sait faire des montées d’accords, un bridge, etc. Ce sont des esthètes ! Avec Hyperdrama, ils sont revenus à quelque chose de plus spontané et moins cérébral. Et ils ont ouvert la porte à des guests ! Ça fait un moment que je me bats pour ça. Quand ils m’écrivent pour me dire qu’ils sont à Los Angeles avec Kevin Parker, je suis l’homme le plus heureux du monde.

La musique se gentrifie, les artistes se précarisent

La semaine dernière, le quotidien britannique The Guardian publiait un papier sur le business du live outre-Manche intitulé : The working class can’t afford it”: the shocking truth about the money bands make on tour. Soit, en français : “La classe ouvrière ne peut plus se le permettre” : la terrible vérité sur l’argent que gagnent les artistes en tournée. Interviennent dans ce sujet plusieurs groupes (English Teacher, Nubiyan Twist), un manager d’artistes, le représentant de l’association de défense des intérêts des musicien·nes (Featured Artists Coalition) : tous sont d’accord sur un point : les artistes ne peuvent pas vivre des concerts. Pire, ils perdent de l’argent.

Ils et elles ont testé pour vous

Une enquête qui fait écho à la parole de Lias Saoudi de Fat White Family, recueillie par nos soins à l’occasion de la sortie du dernier album du groupe : “Le rock (…) a été gentrifié, comme n’importe quoi d’autre. Qui peut aujourd’hui s’acheter des amplis de basse et de guitare, si ce n’est la jeunesse issue des classes moyennes ?” Sur X, la musicienne claire rousay (qui vient de sortir son génial nouvel album sentiment) cite l’article en allant dans le sens du constat qu’il établit : “J-2 avant l’échéance du loyer, je confirme.”

De son côté, l’immense Ryley Walker, héros héroïque de l’indie made in US, jamais le dernier pour la déconne, ironise, toujours en rebondissant sur le papier du Guardian : “J’ai accepté l’idée que si je devais mourir sur l’autoroute à péage de l’État de l’Ohio, le crédit poursuivra toute ma famille, même éloignée, jusqu’à ce que la dette soit payée.

Qui les paie ?

The Guardian souligne par ailleurs que cet état de fait concerne aussi bien les artistes indépendant·es que celles et ceux signé·es en major, qu’ils ou elles jouent pour 200 ou 2 000 personnes. Une artiste américaine nous confiait récemment qu’aux États-Unis, dès qu’un·e musicien·ne arrête de tourner, même en ayant joué sur scène à l’international, il ou elle retourne dès le lendemain servir des cafés dans les diners des quartiers gentrifiés pour maintenir un niveau de revenus décent.

Dans le Guardian, Dan Potts, de Red Light Management, pointe du doigt un problème endémique à l’industrie de la musique, qui méconnaîtrait elle-même son propre système de répartition d’une richesse qui ne ruisselle pas jusque dans les poches des artistes : “Les gens des labels pensent que les artistes se font de l’argent avec les tournées, pendant que les producteurs de spectacle s’imaginent qu’ils gagnent leur vie grâce aux revenus générés par les éditions (…) tout le monde pense que les artistes se font de l’argent via un autre secteur de l’industrie” et de conclure : “Les artistes sont les plus gros employeurs de l’industrie en réalité.

Chapeau et admiration éternelle pour tous les réseaux suburbains, salles, tourneurs DIY, artistes qui, envers et contre tout, continuent de faire communauté en se saignant pour que vive une certaine idée de la pluralité et de la lutte des classes.

Édito initialement paru dans la newsletter musique du 3 mai 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

Fat White Family trace toujours sa route rock rageuse et orageuse

“L’histoire de Fat White Family est autant une comédie de haute volée, qu’une profonde tragédie. Comme la vie, en fait.” Ces mots sont ceux de Mark Lanegan, flanqués au dos de Ten Thousand Apologies: Fat White Family and the Miracle of Failure (2022), le bouquin de Lias Saoudi et de la journaliste Adelle Stripe sur l’itinéraire chaotique de ce groupe né dans les décombres d’un Royaume-Uni plus UKIP que Cool Britannia. Dire que l’Américain, décédé en février 2022, en connaissait un rayon sur les misérables conditions de l’existence humaine est une banalité. On peut donc le croire sur parole.

Lias, cofondateur de la formation britannique avec son frangin Nathan et l’édenté Saul Adamczewski, a justement l’allure d’un héros tragicomique de bande dessinée. Il y a quelques semaines, on l’a retrouvé enrhumé dans les locaux du label Domino pour parler de Forgiveness Is Yours, le quatrième album de son band. Contre toute attente, il nous prépare un thé au citron et gingembre, avec le geste appliqué d’un junkie à la Burroughs.

Une entreprise de déstabilisation de l’ordre petit-bourgeois

“Tu es venu seul ? Où sont les autres ?”, se hasarde-t-on. Il se redresse : “C’est marrant que tu poses cette question, parce que le bassiste me demandait la même chose : qui sont vraiment les membres du groupe ? Peut-être que je vais finir comme Mark E. Smith, seul capitaine à bord de The Fall, et que je rebaptiserai le projet The Lias Saoudi Fat White Expérience.” Bonne idée. De toute façon, Fat White Family est un navire qui a toujours pris l’eau.

