Après une première rétrospective en 2019, le Centre Pompidou remet en lumière le cinéma de Richard Linklater avec la projection des quatre longs métrages qu’il a réalisés depuis.
De genres et formats différents, ces films lui ont offert de nouvelles possibilités pour explorer la “matière-temps” (qui donnait son titre au cycle d’il y a cinq ans), ce qu’il nous a lui-même expliqué : “L’animation, le documentaire, la fiction… Je m’intéresse à toutes les possibilités offertes par le cinéma pour raconter des histoires.” Apollo 10 ½ est une sorte de mise en récit fantaisiste de mes souvenirs d’enfance, tandis qu’Hometown Prison est un essai sur Huntsville au Texas, où j’ai passé mon adolescence. Ce sont des projets personnels, nourris par des éléments biographiques, comme pour partager quelque chose des époques où j’ai vécu.”
Mémoire sensible
Chez Linklater, la réminiscence consiste moins à raconter le passé qu’à saisir la qualité sensible et émotionnelle contenue dans un objet ou un moment fugace. Déjà flagrant dans Everybody Wants Some !! et Apollo 10 ½, où la succession de fragments mémoriels faisait office de narration, cette sensibilité au monde se retrouve dans Hometown Prison, comme en témoigne son retour dans sa maison de jeunesse, où il porte son attention sur le bois du contre-plaqué, resté inchangé pendant des années.
Dès Slacker, son cinéma a ainsi consisté à inventer des formes non-conventionnelles, capables d’extraire quelques moments du court ordinaire du temps pour en saisir la texture particulière : “Il faut toujours affirmer un point de vue très fort sur ce que l’on fait. Les histoires sont partout, mais le travail essentiel du cinéaste c’est de trouver des formes artistiques ou des structures singulières pour leurs histoires.”
Grâce à ses dispositifs, Linklater complexifie notre expérience du temps et la dialectise. Si les personnages subissent cet écoulement inexorable, qui marque les corps entre les films (la trilogie Before) ou entre les séquences (Boyhoodet son tournage étendu sur dix ans), ils peuvent également le suspendre. Pour cela, ils doivent être capables d’investir le temps pour créer des durées singulières, des moments au goût d’éternité – c’est ce que fera par exemple Bernadette (Bernadette a disparu), en quittant son quotidien morose et répétitif pour rejoindre l’Antarctique, territoire de la journée perpétuelle.
Croyez-en ses longues expériences
Dans la lignée de ces expérimentations, Richard Linklater travaille sur un nouveau projet au long-cours, qui reprend en partie la méthode de tournage de Boyhood : “L’idée est de suivre l’amitié de plusieurs personnages évoluant dans le milieu musical de la vingtaine à la quarantaine. C’est en fait assez différent de Boyhood, car il y aura 9 sessions de tournage réparties sur 20 ans.” Un projet monstre que le texan aborde pourtant plutôt sereinement : “Cela me semble être une idée moins folle que Boyhood, car maintenant je sais m’y prendre pour que ce soit crédible. So… Here we go !”. Mais pour l’heure, le cinéaste se concentre sur le tournage à Paris d’un film centré sur de la genèse d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard.
Depuis ses premiers courts métrages, l’œuvre de Laurent Achard a accompagné la vie de ce journal. Nous aimions ses films, nous l’avons souvent rencontré et lui avons donné la parole. Par-delà la stupeur et la vive émotion que provoque sa disparition brutale, à 59 ans (d’un arrêt cardiaque), se mêle un sentiment mixte : le regret, d’une part, qu’un cinéaste aussi doué n’ait pas tourné davantage (seulement trois longs métrages de fiction) et le sentiment, tout de même, que cet archipel où se confondent différents formats (outre les trois longs, quelques courts métrages immenses, ou encore des portraits documentaires de cinéastes pour la télévision) constitue une œuvre importante. Et, in fine, passé le regret de l’avoir imaginée plus profuse, extrêmement accomplie en l’état.
