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“The Loop”, l’album aux boucles d’or soul de Jordan Rakei

Par : Alexis Hache
6 mai 2024 à 13:08

La carrière de Jordan Rakei a pris un sérieux tournant l’année dernière. Hébergé chez les pourvoyeurs d’électronique aventureuse de Ninja Tune depuis 2017 et son deuxième album, Wallflower, le multi-instrumentiste a signé en octobre dernier un contrat longue durée chez Decca Records. Un changement de dimension mérité qui déteint sur The Loop, cinquième album ambitieux pour lequel Rakei s’offre des arrangements orchestraux et choraux dignes des grandes productions soul passées.

Cette nouvelle approche pourrait effrayer les fans de la première heure, mais qu’ils et elles soient immédiatement rassuré·es : Jordan Rakei reste un orfèvre hors pair lorsqu’il s’agit de polir ce son reconnaissable entre mille, mélange de soul et de R&B donc, mais aussi de jazz et de musique électronique, avec comme étendard majeur cette voix capable, sur Freedom ou Hopes and Dreams, d’aller caresser des aigus soyeux, comme Marvin Gaye en son temps.

Soul chorale, groove et émotions

Le londonien d’adoption voulait justement recentrer sa musique autour de cette voix si pure, et pourtant déjà au centre de ses précédents albums, mais ce qui saute aux oreilles, ce sont surtout les chœurs, qui rayonnent comme dans une église de Harlem (Learning, dont les arrangements évoquent Kamasi Washington et Stevie Wonder) ou fournissent à Rakei un tremplin moelleux à ses lumineuses envolées (Royal, Cages). Le groove est comme toujours en bonne place, porté notamment par la batterie du prodige Raghav Mehrotra dont l’association avec Ernesto Marichales aux percussions fait des merveilles (Trust).

Les moments mémorables ne manquent pas (Flowers, la transe soul de State of Mind, Miracle qui porte si bien son titre), mais c’est sans doute A Little Life en conclusion de ce nouveau chapitre, qui touche le plus. Émouvante réflexion sur l’enfance, le mariage et la paternité, le morceau dévoile l’une des facettes de Jordan Rakei que l’on préfère, lorsque l’introspection la plus intime rencontre son élégance naturelle à tisser des mélodies suspendues entre ciel et terre.

The Loop de Jordan Rakei (Decca Records/Universal). Sortie le 10 mai. En concert le 24 septembre à l’Élysée-Montmartre, Paris.

“Sans Cœur” : un premier film entre décor de rêve et dureté sociale

9 avril 2024 à 15:09

Une semaine après le lumineux et mélancolique Il pleut dans la maison, un autre premier film s’empare de l’été comme motif privilégié des rituels adolescents et révélateur des inégalités sociales. Nous sommes en 1996, au nord du Brésil.

Tamara, jeune fille blanche, vit ses derniers instants d’âge tendre avant de s’envoler pour Brasília. Sans Cœur, elle, jeune fille noire, vendeuse de poisson, dont la cicatrice gravée au milieu du torse lui a valu son surnom, n’a d’autre horizon que celui des sublimes plages d’Alagoas. Cette nature polymorphe offre à la cheffe opératrice, Evgenia Alexandrova, une matière inépuisable, riche en visions hallucinées (ce plan tableau où le noir profond des écorces d’arbres est rompu par la couleur des vêtements des ados comme suspendus dans les airs).

C’est sur cette dissonance entre l’impressionnante beauté cinégénique d’un paysage et la dure réalité économique et sociale d’un pays, entre deux existences opposées que seule l’enfance permet encore de rapprocher, entre la projection vers le futur et la fixité du déterminisme, que Sans Cœur organise les enjeux de son récit à double fond, intime et collectif. Lucrecia Martel, Alice Rohrwacher mais aussi Elena López Riera et son beau premier long métrage El Agua ne sont jamais bien loin de la terre sauvage, usée, au bord de l’abandon de Sans Cœur et de ses accents fantastiques.

Comme un pays imaginaire

Le film, réalisé en binôme par Nara Normande et Tião, déjà auteur·rices d’un court proche du même nom, prend en charge avec beaucoup d’attention chaque protagoniste de sa bande d’enfants perdu·es et chahuteur·ses, comme rescapé·es d’un Peter Pan où le pays imaginaire se serait transformé en une luxueuse villa squattée le temps d’une après-midi.

Savoir regarder la singularité de chacun·e tout en observant le mouvement du groupe, telle est la plus éclatante réussite du film et ce qui fait aussi sa fragilité quand il tente de se resserrer sur une histoire d’amour naissante. Une scène en particulier de fête en extérieur, à l’exécution virtuose, qui se solde par une agression homophobe, résume à merveille cet idéal choral et la menace imminente de son éclatement.

C’est ainsi que Sans Cœur finit progressivement par s’entendre comme le chant de ralliement de celles et ceux dont le genre, la sexualité, la couleur de peau, le rang social font stigmates, marques à vif accrochées à la chair. 

Sans Cœur, de Nara Normande et Tiaõ, avec Maya de Vicq, Eduarda Samara (Br., 1h31). En salle le 10 avril.

Avec “Rosalie”, Stéphanie Di Giusto continue son exploration du féminin

9 avril 2024 à 13:24

Le second long métrage de Stéphanie Di Giusto arrive à une époque où les femmes à barbe n’ont plus l’exotisme sulfureux, sexiste et discriminant d’un autre temps. La figure est même devenue une familiarité, un canon (politique) pour performance ou concours de beauté, grâce, entre autres, à l’émission RuPaul’s Drag Race – les merveilleuses drag queens La Big Berta et Piche en étant les dignes représentantes en France.