La dope, les outrances, la provocation. Saul, d’ailleurs, ne fait plus partie de l’équipage. À l’époque de Serfs Up! (2019), l’album précédent, c’était déjà presque le cas. “Avec son départ, c’est une certaine vision des choses qui part avec lui. S’il fallait l’écouter, on aurait sorti Metal Machine Music Part 5. Il voulait aller vers des trucs plus industriels et j’adore ça. Mais j’aime aussi la musicalité. Quant à Nathan, il a toujours dit qu’il voulait faire des chansons que notre mère pourrait écouter”, nous précise-t-il.

“Le plan, c’était de partir en tournée en Asie, de se faire un peu de blé, puis de partir vivre dans les montagnes du Maghreb avec ma famille pour monter une sorte de Graceland jihadiste” Lias Saoudi

Fat White Family semblait pourtant avoir pris de bonnes résolutions : “On était tous sur la même longueur d’onde. Le plan, c’était de partir en tournée en Asie, de se faire un peu de blé, puis de partir vivre dans les montagnes du Maghreb avec ma famille pour monter une sorte de Graceland jihadiste. Tout le monde aurait été fonctionnel, puisque tu ne trouves ni héroïne ni cocaïne là-haut. Même Saul avait eu son visa algérien. Et puis la pandémie est arrivée et tout est tombé à l’eau”, relate Lias.

Sans Saul, mais pas sans morgue, le groupe poursuit aujourd’hui son entreprise de déstabilisation de l’ordre petit-bourgeois de l’industrie du disque britannique, en s’efforçant de redonner à la pop un semblant de pouvoir subversif, dans une époque grippée et incapable de savoir quoi faire d’une œuvre irrévérencieuse si celle-ci n’est pas livrée avec une notice explicative précautionneuse.

Contre la gentrification du rock

“Le rock a perdu toute forme de connexion avec cette sorte de dégoût et de dédain prolétariens, qui en étaient le moteur. Il a été gentrifié, comme n’importe quoi d’autre. Qui peut aujourd’hui s’acheter des amplis de basse et de guitare, si ce n’est la jeunesse issue des classes moyennes ? C’est devenu un lifestyle, qui a perdu de sa vitalité et qui n’ouvre plus sur d’autres mondes. Tu trouveras plus de visions futuristes et d’animosité dans la musique électronique ou dans le soundcloud rap, même si j’en écoute peu.”

La répulsion et le désespoir, une affaire de classe ? Forgiveness Is Yours se situe pile dans cet angle mort de la morale où croupissent encore toutes ces questions existentielles que les bonnes consciences et l’air du temps, de tout temps, n’auront jamais évacuées, et que Lias s’échine encore à faire flotter dans nos esprits par le biais de la provocation et du malaise. À l’image de ce Today You Become Man qui relate dans un spoken word frénétique et angoissé le souvenir de sa circoncision tardive.

“Peut-être que je serai le dernier véritable écorché du quartier” Lias Saoudi

“C’était une façon pour moi de surligner cette tendance que les gens ont à trouver dans leur histoire quelque chose qui ressemble à un traumatisme pour ensuite en tirer profit. On est dans une sorte de quête soi-disant vertueuse qui pousse tout le monde à se comporter comme un élu travailliste de seconde zone et à s’exprimer avec toujours beaucoup trop de précaution.”

Qui a dit que la musique se devait d’apporter du réconfort ? Fat White Family a toujours préféré la jouer frontal, décrivant des paysages urbains en lambeaux ou rongés par l’écocide en cours et peuplé de personnages répugnants, tous ramenés à leur prime humanité – de Lee Harvey Oswald à Goebbels, en passant par Kim Jong-un. Ce qui dérange, évidemment. Si Forgiveness Is Yours, avec ses orchestrations électroniques, est moins dans le name-dropping – à noter quand même cette scène surréaliste dans laquelle Sean Lennon est surpris est  en train de masser sa mère, Yoko Ono, tandis que Lias s’adresse au fantôme de John –, il est néanmoins hanté par les hurlements des cramés du rock ayant flirté avec la mort et le diable.

“À chaque fois qu’un Mark E. Smith ou un Shane MacGowan meurt, et dans l’attente du trépas de Nick Cave et d’Iggy Pop, je m’approche toujours un peu plus de la tête du peloton. Je ne me fais pas d’illusion, je suis loin derrière pour l’instant, mais si suffisamment d’entre eux y passent, alors peut-être que je serai le dernier véritable écorché du quartier.” En d’autres termes, le nouvel album de Fat White Family est la bande-son idéale d’un sacrifice rituel fantasmé d’Ed Sheeran sur un bûcher glorieux.

Forgiveness Is Yours (Domino/Sony Music). Sortie le 26 avril. En concert le 27 mai à la Cigale, Paris.

