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Édouard Louis : “Dans ‘Mystery’, tout est haletant, haché, intermittent, comme l’amour”

“Il était difficile pour moi de choisir parmi les films de Lou Ye, tellement chacun d’entre eux m’a marqué : Suzhou River, Nuits d’ivresse printanière… Mais Mystery a sans doute été le plus fort, et l’un des films les plus importants de ma vie. C’est par ce dernier que j’ai éprouvé pour la première fois à quel point la forme esthétique d’une œuvre –  film, livre – portait l’histoire qu’elle raconte et la menait à la perfection, si et seulement si la forme en question épousait totalement le récit qu’elle tente de dire – et donc, qu’une œuvre ne peut être grande qu’à la condition de déconstruire, dans son exécution même, l’image de ce qu’est la forme en art, de ce qu’est une réussite formelle, puisque chaque histoire est différente et mérite en ce sens sa propre forme, ses propres innovations formelles.

Mystery est un film qui parle d’une mort, de plusieurs morts, d’une double vie, d’une enquête, d’un amour haletant et torturé, de la Chine qui se transforme à un rythme effréné. Tout, dans les choix formels du film, raconte quelque chose de ces sujets : les mouvements de caméras vifs, brutaux, rapides, tantôt lointains, tantôt ultra-resserrés, les coupes soudaines d’un plan à un autre. Tout va vite dans Mystery, tout y est haletant, haché, intermittent, comme l’amour, comme les étapes d’une enquête policière, comme la vitesse vertigineuse des transformations de la Chine contemporaine.

À mon sens, certains romans sont illisibles dans la mesure où ils reconduisent une forme esthétique ancienne et qu’ils l’appliquent à des histoires nouvelles. Combien de romans aujourd’hui ressemblent encore à ceux de Zola, avec leurs chapitres bien sages, leur développement de la psychologie du personnage, les dialogues, les 400 pages pour que le livre ne soit ni trop épais ni trop mince ? Toutes ces choses révolutionnaires à l’époque de Zola sont devenues vides avec le temps. De la même manière, certains films, de ce qu’on a appelé l’âge d’or d’Hollywood, sont devenus irregardables parce qu’ils étaient le fruit d’un cinéma industriel, produit en série, avec chaque fois les mêmes codes, les mêmes structures dans lesquelles on insérait des histoires différentes – qu’on pense par exemple à Certains l’aiment chaud, insupportable à mourir en dépit du génie absolu de Marilyn Monroe.

Une manière de dire inédite

Mystery de Lou Ye, comme ses autres films, emprunte la direction opposée et propose une autre manière de dire, inédite. Bien sûr, ce que je décris ici est presque une évidence, et c’est ce qu’ont fait tous les grands noms du cinéma, chacun inventant des formes nouvelles et inconnues : Gus Van Sant, Jane Campion, Lav Diaz, Apichatpong Weerasethakul, plus récemment Saeed Roustaee avec Leila et ses frères.

Mais la première fois que j’ai ressenti cette singularité aussi profondément, c’est en découvrant Mystery – et savoir n’est pas ressentir. C’est pour cela que ce film a été aussi important, et qu’il est, en un sens, le film de ma vie.”

Monique s’évade d’Édouard Louis (Seuil). En librairie.

Mati Diop : “‘Les Bruits de Recife’, un film de fantômes extralucide” 

“Je repense souvent aux Bruits de Recife de Kleber Mendonça Filho, dont mon souvenir est vague et précis à la fois, comme un cauchemar sans image mais dont le goût et la trace demeurent intactes. Quand j’étais en préparation de mon premier long métrage Atlantique [2019], à Dakar, j’avais avec moi un disque dur d’une cinquantaine de films. C’est le seul que j’ai eu le désir de revoir une fois au travail, qu’il faisait sens de regarder ici.

Le quartier de Yoff (où j’ai tourné la scène d’effraction des filles possédées dans la villa du boss du chantier) ressemble étonnamment à l’atmosphère moite et inquiétante des rues de Recife filmées par Kleber Mendonça Filho. Nos films sont liés par une histoire commune, hantée par les fantômes de l’Atlantique. Chacun à sa manière doit beaucoup à Fog de John Carpenter, qui à partir de très peu d’effets parvient à susciter un large spectre de sensations.

J’aime la frontalité du regard du cinéaste sur la violence capitaliste de la société brésilienne héritée de l’esclavagisme. Ce film restitue parfaitement la fréquence si particulière de cette haute tension entre races, entre classes. L’enfer du déni, de la répétition d’une histoire qui se rejoue, de la persistance du spectre colonial. Les Bruits de Recife est un film de fantômes extralucide. En le revoyant hier soir, je me suis rendu compte que KMF l’avait réalisé trois ans avant l’assassinat de l’activiste Marielle Franco et l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Depuis la pandémie de 2020, on a comme changé de siècle. Je ne peux plus rester assise devant des films qui ne dialoguent pas réellement avec leur époque.

Le film du monde d’après

Dans le genre “retour du refoulé”, aucun film ne m’a autant marquée que Nope de Jordan Peele. Car il a justement opéré et anticipé le virage d’une nouvelle ère, celui qu’il fallait prendre. Sorti deux ans après le Covid, c’est LE film du “monde d’après”. Je le vois entre autres comme un adieu au cinéma du monde d’avant (dominé par les Blancs) et la promesse de sa réinvention par les maldites “minorités”. Œuvre d’art méga-divertissante, blockbuster ultra-sensible, Nope est le grand film politique de ce début de siècle qui marquera l’histoire du cinéma tel un nouveau paradigme esthétique et politique. On n’avait jamais vu ça.” 

Tilda Swinton : “À chaque fois que je vois ‘Je sais où je vais’, j’ai le souffle coupé” 

Je sais où je vais de Michael Powell et Emeric Pressburger est un film qui touche des parties de moi qu’aucun autre n’a jamais touchées : l’histoire – en quelque sorte un conte de fées – est celle d’une jeune Anglaise moderne qui part dans les Highlands, en Écosse, pour épouser un homme riche et beaucoup plus âgé dans un geste d’autodétermination – le “Je sais où je vais” du titre. La nature prend sa main et, littéralement, la fait dévier de sa trajectoire.