L’enfance en filigrane
“Quelques minutes suffisent pour comprendre que Laurent Achard ne vit et ne respire que pour, à travers et par le cinéma. Il y pense tout le temps, ne cesse d’imaginer la vie des gens qu’il croise…”. Ainsi débutait le portrait que Jean-Baptiste Morain consacrait en 2011 au cinéaste dans Les Inrocks. Il y décrit aussi le peu de goût qu’avait Achard pour les confessions biographiques, le mystère qu’il entretenait sur son enfance dans l’Yonne, sa famille, ses origines. Tout au plus laissait-il entrevoir qu’ils comportaient des failles profondes, dans lesquelles se sont engouffrés ses films. L’enfant est le coeur de son cinéma, l’agent de ses fictions et le vecteur du regard et de la mise en scène.
Et ce dès le court métrage, son second, qui lui vaut une large reconnaissance : Dimanche ou les fantômes, présenté à Cannes en 1994 avant de connaître un parcours jonché de prix en festivals. Revu trente ans après, le film reste miraculeux de maîtrise et de grâce. C’est dimanche, pas n’importe lequel, celui de la fête des mères. Une jeune femme et son fils en profitent pour faire un pique-nique près d’une rivière. Pas loin, un sexagénaire pêche à la ligne. Tout autour, deux comparses inquiétants rôdent.
Le remugle de la nature, le clapotis de la rivière composent une partition faussement édénique et progressivement asphyxiante. Quelque chose de terrible pourrait advenir, s’est peut-être même déjà produit. Et le petit garçon, entre baignades et excursion solitaire dans la forêt, se bat avec des bribes de signes, d’inquiétantes prémonitions. Finalement, seul est mort un poisson rouge. Mais quelque chose d’affreux s’est tramé dans la doublure du réel et y a incrusté ses stigmates.
Et le danger en toile de fond
À Dimanche et les fantômes succède un autre film court, Une odeur de géranium, qui connaît également un beau parcours de festivals ; puis un premier long, tourné en 1998, Plus qu’hier, moins que demain. Le film réorchestre beaucoup d’éléments déjà présents dans les courts, et constitutifs de l’univers de Laurent Achard (la présence d’une rivière, la relation petit frère/grande sœur, le monde ouvrier et rural, l’imminence d’un danger), mais les projette dans une lumière plus solaire.
Dans cette chronique familiale le temps d’un week-end, chaque personnage est porteur de souffrances, d’insatisfactions, de blessures pas cicatrisées, et pourtant le régime de la quotidienneté, une atmosphère pastorale un peu réconfortante embrassent les gerçures de chacun·e et endiguent un peu la noirceur à l’œuvre dans la totalité de l’œuvre.
La noirceur, elle jaillit en geyser dans le film suivant, à nouveau un film court, et même très court, à peine 10 minutes, La Peur, petit chasseur (2004). Dans l’attente du financement de son deuxième long, Achard imagine un film, aussi fulgurant qu’un geste, un coup, un plan unique, d’une puissance scénographique inouïe. Dans ce plan-séquence fixe, on voit en plan large le bout d’une maison, grande baraque de campagne passablement déglinguée, un séchoir à linge, un chien attaché, un enfant prostré.
Quelque chose gronde dans la maison. Ce pourrait être une bête, un ogre, un monstre, ou simplement une effusion spectaculaire de violence patriarcale. La mère entre et sort. L’enfant va et vient devant la maison. L’émetteur de ces ondes de violence reste invisible. Tout le cinéma d’Achard, et de façon paroxystique La Peur, petit chasseur, aménage de complexes tunnels entre le vu et le tu, le hors-champs et l’audible, la matité des images et les arrière-mondes de la bande-son.
Les chocs traumatiques dans son cinéma tiennent souvent non pas à ce qui a été vu, mais à ce qui a été entendu, ce qui s’est soustrait au regard (les plans, chez Achard, sont faits des fentes, chicanes, portes semi-closes, de trous de serrure et de systèmes de caches), mais déferle jusqu’à l’oreille. De fait, la puissance de suggestion auditive de La Peur, petit chasseur est simplement terrassante.
Un naturalisme angoissant
Le dernier des fous (second long, 2006) prolonge le climat de terreur du précédent film court. Il pourrait se dérouler dans la même maison, une grande bâtisse rurale peuplée par une famille d’agriculteurs. Cette fois, c’est la mère qui est clouée dans sa chambre, souffrante, soumise à d’infinies douleurs physiques et psychiques, et dont les hurlements résonnent dans ce palais trop grand. Le dernier des fils traine dans les couloirs, avance en tapinois, voyeur compulsif des petits arrangements de la vie des grands.