Dubaï sous l’eau, le nouvel album de Marie Klock… C’est l’édito bizarre de François Moreau

Dubaï sous la flotte, des chameaux emportés par le courant dans le désert, le tarmac de l’aéroport international de l’émirat transformé en piscine houleuse. Les images qui nous sont parvenues cette semaine des Émirats arabes unis, en proie à des pluies torrentielles, ont quelque chose d’onirique, voire de carrément bizarre et omineux. Momentanément victime de perturbations cognitives à la vue de ces scènes que l’on aurait dites extraites d’un roman d’anticipation, je me suis souvenu de cette phrase d’Alain Damasio, auteur de science-fiction sous les feux de la rampe, prononcée sur France Inter le 11 avril : “Pendant très longtemps, on nous a vus comme des gens qui font de la prospective, c’est allé tellement vite qu’on est devenus des écrivains réalistes”.

À peu près au même moment, dans mon courrier, je tombe sur ce bouquin de Mark Fisher, éminent critique culturel britannique décédé en 2017, publié ces jours-ci pour la première fois en France par les éditions Sans soleil et traduit par Julien Guazzini : Par-delà étranger et familier – Le bizarre et l’omineux. Dans cet ouvrage, le critique “cartographie les variétés de l’étrange” qui hantent les œuvres des artistes que l’on connaît tous·tes – de The Fall, à David Lynch, Stanley Kubrick ou encore l’autrice australienne Joan Lindsay. Au sujet du bizarre, il écrit que son surgissement “vient signaler que les concepts et les référentiels utilisés jusqu’à présent sont dorénavant obsolètes”. À propos de l’omineux, il poursuit en disant qu’il “peut nous donner accès aux forces qui gouvernent la réalité ordinaire mais qui sont généralement dissimulées, tout comme il peut nous donner accès à des espaces situés complètement au-delà de la réalité banale”. Comme la vision des chameaux de Dubaï entraînés par les eaux, deux disques sortis récemment ont détraqué nos sens. Bizarres et omineux, eux aussi, dans le sens où ils nous sortent momentanément de notre quotidien trop réaliste pour être vrai.

Conspirations ?

Il y a d’abord Un autre monde///dans notre monde, objet de collages sonores halluciné, piloté par Jean-François Sanz et mettant à l’honneur le réalisme fantastique, dans la lignée du travail de curation du commissaire d’expo affilié à agnès b. On y retrouve, entrecoupés de propos radiophoniques de Louis Pauwels et Jacques Bergier (papes de ce courant de pensée contre-culturel des sixties en quête de civilisations perdues), des pépites musicales vintage (de Tuxedomoon à Guy Skornik ou Brigitte Fontaine) et des inédits contemporains (des Limiñanas à Exotourisme ou Zombie Zombie).

L’autre, c’est l’album de Marie Klock, intitulé Damien est vivant, en hommage à son ami poète décédé Damien Schultz. Jouant des faux raccords, on reconnaît dans les textes et dissonances sonores de la musicienne, ce regard à côté, sur ces choses et sentiments qui n’ont rien à foutre là, situés à la lisière du ridicule et du pathétique, mais qu’on ne prend pas la peine de souligner par crainte de devenir zinzin. Tout se recoupe, finalement. À croire que les conspirations existent.

Édito initialement paru dans la newsletter Musique du 19 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

[Exclu] KLEIN en pleine montée dévoile le single motorik de “PRODROME”

KLEIN, pas Klein (comme la musicienne expérimentale de South London) ou Yves Klein (le pape du monochrome). Connu à la ville sous le nom de Benjamin Porraz, guitar hero pour le compte des pop stars hexagonales Clara Luciani ou Jain (entre autres), le musicien la joue solo sous ce drôle de sobriquet, prétexte à des cavalcades instrumentales loin d’être monochromes, elles.

Déjà auteur d’un album sorti en 2020 (KLEIN), le Français dévoile l’extrait éponyme de son deuxième long format attendu le 19 avril, PRODROME. La guitare reste l’instrument de prédilection du garçon, dont il tire ici une myriade de teintes à la façon d’un Michael Rother frenchy, sur une rythmique motorik portée par une boîte à rythmes et une basse synthétique rendue complètement barjot à mesure que décolle la fusée KLEIN. On est à deux doigts d’estampiller l’objet “balearic-kraut”. Le morceau est accompagné d’un clip en forme de compilation d’images aussi oniriques qu’un souvenir pastel, mis en scène par Julia Grandperret et Nevil Bernard.

Biberonné aux B.O. seventies, au psychédélisme et aux exercices de style de The Durutti Column, Porraz promet un album conçu “comme une compilation instrumentale à la manière de la musique de librairie des années 70 (…) pensé comme une bande originale où l’auditeur est libre de créer son propre film”.

Billie Eilish et son futur album : le retour du slow listening ?

© William Drumm

Billie Eilish a annoncé le 8 avril dernier la sortie de son troisième album, Hit Me Hard and Soft. Il sera disponible le 17 mai et, comme d’habitude, il a été mis en boîte avec son frangin, Finneas. Dans un communiqué, Billie déclare : “Cet album est à écouter idéalement dans son intégralité du début à la fin.”