Nous sommes en 1943, en temps de guerre, et la subtilité avec laquelle la présence de cette réalité s’immisce dans la fable ne cesse de m’impressionner. Le scénario miraculeux, écrit en quelques jours seulement par Pressburger, parvient à atteindre une forme de romantisme mystique sans jamais perdre le contact avec une dimension de commentaire social vif et affûté.

“ Il me coupe le souffle”

C’est sûrement l’un des plus grands films écossais jamais réalisés – par un Anglais et un Hongrois. Je l’aime parce qu’il contient précisément la magie que j’identifie distinctement comme celle des îles Hébrides où il se déroule, une partie du monde très chère à mon cœur. Et je l’aime parce que, chaque fois que je le vois, il me coupe le souffle par l’habileté de son esprit, la simplicité de sa narration et son atmosphère unique d’émerveillement et de mysticisme. Cela nourrit intrinsèquement mon travail. C’est pour moi la référence absolue en matière de récit, de précision narrative. Il parle directement et fait du bien à l’âme et au cœur de tous les publics avec lesquels je l’ai vu. De la pure magie.”


“Je sais où je vais”, de Michael Powell et Emeric Pressburger.
“Je sais où je vais”, de Michael Powell et Emeric Pressburger.

Festival de Cannes 2024 : voici la sélection officielle

“Une édition exceptionnelle, le festival de tous les records.” C’est par ces qualificatifs au bord de la crânerie qu’Iris Knobloch a défendu le bilan de l’édition 2023 du Festival de Cannes (fréquentation sans précédent, sacre des films primés par les Oscars etc.), ne manquant pas de rappeler dans le même temps que cette édition était aussi la première dont elle avait la charge de présidente. Le rappel d’une telle réussite ne manquait pas de mettre une pression particulière sur l’annonce de la nouvelle sélection officielle par Thierry Frémaux, avec qui la présidente constitue un tandem célébrant ses “noces de coton”, une matière “douce et résistante” comme leur association, selon ses mots malicieux.

Pourvu qu’elle soit douce

De fait, sur le papier, la sélection officielle est prometteuse. Elle combine avec un sens aigu des équilibres des paris audacieux sur de jeunes cinéastes encore peu connues propulsées en Compétition (Payal Kapadia, Coralie Fargeat, Agathe Riedinger…), des cinéastes aimés pour la première fois en compète (Miguel Gomes) ou qu’on se plait à y retrouver (Jia Zhangke, Christophe Honoré, David Cronenberg…). Seul deux anciens palmés concourent à nouveau : Jacques Audiard (neuf ans après Dheepan, avec un film qualifié par Thierry Fremaux de comédie musicale dans le milieu du Cartel) et Francis Ford Coppola (le seul doublement palmé, en 1974 pour Conversation secrète et en 1979 pour Apocalypse Now).

C’est dans l’air, c’est nécessaire

Le reste de la Sélection officielle, comprenant pas moins de quatre sections hors compétition, parait désormais s’attacher à faire entrer tout le cinéma : des films d’action asiatiques (en séances de minuit), des films à grand spectacle américains (le western de Kevin Costner, le dernier Mad Max de Georges Miller), la plus grosse production chinoise de l’année (avec l’ex-star de Wong Kar-wai, Zhang Yiyi), des réalisateurs français qui ont déjà connu la compète (les Larrieu, Alain Guiraudie, Leos Carax pour un projet atypique de 40 minutes), la comédie féministe de Noémie Merlant écrite avec Céline Sciamma, un documentaire de Yolande Zauberman sur des personnes transgenres de Gaza, la première réalisation de Laetitia Dosch, des films venus de cinématographies peu profuses comme l’Arabie Saoudite, la Zambie ou la Somalie.

À qui tendre la main ?

Ces annonces sont appelées à être complétées dans les prochains jours, comme l’a rappelé Thierry Frémaux. À ce stade, on note l’absence de films qui revenaient beaucoup dans les pronostics : Emmanuelle d’Audrey Diwan – qui pourrait venir renforcer la diversité de genre d’une Compétition qui ne comporte pour l’instant que quatre réalisatrices (moins que l’an dernier, où on en comptait sept) –, Spectateurs ! d’Arnaud Desplechin, le nouveau film d’Albert Serra ou encore ceux d’Emmanuel Mouret, Lucas Guadagnino, Patricia Mazuy. Notons que la sélection comprend souvent un film d’animation familial : Vice Versa 2, pas encore annoncé, pourrait pourvoir cette case. Mais aussi une grosse production française hors-compétition : dans cet emploi, on attendait Le comte de Monte-Cristo, voire Monsieur Aznavour avec Tahar Rahim (L’amour ouf de Gilles Lellouche – qui n’est, semble-t-il, ni le remake de L’Amour fou de Jacques Rivette, ni l’adaptation de L’Amour fou d’André Breton – a lui carrément été pris en compétition).

Ces annonces seront complétées lundi et mardi par la révélation des sélections de La Quinzaine des cinéastes et de la Semaine de la critique.

Compétition officielle :

The Apprentice d’Ali Abbasi

Motel Destino de Karim Aïnouz

Bird d’Andrea Arnold

Emilia Perez de Jacques Audiard 

Anora de Sean Baker

Megalopolis de Francis Ford Coppola

Les linceuls de David Cronenberg

The substance de Coralie Fargeat

Grand Tour de Miguel Gomes

Marcello Mio de Christophe Honoré

Feng Liu Yi Dai (Caught by the tides) de Jia Zhang-Ke

All we imagine as light de Payal Kapadia

Kind of Kindness de Yórgos Lánthimos 

L’amour ouf de Gilles Lellouche

Diamant brut d’Agathe Riedinger (1er film)

Oh Canada de Paul Schrader

Limonov de Kirill Serebrennikov

Parthenope de Paolo Sorrentino

Pigen Med Nalen (The girl with the needle) de Magnus Von Horn (1er film)

Un Certain regard :

Norah de Tawfik Alzaidi

The shameless de Konstantin Bojanov

Le royaume de Julien Colonna (1er film)

Vingt Dieux ! de Louise Courvoisier (1er film)

Le procès du chien de Laetitia Dosch (1er film)

Gou Zhan (Blackdog) de Guan Hu

The village next to the paradise de Mo Harawe

September Says de Ariane Labed (1er film)