Quelque chose du naturalisme brutal de Pialat, dans sa veine la plus paysanne (La Maison des bois) transite ici pour se réorienter vers des zones plus mentales, celles de l’horreur pure, désamarrée de tout, invasive et qui affecte tout façon Lynch de Lost Highway. Le regard fixe d’une mère aliénée sur son plus jeune fils, la dureté laissant peu à peu la place à un demi-sourire énigmatique, une main qu’on plonge dans une casserole de confiture bouillante pour que la douleur physique se substitue à la torture morale, un baiser entre jeunes hommes entraperçu par un enfant dans le sous-sol d’une étable, Annie Cordy figée en aïeule stoïque et menaçante : le film imprime, scène après scène, des images frappantes, des scènes primitives – comme si chaque plan émergeait des tréfonds d’un puits sans fond de l’inconscient.
De l’agneau au loup
À l’enfant inquiet de Dimanche ou les fantômes répond l’enfant inquiétant du Dernier des fous. Qui n’est lui-même qu’au seuil d’une métamorphose de l’agneau en loup, accomplie avec Dernière séance (2011), son dernier long métrage de fiction. Avec sa mine angélique, Pascal Cervo (acteur fétiche d’Achard, présent dans les trois longs) incarne un serial killer aussi démoniaque que superficiellement doux, accomplissant dans la nuit des féminicides à l’arme blanche. Le film, presque asphyxiant de charge ténébreuse, noue des liens entre les images mentales de traumatismes enfantins et les images-souvenirs déposées par le cinéma dans le psychisme détraqué d’un fétichiste cinéphile. Le film est un échec public.
On ne soupçonnait pas néanmoins, malgré son titre terminal (l’adjectif « dernier » se trouve dans deux titres sur trois de ses films de fiction), qu’il n’y en aurait pas d’autres à destination des salles. Confronté à des difficultés de production, de financement, et aussi à ses propres empêchements, Laurent Achard ne pourra concrétiser aucun des différents projets qu’il a porté par la suite pour le cinéma. La télévision (Ciné +) lui permettra en revanche, d’ajouter à son œuvre une série de portraits de cinéastes admirés (Paul Vecchiali, Jean-Claude Brisseau, Patricia Mazuy, Jean-François Stévenin, et il terminait un film sur Léos Carax).
Maintenant qu’on sait l’œuvre clos, qu’il nous faut cesser de rêver à ses prolongements, on ne peut qu’espérer que diverses initiatives (réédition DVD et Blu-Ray, rétrospective en salles, diffusion sur les plateformes) la rendent visible dans sa globalité et permettent d’en mesurer la force et la cohérence.
Quels éléments t’ont attirée dans le projet de Laissez-moi ?
Jeanne Balibar – J’ai beaucoup aimé le scénario et décidé de faire le film dès sa lecture. Pour trois raisons. La première tenait au sujet, à ce qu’il montre de l’irréconciabilité de deux facettes du personnage : sa vie de mère d’une part, et toute autre forme de vie en dehors de ce rôle de mère. Je peux y projeter des choses très personnelles. Ensuite, il y avait les qualités d’écriture propres au scénario de Maxime Rappaz, sa finesse, sa sensibilité, qui m’ont beaucoup touchée. Et enfin, dès la lecture du scénario, j’ai compris que le film proposait une sorte de variation sur Jeanne Dielmande Chantal Akerman. C’est un film extrêmement important pour moi et j’ai senti qu’il en était de même pour Maxime. L’idée de composer une sorte de Jeanne Dielman d’aujourd’hui m’a attirée.
Delphine Seyrig est une actrice très importante pour toi. Elle est au centre d’un spectacle que tu as écrit, mis en scène et interprété, Les Historiennes. Est-ce la première fois que tu penses à elle en interprétant son personnage ?