Pour creuser davantage le sillon de cette injonction d’esthète, la musicienne ajoute qu’elle ne sortira pas de single et ne dévoilera rien du disque – à part le tracklisting qui a fuité – jusqu’au jour de sa sortie officielle. Une injonction, une fois encore, qui nous rappelle ce concept branlant ayant fait surface sur Internet il y a une dizaine d’années : le slow listening.

C’était quoi, le slow listening ?

Pour faire court, il s’agit de se dédier à l’écoute d’un album dans son intégralité, si possible sur du bon matos et en ne faisant rien d’autre que cela. À l’époque, la génération ayant grandi avec le support physique comme seul et unique format d’écoute s’était bien marrée en découvrant cette épiphanie émanant des milieux gentrifiés.

Écouter un album en entier, quelle révolution ! Cette “tendance”, qui n’a pas résisté à la réalité des flux incessants, du morcellement des œuvres et de l’interconnexion généralisée, avait néanmoins le mérite de proposer une alternative à nos vies TGV et à la vision dystopique d’un futur (notre présent) dans lequel les œuvres musicales ne s’inscriraient plus dans le temps long.

Sous l’océan

Billie Eilish a par ailleurs dévoilé la pochette de l’album. Sur celle-ci, on la voit sous l’eau, le regard tourné vers une porte ouverte à la surface. Un teaser vidéo accompagne l’image : elle sombre, et un bras vient l’attraper à la dernière minute, la sauvant de l’appel des abysses. Évidemment, Billie n’a pas inventé l’imagerie de l’engloutissement du monde en tant qu’il peut d’abord être un engloutissement de soi.

Du mythe de l’Atlantide à celui de la submersion du Japon, de l’esthétique steampunk de Waterworld (1995) au bébé de Nirvana, des accès dépressionnaires du rappeur Hamza sur Paradise (2019) au Titanic Rising (2019) de Weyes Blood : les visions sous-marines, tour à tour vectrices d’un message apocalyptique, écologique, fantastique, politique, ou de prévention pour la santé mentale, hantent la culture populaire.

En ce qui concerne Hit Me Hard and Soft, on a repensé au bouquin du musicien, journaliste et écrivain David Toop, Ocean of Sound : Ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther (1995). Toop y documente le passage de l’état mathématique à l’état gazeux de la musique, depuis les pérégrinations aquatiques des musiciens balinais jusqu’à “l’invention” de l’ambient par Brian Eno, obsédé par la coloration pastel de ses atmosphères sonores. “Un nombre croissant de musiciens créent des œuvres qui saisissent la transparence de l’eau”, écrivait-il déjà.

Billie Eilish a grandi à Los Angeles, immense citée évaporée, biberonnée à toutes les hybridités musicales offertes par l’hyper-accès à Internet. Dans cet océan, sa volonté de reconnecter le monde à un album ancré dans une démarche artistique qu’elle s’imagine être cohérente, ressemble à une tentative ultime de regagner la terre ferme.

Découvrez Malice K, descendant des génies fracassés de la musique américaine

Une fois tous les dix, quinze ans, l’Amérique nous gratifie d’un jeune type habité par un génie fracassé : Kurt Cobain, Elliott Smith, Julian Casablancas. On a vite fait de classer Malice K dans cette filiation. Toute ressemblance avec le leader de Nirvana époque In Utero (1993) étant par ailleurs fortuite, Alexander Konschuh, de son vrai nom, a 28 ans et nous vient d’Olympia, Washington. Son itinéraire est grunge, voire carrément beat.

Né de parents teenagers et biberonné au son de la capitale du rock alternatif, il se met d’abord au dessin (le style rappelle celui de Ralph Steadman, compagnon de route du journaliste gonzo Hunter S. Thompson), avant de partir à 18 ans, au gré des vents, sur la route à la Kerouac, puis de vivre un temps dans une communauté dans le désert.

Après une rencontre avec le dénommé Nascar Aloe, figure de proue de l’underground de Los Angeles et membre du collectif DeathProof Inc, aficionado de sons extrêmes, il décide que le meilleur moyen d’éclabousser le monde de ses fulgurances, c’est encore la musique. Aujourd’hui établi à Brooklyn, il a sorti deux EP dans une veine nineties et deux singles (PHD et Radio) signés sur le prestigieux label indé Jagjaguwar, annonciateurs d’un album à paraître, on l’espère, cette année.

Radio (Jagjaguwar/Modulor)

Niecy Blues, la révélation jazz-ambient venue d’Oklahoma

L’Amérique, ce territoire de cultes. On croise régulièrement la route de musicien·nes témoignant du chemin de croix qu’il·elles ont entrepris pour se libérer de l’emprise de la religion, notamment dans le sud des États-Unis. Cat Power nous en parlait déjà lorsque, se souvenant de sa jeunesse passée à subir les prêches apocalyptiques de sa communauté de baptistes, elle confiait : “Ils ont voulu m’enseigner la crainte de Dieu, ils n’ont réussi qu’à me transmettre la peur des hommes.”