L’histoire de Souleyman de Boris Lojkine

Les Damnés de Robert Minervini 

On becoming a guinea fowl de Rungano Nyoni

Boku no Ohisama (My Sunshine) d’Hiroshi Okuyama

Santosh de Sandhya Suri

Viet and nam de Trương Minh Quý

Armand d’Halfdan Ullmann Tøndel (1er film)

Hors compétition :

Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux

Horizon, An American Saga de Kevin Costner

Furiosa : une saga Mad Max de George Miller

She’s got no name de Chan Peter Ho-Sun

Rumours d’Evan et Galen Johnson et Guy Maddin

Séances de minuit :

Twilight of the Warriors : Walled in de Soi Cheang

I, the executioner de Seung Wan Ryoo

The swimmer de Lorcan Finnegan

Les femmes au balcon de Noémie Merlant

Cannes Première :

Miséricorde d’Alain Guiraudie

C’est pas moi de Leos Carax

Everybody loves Touda de Nabil Ayouch

En fanfare de Emmanuel Courcol

Rendez-vous avec Pol Pot de Rithy Panh

Le roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu

Séances spéciales :

La belle de Gaza de Yolande Zauberman

Apprendre de Claire Simon

L’invasion de Sergei Loznitsa

Ernest Cole de Raoul Peck

Le fil de Daniel Auteuil

Anna Mouglalis : “Beaucoup d’actrices sont des survivantes”

l'actrice Anna Mouglaiis, à la manifestation féministe du 8 mars 2024, journée internationale des droits des femmes. Women demonstrate for women's rights during International Women's Day.

Pensez-vous que la France vit, avec un retard de six ans, l’équivalent du MeToo américain dans le cinéma ?
Anna Mouglalis — Je ne pense pas que le mouvement qui prend forme en France produise les mêmes effets de cohésion qu’aux États-Unis. Le cinéma américain a produit de grands signes qui marquaient une prise de conscience très forte, comme cette cérémonie des Golden Globes [en 2018] où tous les participants étaient vêtus en noir à l’initiative de Time’s Up. Le mouvement a levé 20 millions pour un fonds d’assistance juridique et mobilisé 200 avocats bénévoles. À la suite des accusations de Dylan Farrow, certains acteurs et actrices qui ont joué dans des films de Woody Allen ont reversé leur cachet à Time’s Up. Dans le même moment, le mouvement Ask More of Him, à l’initiative de David Schwimmer, fédérait des acteurs dénonçant le sexisme dans le cinéma. Aux États-Unis, quelque chose d’une responsabilité collective a été entendu et rayonne dans le monde.

En revanche, Woody Allen est venu tourner en France, où Roman Polanski avait déjà trouvé refuge. Johnny Depp a monté les marches du Festival de Cannes pour la cérémonie d’ouverture, tandis qu’on entendait en fond la chanson Douce France de Charles Trenet, ce qui est loin d’être insignifiant… Et Dominique Boutonnat [accusé d’agression sexuelle sur son filleul et en attente de son procès en juin] est non seulement maintenu à son poste de président du CNC, mais en plus promu au conseil d’administration de France Télévisions par Emmanuel Macron.

Le cinéma français ne connait-il pas néanmoins un tournant, du point de vue de la mise en cause des pratiques d’abus et de violence ?
En effet, au niveau de l’expression et de l’échange d’expériences, de la mise en place de paroles préventives, quelque chose évolue. C’est aussi très bien qu’avec MeTooGarçons, les hommes puissent prendre la parole sur les abus qu’ils ont subis. Mais il faut commencer par acter que les agresseurs sont presque exclusivement des hommes et les victimes, très majoritairement des femmes.

Étiez-vous dans la salle durant la dernière cérémonie des César ?
Non, j’étais à l’extérieur avec divers collectifs féministes et la CGT. Cela me paraissait extrêmement important d’être là et de soutenir la prise de parole de Judith Godrèche face aux professionnels et au public, et qu’elle sache qu’elle n’était pas seule.

“Il y a des facteurs spécifiques au cinéma qui favorisent les scénarios d’emprise”

Pensez-vous que si le cinéma est l’espace le plus visible de la dénonciation des violences sexuelles et sexistes, c’est parce qu’il est un lieu où ces pratiques sont exacerbées ?
Il y a des facteurs spécifiques au cinéma qui favorisent les scénarios d’emprise. Je pense que ce que recherchent les metteurs en scène chez une actrice, c’est souvent une sorte de vulnérabilité charismatique. Cette vulnérabilité est particulièrement palpable quand on a été agressée. Beaucoup d’actrices sont des survivantes. Ce qui est spécifique au cinéma, c’est aussi le spectacle de l’impunité des agresseurs. De ce point de vue, les déclarations d’Emmanuel Macron sur Gérard Depardieu sont ahurissantes.

Malgré tout, les signaux viennent d’un peu partout. Des acteurs et des actrices du dernier film de Jacques Doillon déclarent ne pas souhaiter soutenir la sortie du film [à ce jour reportée sine die]. La Cinémathèque française annule la projection d’une copie restaurée d’un film de Benoît Jacquot. Je ne suis évidemment pas pour qu’on cesse de montrer à jamais les œuvres de cinéastes accusés d’agression, d’autant plus que souvent les œuvres parlent d’elles-mêmes. Mais il faut accompagner leur projection, les circonstancier, ne pas faire comme s’il ne se passait rien et retomber dans le déni.

Une dynamique de prise de parole qui ne peut que s’amplifier ne s’est-elle pas mise en place ?
Un autre signe du changement, c’est qu’on peut désormais montrer du doigt les personnalités du cinéma qui ne sont pas directement accusées, mais qui choisissent de rester dans le silence. On attend une parole de tous et toutes. Chacun se doit de s’exprimer face aux médias, car l’opinion bouge et les gens ont besoin de se situer. Comme l’a formulé Denis Mukwege [Prix Nobel de la paix 2018], “si vous ne travaillez pas à une solution, vous faites partie du problème”. Par ailleurs, les affaires s’enchaînent dans tous les milieux. Une tribune signée par 455 femmes met en cause le milieu littéraire. Le Prix Goncourt de poésie 2022, Jean-Michel Maulpoix, vient d’être reconnu coupable de violences conjugales. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle affaire ne sorte.

“Le viol est un crime. Pour un meurtre, on ne se demande pas si la victime était consentante.”