Non, ça m’est déjà arrivé. D’abord dans Va savoir de Jacques Rivette, dans une scène avec Bruno Todeschini où je découvre une bague dissimulée dans de la farine. L’écriture de la scène m’évoquait celle de Baisers volés de François Truffaut où Delphine Seyrig rejoint Jean-Pierre Léaud, et je me suis un peu inspirée de la façon dont elle l’interprétait pour le film de Jacques [Rivette]. L’autre souvenir qui me revient très clairement, c’est Barbara. Avec Mathieu [Amalric], nous avions décidé d’inviter d’autres modèles que Barbara dans la composition du personnage, car nous avions lu une interview d’elle où elle disait “Je suis toutes les femmes”. Lors de la mise en place d’une scène, l’idée de m’inspirer aussi de Delphine Seyrig m’a traversée.
Laissez-moi évoque très précisément Jeanne Dielman dans de nombreux aspects – sa construction, la relation mère/fils, la lecture de lettres… – , mais ton interprétation ne paraît pas se caler de façon mimétique sur celle de Delphine Seyrig.
Il y a des références très précises choisies par Maxime, comme ce petit tablier bleu qu’elle porte dans les scènes de travail. Mais comme le film prend en charge le souvenir de celui de Chantal Akerman, je n’avais pas envie de souligner cet aspect dans mon jeu et j’ai plutôt pris le contrepied sciemment.
Laissez-moi reprend des situations deJeanne Dielman mais les transpose dans un espace montagneux grand ouvert, aux antipodes du huis clos en appartement.
Oui, mais ca ne modifie pas la situation d’enfermement du personnage. La fin est également plus ouverte, moins tranchée que celle de Jeanne Dielman. Une fin plus ouverte, une prison plus vaste, voilà ce qui a été gagné dans les 50 ans qui nous séparent du film de Chantal Akerman… (Sourire)
“Ça peut être très amusant à interpréter, des personnages loin de soi”
Le film est marqué par une sorte de retenue dans l’expression des émotions des personnages, quelque chose de très feutré. Cela culmine dans une scène vers la fin du film où ton personnage est ravagé par une crise d’angoisse et de panique, mais qui s’exprime dans le silence. Comment avez-vous travaillé cette direction ?
Ce choix appartient bien sûr à Maxime [Rappaz] et est assez en accord avec ce qu’il dégage personnellement dans la vie. Moi, j’avais l’intuition qu’un des risques du film pouvait être qu’il soit un peu trop cadré, un peu en danger de formalisme. Alors j’ai essayé de varier les intensités de jeu selon les prises, de proposer des choses très retenues mais aussi plus extraverties pour qu’il puisse disposer de toute une palette.
Tu disais reconnaître des choses personnelles dans le personnage de Laissez-moi. Pourrais-tu distinguer parmi les personnages que tu as interprétés ceux qui te sont proches et ceux qui te sont éloignés ?
Oui bien sûr. Mais comme j’ai un esprit d’escalier, cela ne me viendra pas forcément tout de suite… (Rires) Disons par exemple que la jeune femme que j’interprète dans J’ai horreur de l’amour de Laurence Ferreira Barbosa m’était extrêmement proche. Aussi proche que la mère de Laissez-moi. Je me sens très proche aussi de la duchesse de Langeais telle qu’elle apparaît dans Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette. À l’inverse, le personnage que j’interprétais dans le premier film de Bruno Podalydès, Dieu seul me voit, me semblait loin de moi. Mais ça peut être très amusant à interpréter, des personnages loin de soi. Le personnage de Barbara aussi était très éloigné de moi. Et pour un nombre significatif d’autres personnages, ça se situe entre les deux.
As-tu le sentiment que beaucoup de cinéastes qui viennent vers toi le font en cherchant des aspects de toi vus dans des films précédents ? Peux-tu identifier cette image de toi ?
Oui bien sûr, mais c’est le cas pour la plupart des actrices. Il y a un sillon qui va de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996) d’Arnaud Desplechin à Boléro (2024) d’Anne Fontaine, fait de personnages fantasques, un peu extravagants. Mais si je dois me battre contre quelque chose, c’est plutôt contre moi-même, car c’est moi qui spontanément propose toujours un peu comme une carapace ce type de fantaisie décalée. Si je devais identifier des endroits de manque dans les propositions que je reçois, je dirais la diversité sociale. Il y a dans mon histoire familiale un lien avec la classe ouvrière qu’on m’a rarement permis d’explorer. Je le regrette. J’ai souvent eu aussi à interpréter des personnages marqués par une certaine forme de cruauté, de dureté ou de bizarrerie et on ne m’a pas beaucoup imaginée en girl next door. (Rires)
D’une certaine façon, dans Fin août, début septembre (1999) d’Olivier Assayas, non ?