Niecy Blues (Janise Robinson dans le civil) fait partie de cette catégorie, même si l’on sait peu de choses sur la musicienne : Bones Become the Trees est une affirmation de mon rejet de toute religion organisée. J’ai ressenti de la honte, ce qui m’a conduite au déni de ma propre personne et à une perte de contrôle. Cette chanson témoigne de mon autonomie et de ma liberté retrouvée”, confiait-elle à l’époque de la sortie de ce single publié en 2021 chez Mexican Summer.

Celle qui a grandi en Oklahoma au sein d’une communauté de croyant·es est venue définitivement conjurer le sort fin 2023 avec un premier album, Exit Simulation, sorti lui chez Kranky, maison de disques de qualité ayant fait beaucoup pour le champ de la musique ambient outre-Atlantique depuis plus de trente ans (Pan American, Grouper). Dans un geste de sécularisation d’une beauté troublante, elle explique avoir convoqué la mémoire de la musique religieuse de son enfance, en ne conservant que sa puissance de sidération et de fascination : “Ma première expérience avec l’ambient, c’est à l’église que je l’ai eue : lente, avec ces chants de vénération et des échos dans la guitare… même si tu n’es pas croyant, tu ressens quelque chose.”

La musique de Niecy Blues est ce genre de liturgie du futur, quelque part entre le jazz improvisé, le R&B et une soul ultramoderne, comme une sorte de manifeste à la gloire de la libération des imaginaires dans un monde rabougri par les obscurantismes.

Exit Simulation (Kranky). En concert au Rewire Festival, La Haye (Pays-Bas), le 6 avril.

Kurt Cobain, 30 ans déjà

Les quelques égaré·es né·es un 5 avril doivent vivre depuis 1994 avec l’idée que leur anniversaire sera toujours éclipsé par celui de la mort de Kurt Cobain. Cette année sera plus que jamais le cas, la cartouche du fusil Remington M11 ayant traversé la tête du natif d’Aberdeen, Washington, fêtant ses 30 ans. C’est qu’on les aime, les chiffres ronds. Ils disent quelque chose de la manière dont la mémoire est affectée par le temps.

La relève

Comme avec toutes les icônes de la culture populaire disparues trop tôt, on a longtemps cherché qui était l’héritier de Kurt Cobain chez les emo kids du rap (de Lil Uzi Vert au démoniaque XXXTentacion), jusqu’à l’apparition de Billie Eilish, en qui un type comme Butch Vig, producteur de l’album Nevermind, a vu les reflets de Kurt. En 2021, il nous confiait : “Elle exprime son anxiété de l’époque dans laquelle elle vit et se situe à un niveau émotionnel qui parle directement aux gens qui la suivent, parce qu’ils sont précisément comme elle. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec Nevermind. Preuve que le dispositif en power trio de Nirvana n’était qu’un support dynamique pour exalter un dégoût, et non une doctrine rock formelle.

Néanmoins, il peut se passer plus en trois ans qu’en trente. C’est ainsi qu’en 2024, la question de la réincarnation de Kurt Cobain dans la peau d’un individu cristallisant tous les reflux de l’époque nous semble soudainement nulle et non avenue. Tout est plus diffus, mouvant, asymétrique. Un disque paru ces jours-ci documente ce glissement de paradigme : CD Wallet, de Homeshake. Mon disque préféré de l’année so far. La pochette – une piaule bordélique d’ado tardif jonchée de fringues, de CD et de bouquins – est grunge. La photo aurait pu être prise en 1994, mais il y a aussi des chances pour qu’elle ait été shootée hier.

Éternelle adolescence

La musique, quant à elle, tranche avec les albums précédents du Canadien, plus axés sur les synthés. Ici, Peter Sagar (son vrai nom), sort les guitares slowcore de son adolescence 90’s passée dans les environs de sa bourgade d’Edmonton, capitale de la province de l’Alberta. Mac DeMarco vient de là-bas, lui aussi. Le geste est donc nostalgique, comme le coup d’œil dans un rétro dévoilant un paysage familier, mais étrange. Dans un entretien accordé au magazine culturel Range, il raconte que CD Wallet a été “réalisé dans un style indie rock heavy et simple, pour impressionner l’ado qu[‘il] étai[t]” : “Quelques chansons évoquent des événements spécifiques, mais la plupart sont la réminiscence de l’époque de mon enfance, quand je me saoulais derrière une benne à ordure. Rien de très profond là-dedans.

Trente ans après sa mort, Cobain n’est plus le Christ qu’on a bien voulu faire de lui et qu’il vomissait, mais une tronche de plus sur un poster dans la chambre de Peter Sagar et de tous·tes les gosses se souvenant d’abord du quotidien plombé d’une enfance passée dans la décennie 1990.

Édito initialement paru dans la newsletter musique du 5 avril 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

“All Quiet on the Eastern Esplanade” : les Libertines ont-ils bien fait de revenir ?