Les prises de parole de Judith Godrèche n’ont-elles pas joué un rôle de catalyseur dans cette implication de chacune et chacun ?
C’est incontestable. Le récit de Judith Godrèche suscite une émotion très forte, a accéléré une prise de conscience et provoqué d’autres témoignages. Cette parole a été rendue possible, comme elle l’a dit elle-même, par d’autres récits préalables : le livre de Vanessa Springora, Le Consentement ; celui de Neige Sinno, Triste Tigre. Il y a eu la prise de parole d’Adèle Haenel, puis celle d’Emmanuelle Béart. L’impact est très fort parce qu’il s’agit de violences sur mineures. Quand la victime est mineure, c’est évident qu’il ne s’agit pas de sexe mais de violence. Pour une partie de l’opinion, c’est plus complexe quand il s’agit d’une femme adulte. Plane toujours le soupçon qu’il y aurait “un peu” de consentement. Alors que dans tous les cas, on ne parle pas de sexualité mais de violence, de domination et d’humiliation. Le viol est un crime. Pour un meurtre, on ne se demande pas si la victime était consentante.

Quels sont les principaux objectifs à atteindre ?
C’est un problème de santé publique, qui demande une réponse politique. 94 000 femmes et 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année ; on compte 900 féminicides depuis le début de la présidence Macron ; 250 000 femmes sont victimes de violence conjugale chaque année. Derrière chacun de ces chiffres, il y a une personne réelle. Je pense qu’il est primordial aussi que la Ciivise, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée il y a trois ans, soit remise en place avec son équipe originale. Le juge Édouard Durand en a été écarté après la production d’un rapport comportant 82 préconisations réalistes et réalisables. Plutôt que de mettre en œuvre ce rapport, le gouvernement a démis le juge Durand et a choisi d’élargir la mission. Onze membres ont démissionné à la suite du changement de présidence.

Parmi elles et eux, il y avait la psychiatre Muriel Salmona, dont le travail sur la mémoire traumatique est très important dans la reconnaissance des violences sexuelles et constitue un outil crucial pour légitimer leur imprescriptibilité. Mais aussi la psychologue Ernestine Ronai, spécialisée dans la violence faite aux femmes et aux enfants, et qui a créé à l’université Paris 8 un diplôme en politique de prévention et lutte contre ces violences. Ou encore la médecin Emmanuelle Piet, qui préside le Collectif féministe contre le viol et a reçu 77 000 témoignages depuis 1986. Toutes les compétences ne sont pas remplaçables. La Ciivise a mis en place une doctrine nationale qui ne peut être poursuivie qu’avec ces personnes.

“Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique forte, il y aura toujours autant de violences sexistes et sexuelles en France.”

La France est-elle en retard sur d’autres pays européens dans la mise en place d’une politique préventive et répressive sur ces questions ?
Huit plaintes ont été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme parce qu’elles avaient été classées sans suite en France, pour “faits insuffisamment caractérisés”. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique forte, il y aura toujours autant de violences sexistes et sexuelles en France. L’Espagne a par exemple réussi à infléchir de façon vraiment sensible la courbe des féminicides. Les militantes espagnoles ont obtenu des actions fortes, telles que soit montrée au journal télévisé la photo de chaque victime de féminicide. Le mot “macho” vient d’Espagne. Mais il y a aussi une réflexion et un travail de déconstruction menés sur la culture du machisme.

La France a un complexe de supériorité. Elle ne se confronte pas à son sexisme. Il n’existe pas de formation suffisante dans les commissariats sur ces questions. Ni auprès des magistrats. Il n’y a pas de budget alloué à ça. Il va falloir arrêter l’hypocrisie. “Dans quel état de guerre vivons-nous?”, comme l’écrivait Annie Cohen. La Fondation des femmes estime à plus de deux milliards d’euros le budget annuel que l’État devrait consacrer à la protection des victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS). Lorsque Emmanuel Macron a décidé de créer la Ciivise, il s’est adressé aux victimes d’inceste en disant “on vous croit et vous ne serez plus jamais seuls”. Cette promesse, il faut la tenir auprès de toutes les victimes. Il faut agir, faire le choix d’une société vraiment égalitaire et moins violente.

Christine Angot : “On n’en peut plus de la clownerie masculine”

Christine Angot avec sa fille Léonore dans “Une famille” © Nour Films

Quand elle se retrouve face à sa belle-mère, qui n’a jamais reconnu le viol que lui a fait subir son père et qui l’a rejetée, Christine Angot a ces deux phrases bouleversantes : “J’étais seule face à vous. J’ai besoin de mes amies.” Et se tournant vers Caroline Champetier qui la suit, c’est-à-dire vers la caméra, c’est-à-dire vers nous, spectateur·rices, elle ajoute : “Entrez, j’ai besoin de vous !” Elle répète encore : “Entrez ! J’ai besoin de vous !” Et on entrera. Et on verra. Et on entendra. Quoi ? Les mécanismes du gaslighting d’une victime, la volonté de déni ou le refus de savoir, d’entendre, de comprendre cette ultime violence faite à une femme qui a été violée.

Ces deux phrases ouvrent le film, font qu’il y a film, et posent l’enjeu – vital – de toute l’œuvre littéraire de Christine Angot. Un geste qui, depuis Un amour impossible en 2015 et surtout Le Voyage dans l’Est (prix Médicis et prix Les Inrockuptibles en 2021), a opéré un glissement du dévoilement des gestes du prédateur (son père) au silence ou à l’inaction de ceux et celles qui savaient. C’est à ceux et celles-ci que Christine Angot donne la parole dans son film, le premier qu’elle réalise, et la puissance de ce film documentaire est de nous donner à les voir, les entendre, sans le filtre de la littérature. Et c’est imparable. Le film s’intitule, hélas très justement, Une famille.

Comment t’est apparue la nécessité d’engager le cinéma dans ce récit qui est le tien et que tu as travaillé jusque-là essentiellement par le biais de la littérature ? Pensais-tu que le cinéma pouvait y apporter quelque chose de spécifique ?