Oui c’est vrai. C’était une fille sympathique, attachante, assez normale.
Est-ce que le théâtre t’a permis d’explorer des territoires de jeu différents, peut-être plus vastes ? Je pense notamment aux mises en scène de Frank Castorf (La Dame aux camélias, Bajazet en France et neuf autres spectacles en Allemagne), où tes performances tenaient presque d’une forme d’exploit sportif…
C’est vrai qu’il y avait une dimension d’épreuve puisque je jouais en allemand, qu’il était parfois difficile de comprendre ce que disaient mes partenaires, qu’il y avait des quantités de textes à assimiler pour des spectacles très longs… Mais au-delà de cette dimension qui en effet pouvait tenir de l’exploit sportif, ce qui m’intéressait surtout, c’étaient les endroits de jeu où m’emmenaient ces pièces. Je crois que j’ai atteint dans les mises en scène de Castorf une intensité que je n’avais pas atteinte ailleurs. Je dirais aussi que le théâtre de Castorf m’a fortement sexualisée, ce que le cinéma a assez peu fait, sauf peut-être Ilan Duran Cohen dans Le Plaisir de chanter (2008)…
Récemment, tu as écrit sur ton compte Instagram un texte sur Jacques Rivette et le sentiment de sécurité dans lequel tu as pu travailler sur ses films.
Oui parce que j’ai été frappée par la façon dont le nom de Rivette a pu revenir récemment : dans le discours aux César de Judith Godrèche, des propos de Marianne Denicourt, un texte d’Hélène Frappat, un article de Jean Narboni… Ca m’a fait plaisir de voir revenir la figure de Rivette dans ce moment-là, car c’est vrai qu’avec lui, on se sentait très en sécurité. Pas seulement sur la question des violences sexuelles et sexistes. Hélène Frappat citait une phrase de lui parlant de “la crapulerie” du milieu du cinéma. On se sentait protégé d’une forme de compromission lorsqu’on travaillait avec lui, et aussi avec sa productrice Martine Marignac. Parce que parfois, on peut tourner avec un cinéaste avec lequel on se sent à l’abri, mais pas forcément avec son producteur qui pouvait ne pas être irréprochable.
Comment perçois-tu les prises de paroles d’actrices qui ont récemment dénoncé les abus et les violences propres au milieu du cinéma ?
Tout ça me plonge dans une grande détresse. Je suis très frappée par le sens de la formule de Judith Godrèche. Qu’on retrouve d’ailleurs dans sa série, dont certaines scènes sont très frappantes du point de vue de l’écriture. Une expression qu’elle a utilisée, “J’ai repeint la chambre en rose pendant des années”, me parle vraiment. Beaucoup d’actrices ont repeint la chambre en rose pendant des années. Lorsqu’on arrête de repeindre en rose, ce qui est très dur, c’est ce qu’on est obligé de regarder en face. La difficulté est de ne pas alors tout repeindre en noir.
Les femmes de ma génération peuvent avoir le sentiment de subir une octuple peine, car nous avons subi des choses épouvantables, qui n’ont pas toujours été jusqu’au viol, mais presque toujours. On a subi, on a aussi été témoins, on s’est tues, jusqu’où a-t-on été obligées d’être parfois complices ? La colère que cela provoque est aussi une peine qu’on subit. À chaque résurgence d’un témoignage, on est submergé par l’impression d’avoir passé toute sa vie dans un cloaque. Et si en plus il faut invalider toute notre vie, on ne sait plus comment faire. La seule chose qui me console, c’est que si on n’était pas amenées depuis sept ou huit ans à affronter ça, à le regarder de plus près, on serait sans doute encore plus malheureuses aujourd’hui.
Le cinéma t’a-t-il paru dès tes débuts comme un lieu particulièrement fort de domination masculine ?