C’est avec cette même apparente banalité branchée au contemporain, ce refus de surplomb victimaire et de sensationnalisme que Stéphanie Di Giusto a la bonne idée de filmer sa Rosalie, jeune fille mariée de force à un vieux tenancier (Benoît Magimel) en 1870. Celle-ci est incarnée par Nadia Tereszkiewicz, impressionnante, capable de se tirer avec une aisance déconcertante de tous les pièges attendus (le risque du personnage supplicié) pour lui préférer une sorte de spontanéité, de candeur très réfléchie.

Changer le freak en beau

Son secret, inspiré de la vie de la véritable Clémentine Delait, est celui d’avoir une pilosité importante. Plutôt que de s’en cacher et de devenir un phénomène de cirque épié et moqué, elle décide d’en faire son atout, financier, et bientôt érotique. Rosalie conscientise le risque de se montrer ainsi à une clientèle aux intentions inconnues, mais décide de le prendre. La scène qui la voit descendre les escaliers de la bâtisse, comme une actrice arrivant sur scène, pour se montrer telle qu’elle est, catalyse ce que réussit le mieux le film dans ce subtil déplacement des regards et des réactions, étonnement bienveillantes, portés sur son personnage principal en pleine acceptation de son corps.

Si la mise en scène de Stéphanie Di Giusto, fébrile et corsetée, ne parvient pas à rendre compte pleinement du rayonnement de Rosalie, qui hélas finira par consentir ce contre quoi il s’était prémuni (un dénouement de martyr), la cinéaste confirme son attrait pour une réjouissante exploration et réinvention du féminin, en partie libéré de l’autoritarisme de la binarité.

Avec La Danseuse, libre biopic consacré à Loïe Fuller – célèbre pour ses danses serpentines et leurs amples mouvements aériens rendus possibles par des prothèses de bois cousues dans ses manches –, et Rosalie, Stéphanie Di Giusto aura dépeint deux super-héroïnes (légendaires), en surpuissance d’attributs, changé le freak en beau. 

Rosalie, de Stéphanie Di Giusto, avec Nadia Tereszkiewicz, Benoît Magimel, Benjamin Biolay. En salle le 10 avril.

“La Malédiction : L’Origine” : un film d’horreur convenu mais qui a le mérite d’aborder l’avortement

Par : Léo Moser
9 avril 2024 à 09:24

Hasard calendaire ou tendance de fond ? À trois semaines d’intervalle seront sortis deux films d’horreur curieusement voisins, filant, consciemment ou non, la même métaphore. Après Immaculée, honnête série B de Micheal Mohan dans laquelle Sydney Sweeney incarnait une religieuse américaine prise au piège d’un couvent italien parfaitement diabolique, place à La Malédiction : L’Origine.

Dans ce préquel de la franchise horrifique La Malédiction (initiée en 1976 par Richard Donner), une jeune religieuse anglaise (Nell Tiger Free, vue dans Servant) est envoyée à Rome en qualité de nonne et se retrouve au cœur d’une sinistre conspiration, ici encore parfaitement diabolique.

Deux films qui investissent certes le sous-genre très codifié de la nunsploitation, mais qui ont plus en commun que ce simple lignage bis. Car chacun à leur manière (plus ou moins souterraine), ils abordent la question de l’avortement par le prisme de l’horreur, et font de grossesses non souhaitées et, par extension, de la liberté des femmes à disposer de leur corps et de leur fertilité une expérience horrifique éprouvante, à la terminaison dosée en hémoglobine.

Des femmes qui veulent disposer de leur corps

Immaculée conception fallacieusement orchestrée par des curetons reconvertis laborantins fous dans Immaculée, ou fruit d’expérimentations pas moins détraquées dans La Malédiction, visant à donner naissance à l’Antéchrist, les deux héroïnes se retrouvent enceintes contre leur gré, portant en elles une abomination semée par des fanatiques pour lesquels elles ne sont qu’un corps.

Au gré de scènes finales sensiblement dissemblables mais toutes deux très pro-choice, les deux longs mettent en scène un avortement symbolique (très frontal dans Immaculée, plus suggéré dans La Malédiction), qui solde le chemin de croix de femmes cherchant à disposer librement de leur corps.

Dans l’air du temps

Passé cette juxtaposition, qui réinsuffle au cinéma d’horreur sa charge subversive et politique, La Malédiction : L’Origine parvient assez habilement à déjouer le piège de la muséification qui guette ordinairement les suites tardives (en l’occurrence, ici, un préquel) de classiques du cinéma d’épouvante (cf. le désastreux L’Exorciste : Dévotion, sorti l’an dernier), et évite le simple hommage servile au film de 1976.

Hélas, son intérêt tient surtout à la parabole exprimée plus haut, tant le reste du film s’avère convenu, empilant sans véritable conviction visions horrifiques ressassées et jumpscares tristement prévisibles. On préférera retenir son versant parabolique, visiblement dans l’air du temps, à l’heure où l’accès à l’avortement a été sévérement restreint, voire est devenu illégal, dans une vingtaine d’États américains.

La Malédiction : L’Origine, d’Arkasha Stevenson, avec Nell Tiger Free, Bill Nighy, Sônia Braga. En salle le 10 avril.

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