Christine Angot — On pourrait le dire comme ça. Mais je ne me le suis pas dit comme ça. Les choses se sont présentées dans l’autre sens. Je sais que je dois aller à Strasbourg pour la sortie de mon livre Le Voyage dans l’Est. Je me dis : “Tiens, ce serait bien qu’il y ait une caméra avec moi.” Parce que je sais qu’il y a là la famille de mon père. Parce qu’une caméra, c’est un objet mais c’est aussi quelqu’un à côté de soi. L’objet a la particularité de garder la mémoire des choses qu’on vit et de les enregistrer. Et ça c’est vraiment précieux. Ça constitue quelque chose de l’ordre de la preuve. Ce n’est pas juste la mémoire personnelle qu’on peut garder d’un événement. L’objet implique aussi une personne, qui voit la même chose que soi. Tu n’es plus seule à entendre ce que tu entends. Et ça change tout.

“Que la famille de mon père puisse toujours refuser d’ouvrir la porte et de me parler, c’est d’une grande violence”

Et donc avec cette caméra, et avec deux personnes à tes côtés, tu as sonné à la porte de l’épouse de ton père et engagé un dialogue avec elle. À ce moment-là, existe-t-il un film dans ton esprit, au-delà du désir d’avoir cet entretien ?

Dans cette scène, placée au début du film, on voit que, quand j’arrive devant la maison, je ne veux pas sonner. Je m’en sens incapable. J’ai peur. Peur qu’on ne veuille pas me voir ni me parler. Quand tu es Élise Lucet et que tu sonnes à une porte pour poser des questions dans le cadre d’une enquête, si la personne ne veut pas ouvrir, tu ne te sens pas niée dans ton être par le refus. Pour moi, ce n’est pas tout à fait pareil quand même. Que la famille de mon père puisse toujours refuser d’ouvrir la porte et de me parler, c’est d’une grande violence. C’est pour ça que j’ai besoin d’être avec quelqu’un. Pour être en mesure de supporter ce coup-là. Comme j’ai peur, je n’arrive pas à sonner. On filme la rue, la maison de l’extérieur…

Dans tout ce que j’entreprends, je décide peu en général. Quelque chose se fait, au-delà de la conscience, et agit. Devant la porte, alors que je suis en difficulté, dans une incapacité à sonner, Caroline [Champetier, la cheffe opératrice du film] filme les sonnettes. Et, tout à coup, mon doigt appuie sur l’une d’elles. Ça a été instinctif, automatique. Si ça devient un plan, ma main entre dans ce plan, et provoque une action. Ça devient un film. Sans cette caméra qui cadre ces sonnettes, je n’aurais pas pu. Je sonne, donc. Et la femme de mon père répond. À partir de là, je ne réfléchis pas. Je suis en action. Comme on dit au début d’une scène : “Action !” Parce que c’est unique, ça ne se reproduira pas, je ne pensais même pas que c’était possible. Enfin : on va voir. Voir.

En confrontant l’épouse de ton père à ce qu’il t’a fait subir, à savoir des viols répétés pendant des années, avais-tu déjà une idée de ce qu’elle dirait ?

Non, vraiment, je ne savais pas. Je n’imaginais rien. Et j’ai été très surprise par ce que j’ai entendu. Quand je suis sortie, j’étais totalement abattue. Au fond, ce que je souhaitais, avec la femme de mon père [mort en 1999], c’était moins un entretien que la possibilité qu’elle me donne accès à mon demi-frère et à ma demi-sœur. Déjà, adolescente, quand j’ai fait la connaissance de mon père, je souffrais qu’il me tienne à l’écart de ses deux autres enfants. Je souhaitais les rencontrer. Là, maintenant, j’en ai vraiment fait mon deuil. Mais il aura fallu ça.

“Lorsqu’on a subi ce genre de violences sexuelles, on se rend compte qu’on ne peut en parler qu’à une condition : laisser aux gens le champ pour qu’ils expriment leur pitié”

Qu’est-ce que tu as compris le jour de cette rencontre filmée chez la femme de ton père ? Que toute relation t’était à jamais fermée avec elle et ses enfants ?

Non. Pas si j’acceptais de la laisser me dire qu’elle avait de la peine pour moi [ce qu’elle fait à plusieurs reprises dans la scène, et Christine Angot lui exprime qu’elle refuse cette “peine”]. Pas si je tenais sagement la place de la fille non reconnue. Non pas de  la fille violée par le père, bien sûr. Juste la fille non reconnue, et qu’on plaint. Lorsqu’on a subi ce genre de violences sexuelles, on se rend compte qu’on ne peut en parler qu’à une condition : laisser aux gens le champ pour qu’ils expriment leur pitié, leur peine pour vos malheurs. Si vous leur demandez autre chose, ça devient compliqué. C’est pour ça qu’elle m’ouvre la porte d’ailleurs. Pour jouer le rôle social de la femme bien. Elle se doute que je vais lui parler des viols. Mais elle pense qu’elle a ses arguments, que l’inceste c’est ma version et un roman… Que l’Alzheimer dont mon père souffrait vers la fin peut rendre ses doutes compréhensibles, puisqu’elle ne pouvait pas l’interroger et avoir sa version à lui…

Quand la femme de ton père t’a ouvert et qu’elle voit que tu es accompagnée de personnes qui filment, elle veut d’abord refermer la porte. Alors tu insistes…

Ça faisait quarante ans que cette porte était fermée. Lorsqu’elle s’est ouverte, je ne pouvais pas la laisser se refermer encore. Au fond, je crois que sur un sujet comme celui-là, on fait soit un film porno, soit un film de guerre. Et on pourrait ajouter que cette porte que je pousse, pour ne pas la laisser se refermer, est comme la porte de la pièce où ont lieu les incestes, une porte fermée qui protège les agresseurs, et que j’ouvre symboliquement pour que tout le monde sache ce qui se passe à l’intérieur.

“Maintenant, le film existe, il va être montré, on voit les choses telles qu’elles se sont passées”

Le tournage a donné lieu à des poursuites judiciaires, puisqu’on apprend dans le film que l’épouse de ton père a porté plainte pour violation de domicile et atteinte à la vie privée. Comment as-tu vécu cette information ?

Vous avez vu la scène : après un refus initial, elle se ravise. Elle nous fait entrer, elle nous conduit dans le salon et parle en se sachant filmée. Après l’entretien, elle nous raccompagne à la porte en nous disant que cette rencontre était nécessaire… Je n’ai pas imaginé un instant qu’elle allait vouloir revenir en arrière. À la suite de sa plainte, j’ai été interrogée par un juge à Strasbourg pendant sept heures. C’est un des pires moments de ma vie. Quand le mot “victime” était utilisé ce n’était pas moi qu’il désignait, mais la femme de mon père, qui se permet d’exprimer des doutes sur l’inceste. C’était horrible.