Je me souviens du Festival de Cannes où nous présentions Comment je me suis disputé. J’avais l’impression de me retrouver face à une horrible muraille, même une forteresse, d’hommes. Je veux garder vivante en moi la beauté de ce souvenir : un premier film, vu, aimé, commenté, en Compétition à Cannes. Mais, en haut des marches, Gilles Jacob n’était entouré que d’hommes. Sur les côtés, les photographes hurlants n’étaient que des hommes. Sur les marches, les hommes avaient les rôles principaux, le producteur, le cinéaste, l’acteur principal. Et les journalistes qui nous interviewaient n’étaient que des hommes, souvent en bandes, qui se piquaient de nous expliquer ce que nous avions fait. Comme en plus en coulisses, hystérie masculine, alcool et conjugalités aidant, ce n’était pas jojo non plus, on peut dire que nous les filles, on comprenait tout de suite dans quel monde on mettait les pieds. Ou plutôt, au contraire, on était obligées de surtout refouler un maximum, et dare-dare, pour pouvoir continuer.
“Quand j’étais une jeune actrice, cela ne me venait pas à l’esprit de porter plainte”
As-tu pu avoir le sentiment que le cinéma d’art et d’essai était marqué par un sexisme plus fort encore que le cinéma plus mainstream, tourné vers le marché ?
Je ne dirais pas du tout ça. En revanche, je dirais qu’il se présentait comme n’étant pas sexiste. Alors qu’il l’était tout autant, se conduisait tout aussi mal. Généralement, les actrices qui parlent dénoncent les choses les plus graves. Des abus sur des jeunes filles mineures. Des situations d’emprise extrêmement violentes. Celles qui ont affronté un degré de gravité en-dessous ne parlent pas. Quand j’étais une jeune actrice, cela ne me venait pas à l’esprit de porter plainte. Et probablement que si je l’avais envisagé, je ne l’aurais pas fait par peur de ne plus travailler.
Tu as travaillé avec un certain nombre de réalisatrices. As-tu observé qu’elles ont dû faire face à davantage d’embûches que des réalisateurs ?
Quand j’ai débuté dans le cinéma au milieu des années 1990, une génération de réalisatrices est arrivée simultanément. C’était inédit. À l’époque, je me souviens m’être dit que c’était génial, ça me rappelait les romancières anglaises du XIXe siècle. Le féminin s’emparait d’un art. Mais j’ai constaté pendant toutes ces années qu’elles avaient la tâche beaucoup plus difficile que les hommes qui avaient commencé à travailler en même temps. Eux, au bout de deux bons films, ont eu leur rond de serviette et ça roulait à peu près. Elles non, à qualités cinématographiques égales. Elles ont dû se battre tout le temps. Certaines ont disparu en chemin. Sophie Fillières n’est plus là pour en parler, mais les difficultés qu’elle et ses pairs ont affronté ou affrontent encore sont un vrai scandale. Peut-être que ces dernières années, les choses ont évolué, grâce à quelques grands succès de films réalisés par des femmes et à la reconnaissance obtenue dans des festivals internationaux.
Dans ce moment de détresse que tu te décrivais, qu’est-ce qui te fait du bien?
Pour toujours, ce qui continuera à me faire du bien, c’est la fiction, la représentation, les grands films. Comme spectatrice ou en essayant d’en faire. Les grandes œuvres d’art où je sens quelque chose qui est ouvert au trouble, à l’indéfinissable. Quand le geste d’un personnage, ou un plan où apparaît un nuage d’indécision. C’est là que je me dis que premièrement, c’est du grand art, et que deuxièmement, c’est ça qui m’aide à vivre. Pour l’éternité, c’est à ça que je croirai. Je ne sais rien d’Ozu ou de Satyajit Ray, mais dans certains de leurs films, il y a des plans où tout d’un coup le ciel s’ouvre au-dessus de ma tête. Je pense aussi à un film de Ford, Le massacre de Fort-Appache, où à la fin, une poignée d’hommes en cercle est exterminée dans un canyon et de la poussière se lève. Quand je vois ce nuage de poussière, le ciel s’ouvre au dessus de ma tête.
Laissez-moi de Maxime Rappaz, avec Jeanne Balibar, Thomas Sarbacher. En salle.