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“L’Homme aux mille visages” : l’enquête de Sonia Kronlund passionne aussi sur grand écran

13 avril 2024 à 07:00

Il se prénomme successivement Alexandre, Richard ou Ricardo. Il est tour à tour brésilien, argentin, portugais. Il se prétend ingénieur, chirurgien… Et surtout, cerise sur son gâteau, il est l’amant de plusieurs femmes que, du Brésil à la Pologne en passant par la France, il abuse par ses identités labyrinthiques et avec qui il aura, pour certaines, des enfants. Sonia Kronlund, qui nous avait enchanté·es avec Nothingwood en 2017, a ramassé les morceaux de cette imposture à l’aune de son propre kaléidoscope.

D’abord un podcast dans l’émission Les Pieds sur terre, sur France Culture, puis un livre chez Grasset cet hiver et, finalement, un documentaire. Comme si tous les moyens du récit et ses métamorphoses – parole, écriture, mise en images – étaient vitaux pour tenter d’épuiser une énigme sidérante, ignoble souvent pour ses proies et, pour partie, désirable, car personne ne peut prétendre qu’il est une seule chose à la fois.

Mentir sa vie, comme le titre d’une chanson de variétés dont Sonia Kronlund orchestrerait le tempo, autant interprète magistrale que choriste timide se disant parfois “morte de trouille”. En ouverture, sonnez hautbois, les faits. Ce type, appelons-le Machin, est un fieffé manipulateur et ses victimes détaillent les entrelacs de roueries sophistiquées qui frôlent l’étranglement. Sur la route d’une randonnée qui, génialement impure, oscille entre le polar et le journal intime, Machin prend peu à peu de la consistance, jusqu’à un empyrée : roi de la nuit aux mille visages, il n’en a plus qu’un, le sien, celui d’un assez beau brun d’une quarantaine d’années, retrouvé et filmé à Cracovie.

Machin est le metteur en scène d’une existence bigger than life où il s’est attribué le premier rôle. Pervers narcissique ? Mythomane ? Ni flic, ni juge, ni psy, Sonia Kronlund ne cherche pas à dompter un secret. À sa fenêtre de conteuse, elle en augmente la saveur romanesque. Pour preuve, son entretien avec Machin où, curieuse et joueuse, elle plonge à son tour dans la fiction, abusant l’abuseur en s’inventant un personnage de reporter pour une émission de la télévision polonaise qui enquêterait sur les cadres sup’ adeptes de jogging. Car Machin est un coureur, dans tous les sens du terme.

Et les femmes de Machin ? Sonia Kronlund est de leur bord, leur cédant la parole, la passant à des actrices quand elles n’eurent pas le désir de paraître à l’écran, et surtout faisant à toutes le don d’un humour fou comme une revanche sur le masculinisme ambiant. “Cours Coco !” est une des ultimes injonctions de cette saga du doute. Si on pose un caméléon sur un tissu écossais, il devient fou. Ou idiot.

L’Homme aux mille visages de Sonia Kronlund (Fr., Pol., 2023, 1 h 30). En salle le 17 avril.

“Laissez-moi” : Jeanne Balibar au sommet dans ce portrait délicat et tendre

17 mars 2024 à 08:00
Laissez Moi

Pour peu qu’on soit fan de Dalida, le titre du premier film de Maxime Rappaz fait écho à l’une de ses chansons : “Laissez-moi aller jusqu’au bout du rêve […] Moi je vis d’amour et de risque/Quand ça ne va pas, je tourne le disque.” De la chanson à la fiction, c’est la même ritournelle : celle d’une femme qui joue sa vie à l’aune de sa liberté.

On la devine de dos, assise dans un train qui grimpe vers des sommets suisses. On ne sait pas encore qu’elle se prénomme Claudine, comme le col, accessoire d’une fausse sagesse. On comprend lorsqu’elle arrive à destination qu’elle n’est pas une touriste innocente mais la passagère d’un transit rituel qui, tous les mardis, la conduit dans un hôtel de haute montagne pour y consommer des rendez-vous expéditifs avec des hommes de hasard. On découvre surtout que c’est Jeanne Balibar qui joue Claudine. Sans elle, le récit ne serait pas aussi intrigant et fantasque.

Laissez-moi est à la fois un documentaire sur ses faits et gestes et une fiction de son comportement. Balibar dans tous ses états : fantôme de Kim Novak dans Vertigo (son chignon), transfuge d’Anouk Aimée dans La Dolce Vita (ses lunettes noires). À mi-chemin : Jeanne de toutes les beautés, pas seulement quand elle est nue, Balibar de toutes les métamorphoses. Sur les sommets, en altitude, une belle de jour qui s’adonne avec ardeur aux aventures de sa sensualité. Dans la vallée, en platitude, une mère célibataire, couturière à domicile, qui veille sur Baptiste, son fils handicapé (Pierre-Antoine Dubey, sublime).

Du haut au bas, de l’exceptionnel au prosaïque, la navette de la narration tisse ses fils, tente de les harmoniser et finit par les embrouiller : Claudine, rompant son pacte, tombe amoureuse d’un de ses fiancés de passage et devra choisir entre sa passion de femme et son dévouement de mère courage.

Si Laissez-moi nous enchante, c’est qu’il invente, au-delà de ce suspense, un conte gorgé de mystères irrésolus. La passion de Baptiste pour Lady Di dont il collectionne les photographies, imite les gestes, le sourire, et prend le deuil, l’action se situant à l’été 1997. Et aussi une litanie de noms de villes (Hambourg, Florence…) qui sont les mots de passe des amants de Claudine. Et surtout, sur fond de sonatines, une ponctuation de paysages (montagnes, barrage, nuages) cadrés comme des poèmes.

Claudine dit de son fils différent : “Il comprend les choses du monde, mais il a sa propre réalité.” Tout de tendresse humaine, Laissez-moi exalte ce modèle de perception qui n’a rien d’un handicap.

 

Laissez-moi de Maxime Rappaz, avec Jeanne Balibar, Pierre-Antoine Dubey (Sui., Fr., Bel., 2023, 1 h 33). En salle le 20 mars.

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