Mais maintenant, le film existe, il va être montré, on voit les choses telles qu’elles se sont passées. La procédure qu’elle a déclenchée est une tentative de blanchiment, consistant à effacer le viol commis par mon père, son mari, en le remplaçant par une violation de domicile, parce que j’ai cherché à parler. Ça me rend malade.

Dans une autre scène d’Une famille, tu parles avec ton ex-mari, Claude, d’une scène racontée dans Le Voyage dans l’Est où il sait que tu es dans une chambre à l’étage avec ton père, que l’inceste se reproduit et il n’intervient pas. Est-ce que cet échange n’a été possible que parce qu’il était filmé ? Ou aviez-vous déjà parlé de cela ?

Nous n’avions jamais eu cette discussion. Parfois, bizarrement, quand tu parles de certaines choses difficiles avec des gens que tu connais, on pourrait se demander si ce n’est pas filmé tellement on fait tous attention à ce qu’on dit ! [rires] Alors que quand c’est filmé, comme là, si on a quelque chose à dire, il faut le faire, là, maintenant, parce qu’il n’y aura pas la caméra tout le temps… Si on doit dire quelque chose, là, il faut le faire. Et c’est souvent ce qui se passe.

Quand j’ai appelé Claude pour lui demander s’il accepterait d’être filmé, il a d’abord dit oui, puis s’est désisté. Je n’ai pas insisté. Puis j’ai repensé qu’il avait été lui-même victime d’un viol quand il était très jeune. Je l’ai rappelé en lui demandant si, au moins, il accepterait que je lui pose une question là-dessus. Il a accepté. Mais, pour revenir à votre première question, je dirais que pour que quelque chose qui a toujours été tu entre deux personnes s’exprime, pour que ça puisse advenir devant la caméra, ça demande une concentration extrême.

“Vivre l’inceste, le viol incestueux, ça fait partie des choses tragiques qui ne sont pas vraiment partageables”

Quelque chose est frappant dans les prises de parole des personnes qui apparaissent dans ton film : les gens parlent surtout d’eux-mêmes, de façon très autocentrée. Comme s’il y avait une impossibilité d’entendre l’autre…

Je pense que la culpabilité est plus forte que l’empathie. Et la culpabilité est un sentiment qui a à voir avec le narcissisme. On se lamente de ne pas avoir fait bien, on attend qu’on nous rassure, qu’on nous dise qu’en fait on a fait comme on a pu… Assister à ça, voir se débattre ceux qu’on aime avec leur culpabilité, c’est très dur à vivre. Parce que ça laisse très seul. Mais je pense qu’il ne faut pas trop en vouloir aux gens. Parce que vivre l’inceste, le viol incestueux, ça fait partie des choses tragiques qui ne sont pas vraiment partageables. Pour la plupart des gens, c’est inimaginable, donc pas partageable. C’est terrible, car ça ne permet pas de produire une parole de  fraternité.

Il y a néanmoins dans le film une phrase prononcée par ta fille, Léonore, dont tu dis qu’elle t’avait jusque-là manqué…

Oui. Il faut la laisser découvrir… Mais disons qu’en formulant que ça aurait pu ne pas arriver, elle retire toute responsabilité, toute culpabilité dans le fait que ça me soit arrivé. C’est un accident. Ça veut dire aussi “ça n’aurait pas dû t’arriver”. Autrement dit, elle me redonne ma vraie vie.

“Ça prend un temps fou de se préparer à la séparation avec son enfant. À l’admettre, la vivre, l’accepter”

Le film comporte des images de natures très différentes. On trouve notamment des images enregistrées au caméscope de toi jeune maman au début des années 1990 tenant dans tes bras Léonore, encore bébé. Pourquoi avoir monté ces images du passé ?

Je ne l’ai pas vraiment décidé. Quand j’ai commencé le montage, j’ai apporté ces images à la monteuse à tout hasard, sans trop savoir pourquoi. On les a laissées dans un coin, et puis ça s’est imposé. Ça apporte une part romanesque. Je ne voulais pas réduire le film à une série d’entretiens documentaires qui aurait transformé mon livre, Le Voyage dans l’Est, en une série d’informations plus ou moins romancées. La dimension didactique d’une œuvre, renseigner, être renseigné sur quelque chose, n’est pas ce qui m’intéresse. C’est la base, c’est le minimum syndical de toute écriture, c’est inhérent. De la même manière, le récit, raconter une histoire, est inhérent aussi, mais n’est pas ce qui me motive.

Vivre, voir vivre, reconnaître la vie qu’on vit tous les jours, la reconnaître dans un espace autre, ça j’adore. Ces images d’archives m’ont bouleversée. Je les avais oubliées. On oublie ce qui a été vécu. Ce n’est pas tellement mon propre bonheur que je voyais. C’était le bonheur d’avoir eu cette enfant petite, dans ma vie, au quotidien. J’avais ça. Je ne l’ai plus. Évidemment, ce bonheur-là me saisit quand je revois ces images. Ça prend un temps fou de se préparer à la séparation avec son enfant. À l’admettre, la vivre, l’accepter. Il faut qu’elle le soit, bien sûr. Mais la très grande proximité de la toute petite enfance, c’est quand même un sentiment incomparable.

“Depuis MeToo, parler des agressions qu’on a subies est totalement intégré à ce qu’on peut dire publiquement”

On trouve aussi dans Une famille des extraits de deux émissions de Thierry Ardisson dont tu es l’une des invité·es. On se souvenait de ces extraits comme si c’était hier. Mais en les revoyant, on a l’impression que c’était il y a cent ans. Qu’un tel niveau d’irrespect, de sexisme, d’inconscience des mécanismes d’abus et de domination ne serait plus tout à fait possible aujourd’hui… As-tu aussi ce sentiment ?