Cramés avant même la sortie de leur premier album Up the Bracket (2002), les Libertines avaient réussi à mettre en boîte in extremis une suite deux ans plus tard, avant de se crasher en beauté dans un feu d’artifice de drogues et de bastons médiatisées. Deux albums, ce n’est pas si mal pour un groupe de rock anglais prometteur. C’est toujours un de plus que les Sex Pistols.

Après une reformation inespérée pour quelques dates au début des années 2010, c’est avec un disque inattendu, Anthems for Doomed Youth (2015) – qui remettait des pièces dans le juke-box à travers quelques beaux moments sans parvenir néanmoins à raviver la  flamme –, que la bande des quatre a pavé le chemin vers un futur plus radieux.

Le tableau d’un moment donné de l’histoire de l’Angleterre

Désormais copropriétaires d’un studio qu’ils qualifient eux-mêmes d’Arcadie (pays utopique où l’harmonie est la règle), Peter, Carl, Gary et John renouent avec une certaine idée de la décadence dans le classicisme pop made in England. All Quiet on the Eastern Esplanade, ébauché en Jamaïque par la paire Doherty/Barât, ce sont onze titres triés sur le volet, avec leur lot de classiques instantanés (Run Run Run dans un genre garage rock, Night of the Hunter, ballade belle à pleurer, écrite au cordeau).

Plusieurs thèmes traversent l’album : l’amour, l’amitié, l’addiction. Mais là où les Libertines tapent fort, c’est qu’ils parviennent à peindre le tableau d’un moment donné de l’histoire de l’Angleterre en immortalisant des images (la Reine dans son cercueil de verre, la crise migratoire dans un royaume délabré) avec un art du songwriting réaffirmé et sans effets de manche. All Quiet on the Eastern Esplanade aurait ainsi pu s’appeler Dernières Nouvelles du front. La classe.

All Quiet on the Eastern Esplanade (Virgin Records/Universal). Sortie le 29 mars.

“Cowboy Carter” : Beyoncé a-t-elle sorti son chef-d’œuvre ?

“Ceci n’est pas un album de country, ceci est un album de Beyoncé.” Les mots s’affichent en lettres laser sur la façade du musée Guggenheim, à New York. Laissons de côté les considérations bassement marketing du procédé une semaine avant la sortie dudit disque, pour nous concentrer sur la dimension méta du geste : une icône noire de la culture populaire dévoile dans un premier temps les contours d’un album aux motifs country apparents, genre musical majoritairement blanc, avant de pirater les murs du plus prestigieux des musées d’art contemporain du monde avec un message de réaffirmation et réappropriation de soi ultime.

Coup de génie ? Oui. Parce que malgré la formule à la Magritte, on ne lit rien d’autre que : “Beyoncé EST la country”

2024, année country

Cowboy Carter, huitième album de la pop star made in USA, est donc dehors. Il avait été annoncé de façon spectaculaire (un court métrage façon blockbuster dans lequel la musicienne se tournait elle-même en dérision) le 11 février dernier, à la faveur de la mi-temps du Super Bowl. Présentée comme l’Act II d’une trilogie commencée en 2022 avec le house-infusé Renaissance cette nouvelle livraison discographique était précédée de deux singles. Texas Hold ’em et sa ligne de banjo bluegrass d’abord, puis 16 carriages ensuite, une chanson exaltant certains des thèmes favoris de la musique américaine : le territoire où l’on naît et le déracinement. Beyoncé s’affiche alors avec un chapeau de cowboy vissé sur la tête et semble comme touchée par la grâce. Quelques jours plus tôt, Lana Del Rey avait elle aussi annoncé un album d’obédience country, Lasso, attendu en septembre : “Le secteur de la musique se tourne vers la musique country. Nous nous tournons vers la musique country”, avait-elle dit. 

Sans vouloir contredire Lana, disons que la country semble tout simplement opérer un énième crossover (ce moment où un genre musical codifié croise des formats plus pop, portés par des pop stars), plutôt qu’un retour en force – rappelons que la country est, par essence, une musique populaire inévitable aux États-Unis, et que toutes les radios de Tallahassee, Florida à San Francisco, California en passe en boucle. Notons par ailleurs qu’il est néanmoins intéressant de constater que, de la collection homme de Pharrell chez Vuitton, à Beyoncé, la figure du garçon vacher empoussiéré est partout en 2024, année d’élection présidentielle à haut risque aux États-Unis (on en parlait déjà ici). 

For things to stay the same they have to change again

Le fait que Beyoncé donne aujourd’hui dans la country ne devrait étonner personne. Après tout, elle est Américaine, et du Texas, qui plus est. Quoi de plus normal que de voir la chanteuse américaine la plus populaire du XXIe siècle revisiter le genre musical américain le plus populaire ? Dans un post Instagram dévoilant la pochette de l’album (déclinaison de la pochette de Renaissance, sur laquelle elle s’affichait déjà sur un canasson de cristal, façon Calamity Jane), elle revenait sur l’enregistrement de Cowboy Carter, fruit d’un travail de cinq ans en réaction à une “expérience vécue il y a plusieurs années au cours de laquelle je ne me suis pas sentie la bienvenue… je ne l’étais clairement pas” – tout porte à croire que l’artiste fait référence à sa performance avec les Dixie Chicks lors de la cérémonie des Country Music Association Awards, en 2016 : “l’accueil a été mitigé, écrivait alors le New York Times, certains fans de country pointant que Beyoncé, engagée pour une réforme de la police aux côtés du mouvement Black Lives Matter, n’avait pas sa place dans une telle cérémonie”. 

Ce traumatisme, elle le pulvérise en dévoilant son œuvre la plus ample et documentée qui soit : 27 titres, pléthore d’invité·es (De Dolly Parton, à Miley Cyrus en passant par Post Malone ou encore un Willie Nelson métamorphosé en Wolfman Jack, célèbre DJ américain) et un propos d’une puissance sidérante. Cueillant l’album au réveil (tôt, certes, le réveil), nombre de ses arcanes sont encore à explorer. Mais déjà, il s’impose comme un manifeste d’émancipation autant que comme un disque érudit, concentrant un large pan de l’histoire musical américaine. Le disque s’ouvre avec Ameriican requiem, un gospel/country futuriste dans lequel elle remet les pendules à l’heure en réaffirmant sa place et sa légitimité (“they don’t know how hard I had to fight fort this when I sing my song”), avant d’enchaîner avec une reprise du Blackbird des Beatles (intitulé ici Blackbiird), un morceau de Paul McCartney extrait du double blanc, faisant référence à la lutte des Afro-Américain·es pour les droits civiques – lourd de sens. 

Un disque immense

Le reste de l’album se déploie dans des formes purement country (Protector, II most wanted, 16 Carriages…), intercale des groove funk (Desert eagle, la joue soft rock dans une sorte de rencontre entre Fleetwood Mac et le pote Gerry Rafferty (Bodyguard), ravive les ambiances très honky tonk du chitlin’ circuit, ce réseau de salles qui accueillaient des musiciens noirs dans les années 1930 de la ségrégation aux US avec l’incroyable Ya Ya qui mêle des fragments des Beach Boys et Nancy Sinatra, dans une ambiance de fête émancipatrice. Spaghetti, quant à lui, serait le seul morceau du disque aux motifs rap. Avec son côté pastiche, il aurait presque pu figurer au générique du Django Unchained (2012), de Quentin Tarantino. 

À l’image de la reprise du Jolene de Dolly Parton (introduit par madame), revisité de façon ultra bad-ass, Cowboy Carter nous est apparu d’emblée comme un disque immense. Beyoncé EST la country, définitivement. 

Cowboy Carter de Beyoncé (Parkwood Entertainment et Columbia Records) sortie le 29 mars 2024

Whisper, Cesar Precio et Ethyos 440 : Les Inrocks Super Club réinvestit la Boule Noire

Cette semaine Les Inrocks Super Club réinvestissait la Boule Noire après trois mois de pause. Whisper, Cesar Precio et Ethyos 440 se sont succédé sur la scène de la salle du boulevard Rochechouart, à Paris.

Un murmure très audible

Whisper, d’abord. Vous l’avez peut-être déjà croisée sans le savoir, puisqu’elle est la guitariste de Disiz en tournée. La musicienne avait la lourde tâche d’inaugurer la soirée avec sa guitare dans une formule one-woman band qui a cristallisé l’instant. Ballades emo, chansons, saillies indie-rock : Whisper a traversé un large spectre de la musique pour gratte avec une certaine classe et un charisme certain, qui avaient déjà fait mouche quand on l’avait croisée aux côtés de l’ami Disiz lors de sa dernière tournée. Un EP arrive d’ici l’été, paraît-il. À suivre.

Un noble projet

C’était ensuite le tour de Cesar Precio, le projet de Brice Lenoble (déjà vu chez Biche). Huit musiciens sur scène et une guest, Alexia Gredy, pour un set riche en trouvailles instrumentales. Deux singles sont d’ores et déjà en écoute, Solitude mon amour et Moitié soleil, moitié lune, en attendant un premier album à paraître plus tard cette année. Un beau travail sur les harmonies, des références allant de la sunshine soul aux belles inventions de Broadcast, Cesar Precio a plongé la salle dans une torpeur en forme de mirage l’espace de quelques instants.

Une rencontre foudroyante

Enfin, Ethyos 440 a fini par débarquer. Soit la rencontre acide entre L’Éclair – formation de Genève à la lisière du kraut et du jazz dont certains membres accompagnent le pote Varnish La Piscine sur scène – et Dj Laxxiste A. Full instrumental, ces musiciens confirmés ont transformé la salle de la Boule Noire en jungle moite. Dub sous influence EDM, Ethyos 440 a aussi une présence sur scène évoquant, de loin et grâce au jeu de lumières qui fait de chacun des membres des silhouettes, des Kraftwerk en mouvement.

Un EP est sorti en octobre dernier, Aquila Rift. Après une édition des Inrocks Festival à guichet complet fin février, le magazine et le producteur de spectacles Super, ont par ailleurs annoncé un Trabendo (Paris, XIXe) le 23 mai prochain, avec une carte blanche au mythique label Italians Do It Better. Desire et Johnny Jewel sont déjà inscrits au line-up, dont les prochains noms seront bientôt révélés. Les Inrocks, c’est bien sur le papier. C’est aussi super en live.