Ce qui est certain, c’est que depuis MeToo, parler des agressions qu’on a subies est totalement intégré à ce qu’on peut dire publiquement. Jusque-là c’était inaudible, irrecevable – ou très codifié. Que cette parole soit désormais admise dans l’espace public, je n’avais jamais connu ça, et c’est une très bonne chose pour la société. Mais ce n’est pas si confortable pour soi. Avant, j’en parlais dans des espaces que j’avais trouvés : l’analyse, certaines personnes proches. Mais les moments où je ne pouvais plus en parler permettaient aussi de penser à autre chose. Maintenant j’y pense tout le temps. Même dans les espaces sociaux. Je suis envahie tout le temps. Je ne regrette pas l’époque d’avant, bien sûr, celle où on n’en parlait pas. On en parle, c’est bien, c’est important. Mais aussi très éprouvant. Tu as tout le temps cette saloperie dans la tête, et c’est dur.

“C’est assez frappant de voir à quel point on ne supporte plus Macron et son monde, et les postures d’autorité… On n’en peut plus de la clownerie masculine”

Ce qui se passe aujourd’hui dans le cinéma français avec les prises de parole de Judith Godrèche, Judith Chemla, tout ce qui se joue autour de Gérard Depardieu, tu le suis avec un très vif intérêt ?

Oui, bien sûr. Qu’est-ce qu’on voit ? On mesure avec le recul qu’on a accepté, pendant très longtemps, et au-delà du cinéma, que la société, le monde, ce soit les hommes. Que les réalisateurs soient les hommes. Que les écrivains qui s’internationalisent, ce soit les hommes. Que les écrivains qui racontent des trucs importants sur le monde, ce soit les hommes. Ceux qui ont une vision, de la société, du contemporain, où je ne sais quoi – les hommes… On a vécu là-dedans tout le temps. Je crois que ce qu’on n’avait pas vu, et qu’on commence à voir, c’est la dimension ridicule de la comédie de la masculinité. C’est assez frappant aussi de voir à quel point on ne supporte plus Macron et son monde, et les postures d’autorité… On n’en peut plus de la clownerie masculine. C’est ça qui vacille.

Avant même que tu ne réalises Une famille, le cinéma a accompli un chemin dans ton œuvre. Il a d’abord été l’objet d’une satire sociale dans L’Inceste (1999), avec ce personnage de réalisatrice légèrement moqué, ou encore dans Les Désaxés (2004), dont les personnages principaux sont cinéastes et où se déploie derrière eux tout le petit milieu du cinéma français…

Probablement parce que, par rapport au milieu de l’édition tel que je le connaissais à l’époque où j’écrivais L’Inceste, le cinéma m’est apparu comme une industrie culturelle de luxe. Ce sont des artistes, mais qui constituent une classe sociale un peu particulière. En tout cas pour les plus aisés d’entre eux. Avec une vie et des rites privilégiés, entre les festivals, les liens avec la mode…

Et ensuite tes livres ont été adaptés au cinéma, avec ou sans ton concours : Un amour impossible de Catherine Corsini (2018), Avec amour et acharnement de Claire Denis (2022)… Claire Denis, avec qui tu as écrit aussi le scénario d’Un beau soleil intérieur (2017).

Oui. Il y a eu aussi un ou deux projets qui n’ont pas abouti avec des cinéastes qui m’ont demandé d’écrire pour eux. Au cinéma, je collabore à une œuvre que je ne signe pas mais où je peux apporter des choses qui m’intéressent. Ça concerne souvent les dialogues, le soin apporté à comment les gens parlent. Et à ce qu’ils disent. C’est ce qui me plaît. Ça reste secondaire dans ma vie par rapport aux livres. Mais j’aime bien pour ça. Il y a moins d’enjeu, c’est plus léger.

“Le cinéma m’intéresse forcément, parce que c’est du récit, parce que c’est l’affirmation d’un point de vue sur les choses”

Et en tant que spectatrice, le cinéma est-il quelque chose de secondaire dans ta vie ou de très important ?

Le cinéma m’intéresse forcément, parce que c’est du récit, parce que c’est l’affirmation d’un point de vue sur les choses, et une façon particulière de les montrer. J’aime aussi, au cinéma, que ça puisse toucher tout le monde. Que ce soit une forme à ce point populaire mais qui a donné de très grands artistes et de très grandes œuvres. Et aussi que, la plupart du temps, on voit de quoi les gens parlent lorsqu’ils parlent des films qu’ils ont vus. Avec les livres, c’est moins sûr. Il en sort tellement… Le cinéma reste un espace commun. Souvent je vais voir des films pour ça, pour voir de quoi les gens parlent.

Dans Anatomie d’une chute, j’ai aimé particulièrement un des acteurs, Antoine Reinartz, qui joue l’avocat général. Je l’ai vu aussi dans un autre film récent, Les damnés ne pleurent pas de Fyzal Boulifa. Il y a dans son jeu une intelligence du monde social, une connaissance des archétypes de classe que j’adore et que je trouve incroyables, car il n’a pas peur de les jouer comme s’ils étaient liés à sa propre personne – c’est ça un acteur de cinéma, cet alliage-là.

Est-ce que ton attachement pour certains films a nourri celui que tu as réalisé ?

Le seul film auquel j’ai repensé pour Une famille, c’est Shoah. Pour une raison simple : il fallait juste aller voir les endroits et écouter les gens. Le film, c’est juste ça. C’est la seule chose qu’il fallait pour que le film existe. Shoah m’a permis de me dire que, d’une certaine façon, il n’y avait rien à faire, pas besoin d’écrire… Il suffit d’être là, et de savoir. Savoir, c’est essentiel. Tu ne crées rien. Aucune scène. Tu vas voir. Les lieux. Les gens. Tu ne cherches pas ce qui s’est passé. Tu sais. Mais tu veux montrer comment ça se passe. Comment ça se raconte. Comment ça continue de se passer. Parce que ça n’appartient pas seulement au passé. D’ailleurs, Claude Lanzmann a ajouté à Shoah d’autres films. Il n’a cessé d’en filmer les ramifications.

“Il y a beaucoup de paroles dans ‘Shoah’, c’est saturé de paroles, et donc de silence”

Tu as vu Shoah il y a longtemps ? À l’époque, as-tu mesuré, comme tu viens de le faire, que le film te parlait si personnellement ?