Édito initialement paru dans la newsletter musique du 29 mars 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

The High Llamas toujours aussi perchés sur un “Hey Panda” riche en trouvailles

On a trop souvent tendance à dire : “Dans un monde idéal, untel remplirait des stades et Ed Sheeran, ou n’importe quel autre robinet d’eau tiède que la pop industrielle peut produire, serait chanteur dans un orchestre de mariage.” On se trompe. Sans la marge, la joie de découvrir un trésor est moins intense. Prenez Sean O’Hagan, 64 ans au compteur.

Après la dissolution dans les années 1980 de Microdisney, le groupe indie sous influence avant-pop qu’il a cofondé avec le dénommé Cathal Coughlan, l’Irlandais monte The High Llamas, une formation revendiquant l’héritage de Brian Wilson et une certaine idée de la pop exaltée dans les bibliothèques de musique d’illustration seventies.

Quand la marge infuse la pop globale

L’histoire débute aux prémices des années 1990, un peu avant l’explosion de la Britpop, qui aura sur lui l’effet d’un pétard mouillé, Sean allant jusqu’à affirmer que cette boursouflure dans l’histoire de la musique outre-Manche n’était qu’une manifestation pompière du conservatisme qui ronge encore aujourd’hui le Royaume-Uni.

Douze albums (dont deux en solo) et des collaborations tous azimuts (avec Stereolab notamment) plus tard, Sean a décidé de réactiver The High Llamas avec ce Hey Panda sidérant de modernité et riche en trouvailles instrumentales et formelles.

Toujours fourré avec des plus jeunes que lui (parmi lesquel·les Catastrophe, Pearl & the Oysters ou encore Mount Kimbie) et cité comme référence éternelle par un certain Tyler, the Creator, Sean s’embarque ici dans une aventure aux confins du hip-hop, de la lounge music et du potentiel de l’Auto-Tune, le temps d’un disque superbement ouvragé sur lequel souffle un vent de liberté inouï et qui, depuis sa marge, saura infuser la pop globale.

Hey Panda (Drag City/Modulor). Sortie le 29 mars.

“L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction” : De quel rap est faite l’Amérique ?

De quoi est faite l’Amérique ? De petites âmes égarées sur un territoire hanté, où la violence, quand elle n’est pas contenue dans le déni des banlieues blanches qui s’étendent à perte de vue, explose de toute part dans un déluge de feu et de souffrances. Tandis que les projecteurs sont braqués sur la conquête hollywoodienne de Sydney Sweeney et la puissance de frappe économique de Taylor Swift, Audimat éditions, par l’entremise des auteurs Mohamed Magassa et Nicolas Pellion, propose un ouvrage en forme de Guide du routard des marges où prospèrent ces êtres abîmés, brisés, grotesques, grandioses, veules, épiques, sans pitié, immondes, merveilleux, christiques et éphémères que sont les rappeurs.

L’ouvrage L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction (2024) pose ainsi l’hypothèse que “le rap des années 2010, aux États-Unis, s’est placé sous le signe de la fiction et du récit”, qu’il s’emploie à démontrer en marchant sur les traces d’artistes (de Mach-Hommy à Drakeo the Ruler, en passant par Kodak Black, Chief Keef ou encore Kevin Gates et Icewear Vezzo) et dont la musique ne serait pas la traduction psychédélique et effarée de la mauvaise conscience de l’Amérique, mais plutôt son inconscient marécageux.

La carte et le territoire

La démarche est maline : au lieu de tomber dans le trombinoscope hagiographique, Magassa et Pellion partent du territoire (les zones enclavées de Rochester, le southside ultra-violent chicagoen, Flint et ses eaux polluées, la Louisiane submergée de Lil Wayne, la Floride maudite de la Santeria…) pour mieux décrypter le parcours et les élucubrations visionnaires, sonores et textuelles, de ces Homère contemporains, devenus eux-mêmes des mythologies instantanées. En reliant de cette manière divers points sur la carte, les auteurs dressent un état des lieux du carnage capitaliste en cours outre-Atlantique et des récits qui en découlent – récits qui, au-delà de s’ancrer dans le local, s’inscrivent dans un héritage que l’on doit faire remonter jusqu’à l’époque de l’esclavage. Dans une certaine mesure, le bouquin nous rappelle les BD de Robert Crumb sur la vie (chaotique) et la mort (jeune) des bluesmen du Delta.

En filigrane, L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction pose la question des frontières de plus en plus troubles entre la fiction et la réalité, dans un pays où le pire des dystopies documentées dans les romans de science-fiction des années 1950 est perçu, par Donald Trump et les néo-réactionnaires de la Silicon Valley, comme des programmes à exécuter.

L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction, de Mohamed Magassa et Nicolas Pellion (Audimat éditions), 320 p., 20 €. En librairie

Édito initialement paru dans la newsletter Musiques du 22 mars. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

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