Il nous parle personnellement à tous. Il filme des gens en vie, qui parlent. On sait, et on sent, que ce qu’ils disent est résiduel. Ce sont des traces d’eux-mêmes, de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils peuvent dire. On entend ce qu’on entend, et tout ce qui manque. Il y a beaucoup de paroles dans Shoah, c’est saturé de paroles, et donc de silence. C’est ce qui est extraordinaire, c’est la beauté du cinéma : des gens qui parlent, comment ils parlent, avec quel visage, quels mots, quelle intonation, quelle pensée intérieure, c’est au fond la seule chose qui m’intéresse et que le cinéma parfois arrive à saisir de façon unique.

Dans Shoah, des dizaines de personnes parlent et il n’y en a pas une qui parle pareil. C’est la vie. C’est l’opposé du reportage. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime tellement Le Joli Mai, le film de Chris Marker et Pierre Lhomme [1963]. Là non plus, personne ne parle de la même façon, et pourtant tout le monde est le témoin du même temps – en l’occurrence le début des années 1960 à Paris, près du quartier de la Bourse, ou ailleurs. On voit les choses être et ne plus être en même temps.

Tu as cité deux documentaires. Est-ce que certains films de fiction t’ont autant saisie sur le surgissement de la parole ?

Bien sûr. Je pense à certains films de Bergman. Sonate d’automne, Scènes de la vie conjugale… Mais Scènes de la vie conjugale touche à une zone proche du documentaire. C’est un document exceptionnel sur des gens qui parlent, tout ce qu’on voit lorsque quelqu’un parle, et l’écart intérieur.

Comment perçois-tu la transposition de certains de tes textes à la scène ? Par exemple Stanislas Nordey, qui monte Le Voyage dans l’Est à Strasbourg cet hiver et au Théâtre Nanterre-Amandiers en mars.

Le spectacle de Stanislas Nordey est extraordinaire. Quand je l’ai découvert, je lui ai dit quelque chose qui peut paraître une appréciation minimale, mais qui est très important pour moi : à aucun moment je n’ai été gênée. Rien n’a été interprété. Rien ne m’a été pris. Mais tout a été lu.

Y aura-t-il d’autres films après Une famille ?

J’aimerais bien, oui.

Une famille de Christine Angot (Fr., 2024, 1 h 22). En salle le 20 mars.

Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène Stanislas Nordey, avec Carla Audebaud, Cécile Brune, Claude Duparfait, Charline Grand… Au Théâtre Nanterre-Amandiers, du 1er au 15 mars.

Participation à l’exposition Entre les lignes. Art et littérature, où Christine Angot présente une œuvre cocréée avec l’architecte Patrick Bouchain, au MO.CO., Montpellier, du 2 mars au 19 mai.

Truman Capote vs Gus Van Sant

Il y a de nombreuses façons de disparaître. L’une d’elles, la plus retorse, consiste à le faire en étant omniprésent. Nul doute que Feud : Truman Capote vs the Swans, l’extraordinaire deuxième saison de la série produite par Ryan Murphy, parle essentiellement de disparition(s). La disparition d’un écrivain au profit de son persona public. La disparition d’une œuvre, qui brusquement s’interrompt (après la publication de De sang froid en 1965). La disparition d’une femme (emportée par la maladie et le chagrin), puis d’un homme (emporté par ses addictions et la haine de soi).

L’homme qui filme ce ballet de disparitions est lui-même devenu, depuis pas mal de temps, assez fantomatique : Gus Van Sant, réalisateur de six de ces huit épisodes. Révélation foudroyante du cinéma américain à l’aube des années 1990 (Drugstore Cowboy, My Own Private Idaho), cinéaste révéré successivement par les Oscars (Will Hunting) et Cannes (Palme d’or pour Elephant), celui que la plupart des cinéphiles citaient parmi les plus grands cinéastes du monde pendant toutes les années 2000 s’est comme évaporé.

Pourtant, il n’a jamais cessé de produire : depuis Milk (son dernier grand succès en 2009), il a réalisé quatre longs métrages (l’un assez beau – Promised Land, l’un consternant – Nos souvenirs, deux entre les deux). Il a mis en scène un spectacle musical (sur Andy Warhol – Trouble). Il s’est investi dans trois séries (Boss, When We Rise et maintenant Feud). Et lorsqu’il ne filme pas, il peint.

Paralysie des egos

Gus Van Sant est d’une certaine façon le contraire de Truman Capote. L’un (Truman) voulait occuper tout l’espace (public, mondain, médiatique) comme pour cacher par son omniprésence que son œuvre avait disparu. L’autre (Gus) est au contraire extrêmement productif, mais paraît avoir disparu de son œuvre, enchaînant les projets, parfois les commandes, sans ne plus du tout sembler se soucier que cela constitue une figure générale cohérente, articulée, de bout en bout maîtrisée (en un mot faire œuvre). L’un était paralysé par son désir de chef-d’œuvre, par la peur de ne plus être à la hauteur de l’idée qu’il se faisait d’un roman de Truman Capote après De sang-froid (au point de ne plus pouvoir écrire).

L’autre au contraire semble totalement détaché de lui-même, de ce que fut sa légende de très grand artiste de cinéma, et paraît ne plus viser qu’à devenir un petit artisan sans surmoi. Les symptômes varient, paraissent même contraires, mais GVS a probablement trouvé un écho assez fort à sa propre trajectoire dans cet itinéraire mixte de présence aux autres et d’absence à soi. Probablement pour cela, Feud S2 est ce qu’il a filmé de plus fort depuis presque vingt ans.

Si la série est si bouleversante, c’est qu’elle nous fait retrouver l’un et l’autre. De façon beaucoup plus incarnée que dans les diverses adaptations cinématographiques des années 2000 (celle avec Philip Seymour Hoffman, celle avec Toby Jones…), la série restitue la drôlerie et le tragique de Capote, sa flamboyance et sa génance, sa vulnérabilité et sa cruauté. Mais, elle nous rend aussi Gus Van Sant, dont on retrouve toute la flamme : son éblouissante élégance formelle culminant dans des plans-séquences mobiles ouatés, son goût des gageures formelles et conceptuelles (l’épisode 3 comme un found footage d’un documentaire des frères Miles), son inégalable délicatesse empathique qui rend chaque sujet filmé si aimable et si proche.

Feud : Truman Capote vs the Swans : dernier épisode diffusé sur Canal + le 14 octobre.

Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 13 mars 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !

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